Peut-on rester impassible quand son peuple s’entre-déchire, s’invective à grands coups de joutes verbales et autres insultes se référant à l’arbre généalogique de tel, ou à la condition sociale de telle autre entité ? Tantôt ce sont les « griots » qui sont indexés, tantôt les « forgerons », et quant aux Haratines, c’est une constance que d’être traités de moins que rien… Comme si le 28 Novembre 1960, jour de notre indépendance, la République, de surcroît islamique, qui devrait pourtant garantir l’égalité des droits, n’avait pas été proclamée et que le concept de citoyenneté n’avait été qu’un leurre. Il est impératif de rappeler que depuis ce fameux 28 Novembre 1960, ne sont forgerons, griots, ou esclaves que ceux qui le veulent ou ceux, peu éduqués, ignorant leurs droits inaliénables devant toutes les juridictions nationales et internationales. À moins que les moules qui leur ont été attribués par la société où ils vivent ne leur donnent entière satisfaction. Certes, il arrive que des chaînes invisibles servent de freins à toute idée salvatrice car ceux qui profitent de cette déplorable, voire anachronique, situation n’encouragent pas au changement des mentalités rétrogrades. Il arrive aussi que le maître, son esclave ou son forgeron soient emportés par le même ouragan de l’ignorance. La dialectique élaborée par le philosophe allemand Hegel, précurseur du grand théoricien du matérialisme historique, Karl Marx, nous enseigne à cet égard l’ambiguïté du rapport entre la dépendance formelle (chez l’esclave) et de la dépendance matérielle (chez le maître). Autrement dit, si l’esclave dépend de son maître, autant le maître ne peut se passer de son esclave. C’est ainsi que la stratification de la société mauritanienne traditionnelle perpétue en elle-même les bourgeons de sa longévité. Les vieilles traditions, surtout les nôtres qui évoluent dans un milieu peu enclin à la modernité, ont la peau dure, tant il est difficile de balayer d’un coup de baguette le naturel existant. Et l’habitude n’en est-il un second ? Même la construction, au 20ème siècle, de l’esprit scientifique s’est heurtée à ce que le brillantissime philosophe Gaston Bachelard appelait « l’obstacle épistémologique ». C’est en procédant surtout à la « psychanalyse de la connaissance », après celle de la conscience avec Sigmund Freud, que l’homme s’est débarrassé des vieilles contingences issues de l’émotion, de l’intuition, de la phénoménologie et, surtout, de la connaissance empirique, populaire, au profit de son homologue scientifique, rationnelle. Cette rigoureuse démarche scientifique ne pourrait-elle pas être appliquée à nos sociétés « figées » dans le temps depuis la glorieuse Koumbi Saleh ?
Notre Histoire parle d’elle-même. Nous n’avons pas besoin de vestiges, encore moins de fouilles archéologiques recourant à l’isotope du « carbone 14 ». Notre passé est encore bel et bien…présent et l’espace géographique où nous évoluions et continuons d’évoluer est limité car lui-même bel et bien…délimité. Nous sommes toujours le trait d’union entre l’Afrique blanche et l’Afrique noire. Noirs, nous appartenons à l’ensemble Mandingue, lui-même dérivé du vieil empire Soninké du Ghana, ou encore issus de l’ensemble Peul dont sont dérivés les Hal pulaar du Fouta et les Walo-Walo de Mauritanie. Les Soninké furent les premiers habitants de l’actuelle Mauritanie, en tout cas dans ses sphères centrale et australe. Chinguetti est un terme soninké, très connu, surtout en Orient, depuis plus d’un millénaire.
Blancs et donc arabo-berbères, nous constituons un mélange entre les Sanhaja venant d’Afrique du Nord, qui repoussèrent (la sécheresse aidant) les Soninké vers le Sud jusqu’aux frontières malienne et sénégalaise actuelles. L’arrivée des Arabes Beni Hassan, vers le 13èmesiècle, ne changea pas l’organisation sociale des populations, hormis l’instauration du système des émirats et la prépondérance de la langue arabe. Le système des castes existait déjà en pays soninké. Les griots maures feront l’exception, ces derniers n’apparaissant qu’avec l’arrivée des Beni Hassan. Un adage maure ne dit-il pas que « le griot ne peut-être l’ami du marabout » ? Les griots sont les amis des guerriers, ils les poussent à aller au « casse-pipe » lors de nombreuses batailles intestines. Sans les griots pour les galvaniser, beaucoup de guerriers se seraient cachés sous les « varou » (couverture en peau de bête), ou auraient manqué au retentissement du « tbal » (tambour) appelant à la guerre.
Pour dire vrai, la notion de forgeron est une « invention » des Soninkéet celle de griot une autre des Mandingues, peuple à cheval entre le Mali et l’actuelle Guinée-Conakry, avant de se propager en Gambie, Guinée-Bissau, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Sierra Léone et Nord du Sénégal. Les Maures n’ont fait que « copier ».
Le forgeron, « invention » Soninké
Après la chute de l’empire du Ghana, un chef sarakolé ou soninké (c’est pareil), fonda, dans la région de Koulikoro au Mali actuel, le royaume du Sosso, sous la dynastie des Diansso qui régna jusque vers l’an 1180. À cette époque, les Kanté, clan de forgerons animistes et hostiles à l’islam, dominent la région. Un patriarche nommé Sosoé Kémoko tente alors d’unifier le Sosso et le Kaniaga. Son fils, le célèbre Soumaoro Kanté ou Soumangourou (pour les Français), lui succède en 1200 et fait régner la terreur. Tout-à-la fois la fois craint et haï, ce roi-sorcier fut vaincu par Soundiata Keïta en 1235 à Kirina, près du même Koulikoro. Cette date marque le début du lynchage de la caste des forgerons. Il n’a pas cessé. Au contraire, la malédiction s’accentua lorsque l’empire du Mali étendit son influence sur toute la sous-région, Sud et le Sud-est mauritaniens compris. S’il y a des maures blancs forgerons aujourd’hui en Mauritanie, c’est à cause de notre proximité avec les Soninkés, d’abord, et le Mali ensuite. L’idée selon laquelle les forgerons seraient descendants de juifs n’est qu’une théorie mensongère, abjecte et d’une ignorance intolérable. À l’origine, un forgeron est un maure, blanc ou noir. Mais c’est surtout un métier, pas une lignée de père en fils. Il est temps que cesse cette lobotomisation d’une importante frange de notre société, qui perdure depuis 1235. On naît libre et l’on peut devenir forgeron, si on le veut. C’est juste un métier. Être forgeron en pays maure commence à devenir aussi affligeant qu’en pays soninké à l’origine du concept qui relevait plutôt, au début du 12èmesiècle, du génie et de l’acquisition de savoir-faire, avant qu’une campagne sordide ne se dresse contre eux au siècle suivant.
Le griot, « invention » mandingue (Mali)
Si le premier forgeron fut un soninké, l’ancêtre des griots est mandingue. Le plus célèbre, selon l’épopée, s’appelait Balla Fasséké Kouyaté. Il était le griot de Naré Famakan Keïta, le père de Soundiata, vainqueur du roi du Sosso, l’invincible Soumaoro Kanté, lors de la bataille de Kirina en 1235. C’est le griot qui perpétue, à défaut d’écriture, l’Histoire chez les peuples mandingue, il galvanise et conseille les princes de la cour, entretient la rente mémorielle de l’empire.
En Mauritanie la notion de griot, comme celle de forgeron, fut « importée » du Mali, surtout lors de l’arrivée des Beni Hassan, particulièrement la célèbre tribu des Oulad M’barek. L’idée selon laquelle les griots maures seraient originaires d’Andalousie est à prendre avec des pincettes en…bois. La majorité des griots maures proviennent de nobles familles. On peut citer Eli Nbeïtt ould Haïbala, Derdeli ould Sidahmed Awlil, des patriarches qui nous ont donné des patronymes comme Ehel Ndjartou, Ehel Bowbe Jiddou, Ehel Ahmed Zeïdane, Ehel Amar Tichitt, etc. Au Trarza, Manou ould Tangala est l’ancêtre des Ehel Meïdah. C’est ainsi par leur proximité du Mali que les Oulad MBarek et leurs cousins Oulad Nacer « trichèrent » pour avoir leurs griots. Le répertoire musical des princes Oulad M’barek a subi l’influence des sonorités soninké du Baghnou, près de Nara, et bambara de Ségou. Les princes Oulad Nacer avaient de l’influence sur le royaume bambara du Kaarta dont la capitale était Nioro du Sahel. Jusqu’en 1960, l’ambassadeur Mohamed Moktar ould Bakar représentait, auprès des colons français à Nioro, les intérêts de sa tribu et surtout de son frère, le chef traditionnel des Oulad Nacer, le prince Ethmane ould Bakar.
La notion de griot n’existe, on le constate, que dans les pays limitrophes du Mali, là où cet empire moyenâgeux jeta ses tentacules. Et l’on ne naît pas griot, on le devient. Mais qui, de nos jours, ne veut pas en être ? Je vois mal un Bouyagui ould Nevrou, un Sedoum ould Abbe ou une Malouma mint Meïdah cesser de chanter des louanges amassant pactole, en une seule soirée mondaine, équivalant au salaire d’un ministre des Finances… Comme quoi, de nos jours, être forgeron (poète ?) ou griot (musicien ?) est de nos jours plus rentable qu’enseigner les sciences humaines ou normatives dans une université à Nouakchott, Dakar ou Bamako.
Au final, force cependant est de constater que les Mauritaniens ignorent leur propre histoire. La majorité de nos us et coutumes proviennent de nos voisins noirs: Soninké d’abord, puis Bambara et Wolof. Si les Arabes apportèrent l’islam et la langue arabe, ce sont les Peuls qui répandirent la Parole Divine, le plus souvent en écoulant leur sang, du Fouta mauritanien au Nigeria en pays Haoussa. Alors, doit-on être griot ou forgeron de père en fils? Non car notre sainte religion ne reconnaît pas cet « héritage » encombrant. Et je persiste et signe : de nos jours, ne sont griots, forgerons ou esclaves que ceux que cette condition anachronique arrange. L’avènement d’une République Islamique a tranché depuis 1960.
Ely ould Krombélé
France