Les Mauritaniens connaissent bien Mohamed Lemine Ould Dahi. Observateur avisé et respecté de la vie politique nationale, ce professeur de droit, ancien président de l’université de Nouakchott, a parlé pendant dix-sept ans à l’oreille des présidents. Il fut d’abord conseiller juridique de Maaouiya Ould Taya de 1990 à 2005, puis directeur de cabinet d’Ely Ould Mohamed Vall, l’ancien président de la transition (2005-2007), décédé en 2017.
En coulisse, il a pris part à l’élaboration de la Constitution de 1991, puis à sa première révision en 2006. Aujourd’hui président de l’Institut international d’études supérieures appliquées de Nouakchott, il garde un œil attentif sur les évolutions de son pays.
Jeune Afrique : La Mauritanie s’apprête à juger son ancien chef de l’État. La propre fonction de Mohamed Ould Ghazouani ne risque-t-elle pas d’être affaiblie ?
Mohamed Lemine Ould Dahi : Non, car la fonction présidentielle est bien protégée chez nous. Elle concerne généralement deux types d’acte. D’abord, ceux qui sont définis par la Constitution elle-même et donc, complètement protégés par l’immunité en son article 93. Seuls les cas de haute trahison, tels que définis par le Parlement, peuvent alors être jugés. Puis, il y a un deuxième type d’acte, à savoir les délits ou les crimes commis cette fois en dehors de la Constitution. Le président peut prendre sa voiture, provoquer un accident et tuer un homme. Il est protégé lorsqu’il est au pouvoir, mais une fois son mandat terminé, il doit répondre de son crime devant la justice.
Mohamed Ould Abdelaziz peut-il se prévaloir de l’article 93 ?
Non, il ne peut pas bénéficier de l’immunité, car il a commis bien trop d’actes excessifs et bien visibles, détachables de la fonction présidentielle. Aucun texte ne peut le protéger.
En quoi est-ce important pour la Mauritanie d’auditer ces dix dernières années ?
Cela met au jour les conséquences d’une personnalisation excessive du pouvoir. Nous l’avons toujours vécue, que ce soit avec Mokhtar Ould Daddah, Mohamed Khouna Ould Haidalla ou Maaouiya Ould Taya, mais elle était plus acceptable moralement. Durant ces dix dernières années, nous avons vécu l’anarchie. L’ancien président ne respectait ni les règles ni les procédures, et agissait selon ses propres désirs. Ce n’est pas comme cela que l’on doit gérer une société humaine. En privilégiant l’intérêt national, l’avenir de son pays et le respect de l’organisation de l’État, Mohamed Ould Ghazouani, lui, a dépersonnalisé le pouvoir, avec beaucoup de calme et de tranquillité.
Mohamed Ould Ghazouani, qui lui a succédé, a-t-il imprimé sa marque ?
Notre Constitution, dans son article 24, précise que le président est le véritable arbitre du fonctionnement régulier et continu des institutions. Pour ce faire, il doit avoir ses propres moyens politiques. Sauf qu’aujourd’hui, il gère le pays avec l’ancien parti et des députés élus avant son arrivée. Il n’a pas encore apporté ce qu’il faut pour établir son propre régime.
Il a installé ses propres conseillers.
C’est vrai qu’il faut du temps. Surtout en ce qui concerne le choix des hommes. Certains ont travaillé avec l’ancien régime, comme lui. Ce sont donc des connaissances, des amis…
En faisant la paix avec son opposition, ne gouverne-t-il pas sans détracteurs ?
Je pense que Mohamed Ould Ghazouani est un homme sincère, concernant le respect des principes et des règles. L’opposition a été diabolisée à l’excès. Or, dans un régime démocratique, il faut qu’elle existe. C’est pour cela qu’avec feu Ely Ould Mohamed Vall (l’ancien président de la transition de 2005 à 2007), nous avons élaboré une nécessaire loi relative à l’institution de l’opposition démocratique. Elle n’a été respectée que du temps de Sidi Ould Cheikh Abdallahi (2007-2008).
Pensez-vous que Mohamed Ould Ghazouani soit un président réformateur ?
Oui. D’abord, il compte parmi les militaires qui ont fait de hautes études. Il connaît bien l’appareil de l’État, ayant été directeur général de la sûreté nationale, puis chef d’État-major et enfin, ministre de la Défense. Dès le début, il a cherché, de manière relativement lente certes mais efficace, à rétablir l’État de droit et le respect des règles de fonctionnement dans chaque administration.
Mais il subsiste un grand déséquilibre au niveau de la représentation politique. Notre pays est pluriethnique et il me semble que l’actuel président n’a pas encore pris cela en considération. Dès la première formation du gouvernement, un président de l’Assemblée nationale, mais aussi un Premier ministre maures ont été nommés. Or, avant qu’il ne soit supprimé (en 2017), le Sénat permettait d’assurer cet équilibre.
La Délégation générale à la solidarité nationale et à la lutte contre l’exclusion (Taazour) a été mise en place, conformément à une promesse de campagne. En effet, Mohamed Ould Ghazouani est plus engagé que ses prédécesseurs.
J’ai moi-même pu suivre de près la question du traitement des plus défavorisés, depuis la mise en place en 1998 du Commissariat aux droits de l’homme, à la lutte contre la pauvreté et à l’insertion (CDHLCPI). Nous avons initié le début d’un long processus. Notre territoire est très vaste, très touché par la désertification et la sécheresse.
Le programme de Taazour a permis quelques avancées, car il a été élaboré sur la base des insuffisances constatées sur la fin de la décennie. Les priorités du monde rural et des quartiers périphériques ont été prises en compte dans les politiques publiques. Mais cela demande encore beaucoup d’efforts.
Sur le plan diplomatique, Mohamed Ould Ghazouani s’inscrit-il dans la tradition mauritanienne ?
Nous menons, depuis Mokhtar Ould Daddah, une politique de trait d’union. Celle-ci est tout à fait appropriée, car nous sommes à la fois un pays négro-africain et arabe. Nous vivons depuis des millénaires avec cette double identité. Le président l’assume bien. Il tend également à réduire nos positions extrémistes [la Mauritanie a rétabli ses relations diplomatiques avec le Qatar en mars 2021].
Il y a mille autres moyens d’exprimer un mécontentement et on ne réglera pas le problème par la coupure, mais par la négociation. On a fait l’expérience de la rupture en 1989-1990 [avec le Sénégal] et cela ne doit plus se reproduire. Nous devons plutôt faire de nos frontières immédiates des vecteurs de développement. Notamment dans la perspective de l’arrivée du gaz.
La Mauritanie a-t-elle raison de rester neutre sur le dossier du Sahara occidental ?
Seules les deux puissances régionales peuvent régler le problème. Et elles doivent le faire rapidement, dans l’intérêt de tout le monde. Notre pays s’est d’abord engagé, mais il a vite tiré la conclusion qu’il valait mieux rester neutre.
Par Justine Spiegel – à Nouakchott