Quel rapport le groupe fondateur de Tokomadji avait-il avec le courant nationaliste arabe et comment s’était opérée sa mutation en mouvement démocratique mauritanien ? La question m’a été posée par Abdelkader Ould Mohameden tant que membre du groupe fondateur de Tokomadji. Je lui ai répondu comme suit :« À l’époque, les nationalistes arabes, même en Égypte, étaient organisés dans des structures complètement clandestines. Ils considéraient l’Égypte et sa révolution comme la Kaaba de la liberté, en dépit des poursuites et de la répression féroce dont ils faisaient l’objet de la part de l’État nassériste égyptien.
Sur le plan idéologique, nous étions liés aux dirigeants de ce courant à travers un périodique intitulé « Elhouriya » (la liberté) installé à Beyrouth, en plus d’autres liaisons clandestines par l’intermédiaire des camarades, via le mouvement général des nationalistes arabes.
Cependant, nous menions notre activité militante intérieure en Mauritanie d’une façon indépendante, sans aucune ingérence de nos collègues du Proche Orient. Nous mettions l’accent sur la défense de l’arabité de « Bilad Chinguit » et la demande persistante de l’officialisation et l’élargissement de l’enseignement de la langue arabe par le régime du président Mokhtar, paix sur son âme.
Pour atteindre cet objectif, on s’appuyait sur le syndicat des enseignants arabes, mené par feu Mohamed El Moustafa Ould Bedreddine, paix à son âme, Mohamedou Naji Ould Mohamed Ahmed et le poète Ahmedou Ould Abdelkader. Ce dernier n’avait cessé d’illustrer et de graver dans les consciences nos objectifs, à travers les meilleures séquences de sa production littéraire.
Je me rappelle avoir lu dans le périodique « Elwaghiou » (réalité), publié par le syndicat arabe et dirigé avec talent à l’époque par le camarade Mohamedou Naji, une série de courts et passionnants récits écrits par le camarade Ahmedou Abdelkader. L’un de ces récits racontait l’histoire d’un diable, d’une apparence horrible et d’une voix terrifiante. Il volait dans les cieux à l’aide de deux gigantesques ailes. A chaque fois qu’il survolait une ville, il se mettait à écouter attentivement. S’il entendait les appels des muézins et le parler arabe, il manifestait une grande joie et restait le maximum de temps à planer au-dessus.
Dans le cas contraire, si ses oreilles étaient brouillées par le parler français, il se fâchait puis se pressait pour s’éloigner de cet espace indésirable, en comblant les habitants de la ville concernée d’invectives et d’insultes.
En ce temps, nous avions aussi un magazine du nom de « Mouritania Elvetat » (Mauritanie nouvelle). Il était rédigé et édité par le camarade, l’homme de lettres et poète Mohameden Ould Ichidou. Sa ligne éditoriale était d’obédience nationaliste arabe. Une fois, dans une nuit d’été, j’ai visité avec Ichidou une maison en banco au toit en zinc, une bâtisse d’une modestie frappante et en même temps d’une valeur inégalée, puisqu’elle abritait un militant historique exemplaire : feu Bouyagui Ould Abidine. Nous étions entrés dans la maison par une porte ouverte tout le temps à tout visiteur, sans aucune discrimination. L’homme qui était connu pour sa remarquable hauteur morale nous reçut avec beaucoup d’égards.
Après les salutations d’usage, il nous informa que le lieu avait fait l’objet la nuit précédente d’un cambriolage systématique de la part de la police du régime néocolonial. « Ils ont volé », a-t-il dit, les appareils d’impression et de tirage qui se trouvaient dans le bâtiment. Bouyagui utilisait ce matériel pour imprimer son propre périodique du nom de « Saout Echaab » (la voix du peuple). Il s’en servait pour s’en prendre de façon acerbe aux rapports qu’entretenait le régime mauritanien avec l’ancienne puissance coloniale.
« Les pauvres, disait-il, ne savent pas que je suis en mesure de compenser tout ce qu’ils ont volé en un clin d’œil, uniquement avec le prix de quelques-uns de mes nombreux moutons blancs ! ». Après avoir écouté de précieux conseils du regretté Bouyagui, nous lui avions demandé une agrafeuse pour la publication d’un numéro de notre « Mouritania Elvetat ». Il nous l’avait offerte aussitôt et avec grande joie.
Retournons au climat de la réunion de Tokomadji. Si je me rappelle bien, le Moyen Orient demeurait affecté par les conséquences destructrices de la déroute des armées arabes dans la guerre de 1967. Ce fut une catastrophe pour le courant nationaliste arabe. Partout dans le monde, de profondes révisions s’en suivirent. Sous l’influence du périodique « Elhouriya » on était plutôt plus proche des nationalistes arabes palestiniens.
L’intérieur du pays connaitra une recrudescence sans précédent des luttes des élèves, étudiants et travailleurs. L’ampleur du rôle de ces derniers sera couronnée par la grève générale à la société des mines de Mauritanie (MIFERMA). Grève qui fut noyée dans le sang à la fin de mai 1968, avec plus d’une dizaine de morts et de nombreux blessés.
A la mémoire des victimes, le poète Ahmedou Abdelkader composa son célèbre poème « Rissalet Elaajouz » ou lettre de la vieille femme. A l’aide d’une fibre romantique émouvante, le poète Ahmedou décrit l’image de cette vielle femme, le cœur meurtri, pleurant son fils tué avec traitrise au cours de ce qu’il était désormais convenu d’appeler « les événements sanglants de Zoueirat » ou « le massacre de Zoueirat ». Une lettre que la vieille adressait au « chef suprême du pays », sans savoir si réellement elle aura une réponse appropriée à sa douloureuse question.
Peut-être la réponse allait-elle émerger au fil des démarches pressantes de concertations initiées par le groupe des fondateurs avec les divers groupes d’opposition au régime, en vue de réunifier l’ensemble des courants d’opposition nationale et les forces vives du pays.
Par Beden Ould Abidine
(A suivre)