A propos de l’affaire des caricatures /Par Mohamed Mahmoud Mohamed Salah, Professeur des universités, avocat

L’affaire des caricatures du Prophète Mouhammed (Paix et Salut sur lui) pourrait  devenir une pomme de discorde durable entre la France et le monde musulman, depuis que le Président E. Macron a déclaré, lors de  son hommage funèbre  au Professeur de collège,  Samuel Paty, assassiné par un jeune Tchétchène : « Nous ne renoncerons jamais aux caricatures… ».

Par cette Déclaration, ces caricatures se trouvent endossées par l’Etat français  à travers sa voix représentative la plus élevée, le président de la République. C’est une première.

En 2006, s’exprimant sur le même sujet, le Président J. Chirac avait tenu à souligner que : « tout ce qui peut blesser les convictions d’autrui, en particulier les convictions religieuses, doit être évité. La liberté d’expression doit s’exercer dans un esprit de responsabilité. Je condamne toutes les provocations ».

Que s’est-il passé, depuis, pour qu’un Chef d’Etat français en arrive à endosser officiellement des publications dont le contenu est plus que blessant pour tout musulman ?

On aimerait pouvoir mettre cette Déclaration sur le  compte de l’émotion, voire l’effroi suscité par l’assassinat atroce du dédicataire de l’hommage. Mais, d’une part, cet hommage avait été préalablement écrit et donc mûri et, d’autre part, le Président a réitéré ses propos dans un tweet posté trois jours après. Dans le prolongement de cette déclaration, la députée LREM, Aurore Bergé, avait tweeté, de son côté, le 27 Octobre : « Non ! Personne ne nous fera renoncer à notre liberté d’expression et à notre droit à la caricature. La génération offensée, ça suffit ».

En fait, le discours du Président français constitue le point d’orgue d’une évolution insidieuse qui résulte de l’interaction de trois facteurs qui s’alimentent les uns les autres. Le premier est relatif à l’onde de choc provoquée par les attentats terroristes qui se sont multipliés en Occident, depuis ceux qui ont fait basculer, le 11 Septembre 2001, les tours jumelles de Manhattan.

 

La France visée

La France a été particulièrement ciblée par ce terrorisme, certains attentats ayant provoqué la mort de plusieurs dizaines de personnes, notamment ceux du 25 Novembre 2015 (Stade et Bataclan) qui ont fait 130 morts et des dizaines de blessés, et  l’attentat Kamikaze au  camion-bélier, le 14 Juillet 2016, sur la promenade des Anglais, à Nice, qui a fait 86 morts, pour nous limiter à ces exemples.

Ces attaques ont, chaque fois, été  commises au nom de l’Islam même si  le profil de leurs auteurs témoigne  plutôt de ce que Olivier Roy appelle la  « Sainte Ignorance ». Ce sont, pour l’essentiel, des « paumés » des politiques d’intégration, anciens délinquants, rapidement endoctrinés et enrôlés par des organisations terroristes, Al Qaeda et, plus récemment, l’Organisation de l’Etat Islamique ou Daech, elles-mêmes, filles des différentes guerres impliquant  l’Occident : guerre de « libération de l’Afghanistan » de la tutelle soviétique (1980-1992), puis guerre du Golfe de 1991, pour la première, guerre d’Irak de 2003, pour la seconde. Sans sous-estimer les causes internes au monde musulman, il faudra, un jour, s’interroger de manière dépassionnée sur les responsabilités des uns et des autres dans  l’émergence et le développement de ce terrorisme dit « islamiste » qui frappe aussi bien en France qu’au Mali, en Allemagne ou en Tunisie et qui est affranchi de toute limite religieuse.

Quelle filiation peut-on, par exemple, établir  entre l’auteur de l’attentat de la Basilique Notre-Dame-de-l’Assomption (Nice) du 29 Octobre dernier, venu violer une Eglise pour assassiner des fidèles qui accomplissaient paisiblement leur rite et l’attitude du Commandeur des Croyants, l’un des premiers  compagnons  du Prophète (PSL) et deuxième Calife, Omar Ibn al-Khattab, lors de la prise de Jérusalem, en Février 638 qui, après avoir assuré au patriarche grec de la ville sainte venu à sa rencontre que la vie et les biens de tous les habitants seront respectés, lui a demandé de lui faire  visiter  les lieux saints  du christianisme. Et lorsque, pendant sa visite de l’Eglise de la  Qyama, le Saint-Sépulcre, l’heure de la prière arriva et que le patriarche lui indiqua  un endroit pour installer son tapis et prier, le Calife lui répondit que s’il le faisait à cet endroit-là, les musulmans voudront s’approprier le lieu en disant : « Omar a prié ici » et sortit donc  faire ses prières  à l’extérieur.

 

Réalités essentialisées

L’inviolabilité des lieux de culte, juifs et chrétiens, est une règle incontestée de l’Islam originaire.

Cela n’empêche malheureusement pas, comme le souligne Alain Gresh, ceux qui ne s’embarrassent pas de nuances dès qu’on parle d’Islam de tout mélanger : la religion avec ses diverses interprétations, la civilisation islamique, les multiples courants islamiques et… les mouvements terroristes. Dès qu’il est question d’Islam, il n’y a plus de précaution scientifique ni même simplement oratoire à prendre : les réalités sont essentialisées, ce qui explique qu’au lendemain de chaque attentat, au lieu de se focaliser sur les voies et moyens de prévenir de nouvelles attaques, on trouve surtout des voix pour réclamer un renforcement de la laïcité comme si le terrorisme était toujours dû à un déficit de laïcité.

Cette vision des choses est renforcée par le deuxième facteur qui se rapporte à l’irrésistible montée de l’extrême droite dont l’idéologie xénophobe a  été dopée par la multiplication des attentats terroristes.

La dénonciation constante par cette mouvance de l’immigration provenant de pays musulmans, comme menace à l’identité culturelle et à la paix sociale prend   rétrospectivement,  aux yeux de certains, l’allure d’un avertissement prémonitoire.

Le terrorisme dit « islamiste » constitue du pain béni pour toutes les forces politiques qui vivent de l’exploitation de la peur de l’autre dans le contexte d’une mondialisation qui, en affaiblissant les frontières et en contractant l’espace, renforce le repli sur soi. Par l’un de ces paradoxes dont  l’Histoire est coutumière, la globalisation appelle l’emmurement des sociétés et favorise, en France, comme dans beaucoup d’autres pays, la montée des discours identitaires et extrémistes. Ces discours instrumentalisent la laïcité dans toutes les questions impliquant l’Islam.

Le troisième facteur est relatif à la mutation des sphères intellectuelles et médiatiques françaises. En moins de deux décennies, une intelligentsia décomplexée, faisant du péril musulman la question centrale du débat de société en France s’est imposée par le biais de chaînes et de radios privées comme la porte-parole du nouveau politiquement correct. Les figures emblématiques de ce courant sont : Eric Zemmour, Alain Finkielkraut, Michel Houellebecq, Pascal Bruckner. Que le premier ait été condamné, trois fois, pour incitation à la haine raciale ou religieuse ne l’empêche pas d’être la coqueluche de CNWS, de Radio Monte Carlo ou même du journal Le Figaro.

Les points communs au discours véhiculé par ces intellectuels peuvent être résumés ainsi qu’il suit :

  • Le terrorisme islamiste n’est pas une dérive de l’Islam. Il en est une conséquence logique ;
  • L’intégration des musulmans en  France est impossible car il y a incompatibilité entre Islam et République, entre Islam et démocratie ;
  • La question de l’Islam est à la fois religieuse, culturelle et  politique, en un mot, « civilisationnelle » et le problème est aujourd’hui la défense de « la civilisation judéo-chrétienne » face à l’Islam et aux musulmans, y compris ceux qui sont français. En transposant l’idée de choc de civilisations aux rapports internes entre Français, ces intellectuels franchissent un seuil par rapport à l’extrême droite classique et annoncent une guerre civile entre français judéo-chrétiens et français musulmans qu’ils jugent inévitable, voie souhaitable.

Frapper l’ennemi

 

La position du problème sous l’angle civilisationnel n’est pas innocente. Elle suggère dans la lignée de l’auteur du « choc des civilisations » que ce problème n’a d’autre solution que la victoire sur l’ennemi car, comme le soutient Samuel Huntington, à la différence des guerres idéologiques où l’on peut changer de camp, les guerres de civilisations enferment leurs protagonistes dans des positionnements immuables qui les dépassent.

Mais alors que ce dernier prétend simplement rendre compte du sens nouveau des  guerres depuis la disparition de l’affrontement  Est/Ouest, les nouveaux intellectuels français militent pour l’avènement du phénomène qu’ils prétendent mettre à jour.

Pour défendre l’identité judéo-chrétienne menacée, il faut frapper l’ennemi, c’est-à-dire, l’Islam pendant qu’il est temps. Ce langage martial a été repris par une partie des medias et des dirigeants politiques sans aucune distanciation critique par rapport à l’idéologie sommaire qui le sous-tend. Parler des civilisations, comme des ensembles fermés, appelés inévitablement à se combattre, c’est oublier l’histoire réelle des rapports entre celles-ci, histoire faite autant  d’interpénétrations et d’enrichissements mutuels que de conflits.

Par ailleurs, l’homogénéité prêtée à chacune des civilisations concernées est elle-même problématique. Comme le relève, à propos du concept de civilisation judéo-chrétienne,   l’historien Shlomo Sand, l’un des universitaires israéliens les plus courageux et les plus profonds,   on est en présence  « d’un pur produit de cercles intellectuels médiatiques » français, qui n’a pas de réelle consistance historique. Les Juifs qui ont vécu pendant un millénaire « dans l’Europe chrétienne n’avaient, hélas, pas conscience de vivre dans une culture symbiotique judéo-chrétienne. Les participants aux croisades, qui tuèrent un grand nombre de croyants non chrétiens ne se sont jamais reconnus comme venant d’un univers judéo-chrétien  (comme le rappelle Amin Maalouf,  dans son livre,  « Les croisades vues par les Arabes », la Barbarie  Franque en ‘’Terre Sainte », citant Ibn al-Qalinissi: lors de la prise de Jérusalem par les croisés, « Les Juifs furent rassemblés dans leur synagogue et les Franj les y brûlèrent vifs »).  « Les sévères agents de l’Inquisition, … n’ont jamais imaginé, un seul instant, être « judéo-chrétiens »… Les cinq millions de personnes, qu’il s’agisse de Juifs ou de leurs descendants laïcs, qui ont été assassinés en Europe durant la Seconde Guerre mondiale ignoraient qu’elles étaient judéo-chrétiennes, et ont manqué l’occasion de le devenir […] » (V.  La fin de l’intellectuel français, De Zola à Houellebecq, ed. La Découverte, 2016, s. p.233-234)

En réalité, le concept de « civilisation judéo-chrétienne » a surtout pour fonction de désigner l’exclu, l’ennemi d’aujourd’hui : l’Islam. Il s’agit d’un concept idéologique qui constitue, pour reprendre l’expression utilisée par Eduard  Saïd dans  « l’Orient créé par l’Occident », « le tourniquet qui permet aux discours et aux actes de se prêter main-forte… ».

Ses promoteurs défendent une identité française appuyée sur la grande communauté judéo-chrétienne tout en dénonçant le communautarisme musulman!

La pensée islamophobe, devenue pensée dominante, exclut toute voix discordante qu’elle traite avec mépris « d’islamo-gauchiste ».

Ce climat délétère dont la grande majorité  de l’élite politique française  a fini par s’accommoder ne pouvait qu’affecter les hautes sphères de l’Etat. Et c’est bien dans ce cadre qu’il faut replacer les propos du Président E. Macron,  sur son engagement à ne pas renoncer aux caricatures. Certes, dans l’interview accordée, le 31 Octobre, à la chaîne Al Jazeera,  visiblement destinée à apaiser la colère des musulmans, celui-ci a tenu à faire la distinction entre sa position sur les caricatures (affirmant qu’il comprend qu’elles choquent les  croyants) qui sont, dit-il, le fait de journaux privés et non de l’Etat français et la défense des libertés, dont la liberté d’expression, qu’il se doit, en tant que Chef d’Etat, de garantir.

S’il est encore tôt pour mesurer l’effet de ce rétropédalage, force est de constater que le problème de fond résultant de l’interaction des trois facteurs relevés ci-dessus demeure tel quel.

 

Ligne islamophobe assumée

La question des caricatures du Prophète (PSL) qui va probablement se reposer n’en est qu’un aspect. Ces caricatures publiées par le journal Charlie Hebdo, pour la première fois, en 2006, et continuées, depuis, s’inscrivent dans une ligne  islamophobe assumée, depuis le schisme au sein de l’équipe du Journal qui a vu partir tous les éléments modérés. Les observateurs indépendants qui ont suivi la trajectoire empruntée par l’hebdomadaire satirique, entre 2006 et 2015, décrivent un acharnement sur l’Islam et les musulmans, dont l’image est invariablement associée au terrorisme, à la polygamie, à l’ignorance, à la paresse et à la mentalité d’assistés. Ces mêmes observateurs, pourtant non croyants, parlent de « caricatures insoutenables »,  « ignobles » ( cette dernière expression est de Luc Ferry)   de  ce que les musulmans sacralisent le plus après Dieu, à savoir, son Prophète. Bref, Charlie Hebdo ne s’est plus fixé de limites en traitant de l’Islam. Cela ne peut certainement pas justifier la violence. Mais cela doit inciter ceux qui s’identifient à ce journal  (le fameux « Je suis Charlie ») à mesurer les conséquences de cette identification et, notamment, l’acceptation de la politique de dénigrement, de stigmatisation, d’insulte et d’offense à l’Islam et aux musulmans qu’elle présuppose.

Condamner le terrorisme est une chose et tout le monde doit s’associer à cette condamnation car il s’agit  d’un péril commun qui met en cause les valeurs vraiment universelles. Endosser des caricatures qui ciblent un groupe humain par référence à sa religion, c’est d’une certaine manière cautionner l’islamophobie rampante dont ces caricatures sont la traduction.

La France a une belle devise, héritée, pour l’essentiel, du Siècle des Lumières et inscrite à l’article 2 de sa Constitution : « Liberté, Egalité, Fraternité ». Ces trois composantes du triptyque fondateur de la symbolique républicaine sont complémentaires.

Sacralisée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la Liberté  est définie dans ce texte qui a valeur constitutionnelle  comme consistant  à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Il ne viendrait à l’esprit de personne et surtout pas à l’auteur de ces lignes de nier les conquêtes qu’elle a permises, les injustices qu’elle a fait reculer, les tyrannies qu’elle a contribué à ébranler. Mais comme tout droit, elle a des limites qui tiennent d’abord à la nécessité de la concilier avec d’autres libertés, notamment la liberté religieuse, elle aussi de valeur constitutionnelle  mais également  avec la  troisième  composante du triptyque, à savoir, la Fraternité

Conjuguée avec  ces impératifs, la Liberté, notamment celle d’exprimer ses opinions, impose à son titulaire le devoir de ne pas injurier ou stigmatiser des personnes en raison de leur de leur religion ou de leur origine.

Dans un Etat de droit, ce devoir est normalement défini par la loi mais c’est aussi un devoir moral qui impose un sens des responsabilités qui peut aller au-delà de la loi.

En France, les  principales organisations  musulmanes ont  porté l’affaire des caricatures de Charlie Hebdo  devant les tribunaux sur le fondement de la loi de 1881 relative à la presse qui interdit l’injure par voie de presse et la provocation à la haine. Mais, aussi bien le Tribunal correctionnel (2007)   que la Cour d’appel de Paris (2008) ont rejeté leur action, au motif que la loi française n’incrimine pas le  blasphème et que les délits de presse visés  par  la loi de 1881 protègent, conformément à la jurisprudence de la cour de cassation, « les croyants et non les croyances. »

Charlie Hebdo ne pouvait, selon les deux juridictions, être condamné pour délit d’injure envers les musulmans, en raison de leur religion, dans la mesure où ses caricatures visaient, non pas tous les musulmans, mais seulement les fondamentalistes ou les terroristes !

En raison d’une interprétation desséchée de la loi, les juges n’ont pas tenu compte de ce que, par leur contenu, les caricatures du Prophète de l’Islam (PSL) constituaient nécessairement une injure à l’ensemble des musulmans !

Cette jurisprudence   contraste avec celle de la Cour européenne des droits de l’homme qui, au contraire, valide la condamnation de propos « susceptibles de provoquer une indignation justifiée » et de menacer « la paix religieuse » et « met à la charge des Etats, l’obligation d’assurer la coexistence de toutes les religions et ceux qui n’appartiennent à aucune en garantissant la tolérance mutuelle. »

Dans  le contexte d’une globalisation où toutes les cultures doivent accepter de coexister pacifiquement, la conception de la laïcité véhiculée par la Cour européenne des droits de l’homme apparaît plus ouverte que celle préconisée par ceux qui, en France, appellent même quelquefois à réécrire la loi de 1905, afin de pouvoir contrôler plus étroitement le culte musulman.

Qu’on le veuille ou non, la solution des conflits contemporains ne réside pas dans plus de crispation identitaire. L’histoire nous apprend  que, chaque fois qu’une  société entreprend de désigner un segment  du corps social comme le bouc émissaire des problèmes complexes qu’elle rencontre, la suite n’est jamais très  heureuse…

Mais inverser la tendance suppose des hommes courageux, des  faiseurs d’Histoire. La tâche est très compliquée vu l’état de l’opinion française et de l’alliance entre l’intelligentsia et les médias qui influencent cette opinion. Et cela vaut aussi bien pour la politique intérieure que pour la politique extérieure, désormais plus que jamais étroitement liées.  S’agissant de  cette dernière, la France bénéficiait, en dépit de son passé colonial, d’une certaine aura dans le monde musulman, en particulier arabe,  en raison de la politique d’indépendance qu’elle s’est fixée, depuis le Général De Gaulle.

Des positions courageuses, comme l’enclenchement même tardif  du processus qui a conduit à l’indépendance de l’Algérie, le refus de livrer les armes à Israël, lors de la guerre de 1967, ou  le soutien à la solution des deux Etats, quoique devenu plus timide, depuis Nicolas Sarkozy, ou encore, le refus de s’associer à l’invasion de l’Irak en 2003, ont renforcé cette aura.

Mais on sent bien qu’il existe désormais des forces puissantes qui tirent dans le sens d’un abandon de cette politique.