« La volonté trouve, la liberté choisit. Trouver et choisir c’est penser » Victor Hugo
L’enjeu majeur pour toute société, toute organisation, toute nation, tout état –quand tout est dégrossi- est d’échapper à l’inconnu, et aux effets de ses multiples affluents charriant un fouillis d’incohérences. De quelle manière ? En donnant un sens à sa vie, à son cheminement, à son histoire, à son existence. Je sais le sens, sous forme de réponse ultime, procuré par la foi et l’aspiration au divin.
Le sens recherché ici, est platement celui imposé par le massif de la réalité, dès lors que le curseur est déplacé vers les innombrables contradictions humaines. Se retrouver dans cet écheveau de fractures, s’y frayer un chemin, sont des exigences historiques. Leur donner un sens et de la cohérence est consubstantiel de la condition humaine. De nombreux penseurs en font même son fondement.
La quête permanente du sens, de l’essence, anime, guide, éclaire, stimule, rassemble, divise. Rupture et/ou absence du sens en chacun de nous et surtout en tous, obscurcissent les horizons. Génératrices de crises systémiques, elles diluent les repères. A l’évidence, notre pays n’échappe pas ni ne saurait se soustraire à ce principe de base.
Par delà des dimensions évènementielles quelques fois majeures (changement de régimes, projets structurants etc..), le cheminement de notre pays renvoie à des césures, à des interrogations, parfois à des éclaircies heureuses, au doute, mais toujours à l’absence de cette nécessaire quête collective du sens dont le réacteur, le centre de gravité, est le collectif.
L’incompréhension récurrente, la violence devenue notoire, au moins au plan verbal, la défiance mutuelle et la fébrilité réelle à retrouver et à internaliser des ressorts durables d’un « vivre ensemble », trouvent, à mon avis, pour l’essentiel, leur explication dans l’absence du sens. Nous le savons, avec la naissance graduelle des entités étatiques, qu’il s’agisse des mauritaniens, des français, des sénégalais, des allemands, des saoudiens, la vie de chacun est inscrite désormais, dans un périmètre national sur une base souveraine définie, garantie et préservée par la Charte des Nations Unies : c’est l’Etat Nation.
Or, l’Etat Nation est, tout bêtement, au delà des disputes sémantiques et de la rhétorique juridique, un « vivre ensemble » librement défini et consenti, jamais parfait, toujours perfectible. Je conçois, chez nous, le rôle structurant de notre religion, l’Islam, comme à la fois source de référence et d’inspiration. D’autres sociétés ont inventé des cosmogonies, des faits religieux, des mythologies et des sagesses (confucianisme et bouddhisme) pour expliquer le monde et percer les mystères de la nature. D’un repère à l’autre, il s’est agi d’inventer un organisateur collectif fonctionnel.
Celui-ci devient, au fil du temps, en quelque sorte le rempart contre l’éclatement et en même temps un cadre où on recherche une raison pour expliquer les phénomènes, les énigmes, et un sens à sa vie. Quand l’énigme est insoluble, irréductible, on a recours à des concepts sibyllins : le destin, le hasard, y compris pour mieux vivre sa mort.
Ainsi on évite de ne pas trouver d’issue à une quelconque interrogation. On lutte coûte que coûte pour dissiper tout nuage, toute obscurité. En Mauritanie et ailleurs, ce binôme lexical est utilisé comme réponse ultime, finale, à tout phénomène resté irréductiblement énigmatique. Cependant, le confort procuré par cette réponse et la foi en un destin prescrit, en un chemin indiqué, ne sauraient atténué en rien la responsabilité de chacun, de tous, de se battre pour un mieux être.
Plus globalement, ce type de sémantique bien partagée réifie les inventions protéiformes des hommes, de tous les hommes, pour identifier l’amoncellement des causalités, comprendre l’évolution, décrypter l’histoire, donner du sens à la vie. Dans toutes les sociétés, des phénomènes restent du domaine du céleste, de l’énigmatique. Même le vieux et non moins célèbre agnostique devant l’éternel, Edgar Morin, conçoit ce mystère qui dépasse l’esprit. D’autres trouvent une explication du haut de la rationalité scientifique (sciences dans leur infinie variété). Mais, d’aucuns ne se résignent pas à ne pas trouver un sens aux choses. Ils se battent pour bâtir une explication à tout. La recherche s’effectue dans une sphère jugée supérieure, une autorité : c’est le pouvoir.
Cette fonction aura été celle de la religion, de la science et de la politique ou les trois à la fois. La politique ou le chef politique peut être un imam, un prêtre, un rabbin, un gourou, un seigneur de guerre, un despote éclairé ou non, un élu. L’évolution n’a pas été linéaire. Elle fluctua selon les ensembles, les continents, les sociétés, les contextes historiques, les rapports de force. Le repère historique d’échelle mondiale est le mouvement des Lumières au XVIIIème siècle. D’abord en Europe, puis dans le reste du monde occidental.
Il y en a d’autres, bien sûr. Mais celui-ci aura impliqué, massivement, en Occident, une régression du fait religieux et une émancipation totale, du savoir et des connaissances grâce aux sciences, de l’orthodoxie religieuse. L’homme occidental changea de statut. Il n’est plus le fidèle, le sujet. C’est le citoyen, acteur de sa vie, de son histoire. La religion devient une piété personnelle en même temps que s’étiolent les vocations sacerdotales.
Dans le reste du monde, notamment musulman, la situation est différente. Les relations entre pouvoir temporel et la religion n’ont pas été aussi conflictuelles qu’en occident. On reconnaît en effet, et on accepte volontiers le rôle central du religieux, son caractère supérieur tout en aspirant au progrès, à la démocratie, à la modernité, à la liberté. On vit dans une formidable ambivalence. Elle offre une facilité qui permet, à certains, d’éviter d’affronter certaines contradictions historiques.
Cette ambivalence[1] est constamment bousculée par la foudroyante évolution propre des sociétés et par la mondialisation/globalisation qui n’est point une abstraction encore moins un gadget sémantique. Bien au contraire, la mondialisation/globalisation –qui comporte le meilleur et le pire- est le fait majeur de l’histoire des sociétés humaines. Car tout est devenu à la fois solidaire et interdépendant. Elle requiert, nationalement, l’enclenchement raisonné d’une double dynamique d’adaptation et de résistance. Le succès d’une telle dynamique implique nécessairement la définition du sens.
En tout état de cause, chez nous comme en Occident, dans les deux cas de figure (religion et science), on reconnait, on conçoit un pouvoir supérieur. Celui-ci est de fait le fruit du collectif. Le même phénomène se retrouve en politique, et ailleurs. Le politique se libère progressivement de la théologie notamment en Occident. Le primat du politique est quasi universel, un invariant.
Mais, qu’il s’agisse du religieux, de la science et de la politique, créer, baliser, maitriser son évolution, internaliser, et, in fine donner du sens, c’est échanger. Il n’y a pas mieux que le fil à plomb de la réflexion partagée, de la pensée patiemment construite. Des débats s’esquisse une direction, se dissipe l’impossibilité d’expliquer et de répondre aux interrogations qui se chevauchent. C’est ainsi que se bâtit le sens.
C’est pourquoi débattre est la clef. Débattre sans tabou, et avec sérénité. C’est de la confrontation des points de vue, de la contradiction qu’émerge l’avis partagé, se construit le collectif, et s’éclaircit le sens. C’est cela même l’Etat Nation auquel s’arrime le cadre républicain comme organisateur collectif. C’est à travers lui que s’estompent les clivages, se construisent les invariants, se réajustent les réels dénivelés entre les citoyens.
En échangeant, en débattant, librement avec de nombreux segments de notre société, on se rend compte que malgré le vacarme de l’’histoire, la complexité des enjeux, on retrouve quelques constantes dans les discours contradictoires, dans les profondes aspirations, dans les attentes légitimes : la justice, la liberté, la dignité, l’éthique du respect et le bien être. Sans la première la seconde est impensable. Sans les deux (liberté, justice), les autres resteraient des mirages. La liberté, sans limite, est problématique. Elle peut conduire au chaos et donc à la perte du sens. Trop de limites et c’est le despotisme, le garrotage. Entre le chaos et le despotisme, le désordre et le garrotage, il y a le Sens qui fonde et structure des règles du jeu intelligentes, consenties et acceptées par tous, suite aux débats contradictoires. Voilà l’essence même de la démocratie.
Je crois que c’est tout l’enjeu du dialogue envisagé. Comment donner du sens. Au-delà des dimensions politiques, au demeurant importantes, l’exercice se doit d’être plus ample. Nous sommes une société traditionnelle avec ses forces et ses faiblesses, ses pesanteurs et ses archaïsmes. L’indirect rule et l’absence d’un réel héritage étatique n’ont pas facilité l’évolution institutionnelle de notre pays. A son indépendance, on a tenté de mettre en place une superstructure pour servir de cadres à quelques compromis. Ces compromis post indépendance réajustés et amendés, à plusieurs reprises, au gré des régimes, sont plutôt factices. Ils ont vacillé et vacillent toujours. Car ils n’ont jamais fait l’objet de débats entre les mauritaniens. Leur légitimité tient du fait accompli. Donc, leur fragilité est congénitale et leur contestation récurrente.
Notre héritage institutionnel bien différencié (différenciation introduite par la colonisation entre la Mauritanie Occidentale et les régions du Fleuve) est fragmentaire. Par rapport à l’Etat Nation dit moderne, il est à la fois anachronique et lacunaire. En écoutant les débats dans les médias, on a l’impression que nous ne partageons pas les mêmes repères, le même destin. Voir l’autre, échanger avec lui, postule d’un réflexe pavlovien.
Le raidissement des polarisations raciales, identitaires et ethniques, les corporatismes en tous genres et la conflictualité latente sont emblématiques de cet embrouillamini qui donne l’impression d’une double éclipse du sentiment national et patriotique.
A cela s’ajoute la complexité naturelle des problématiques posées qui, prises individuellement, pourraient paraître simples. La réalité est tout autre. Car elles sont mêlées, mélangées, en nécessaire reliance. D’où l’infirmité de tout débat qui compartimente. Le compartimentage rend aveugle. Nous avons vu la thématique suggérée pour nourrir le dialogue. Sur ses deux versants, elle exprime la complexité de l’exercice.
Quelques fondamentaux structurent cette thématique. On y retrouve de la politique bien sûr, de l’institutionnel, de la culture, de la redistribution des richesses et bien d’autres. C’est parfaitement normal. Le dialogue doit en l’occurrence, mettre en cohérence et donner du sens à ce fatras d’où l’exigence d’une hiérarchisation. Dans ce cadre, je persiste à penser que la réflexion doit être centrée sur la Justice Sociale avec tous ces paliers annexes et connexes au service d’un double objectif : l’Unité Nationale et la Cohésion Sociale. Pourquoi ? Dans l’histoire d’une Nation, à un moment donné, un défi résume le présent et détermine l’avenir.
C’est, à mon avis, la fonction actuelle de la Justice Sociale. Elle résume, à elle seule, l’enjeu majeur de notre devenir collectif. Il s’agit de bâtir un choc pour les égalités (refondation de l’école, repenser nos relations sociales et économiques, réduire les inégalités des revenus, réajuster les fractures territoriales, diffuser mieux et plus le pouvoir etc.…). La justice équitable et consensuelle comme fondement durable de l’amélioration qualitative des relations dans la société est la clef de notre communauté de destin. C’était le rôle du Président de la République d’enclencher ce dialogue. Il l’a proposé.
C’est une initiative salutaire. Il faut la saluer, la soutenir et l’encourager. Aux acteurs de lui donner corps. Deux alternatives s’offrent. En effet, on a le choix entre le folklore contreproductif et les postures et la refondation. Dans la seconde configuration, le Président aura suivi le chemin de Périclès qui sut ajouter au courage militaire la rénovation des institutions politiques. Et, les autres acteurs auront contribué à la redéfinition du sens, à la détermination du cap et à donner vie au débat démocratique.
Pour réussir nous devrions nommer les choses car « mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde » (A. Camus). Les nommer c’est apprendre pour les comprendre et les traiter. Il s’agit de problématiques complexes. Ne nous y trompons pas : les thèmes en jeu et la construction du sens sont complexes. Nous savons depuis longtemps, à moins d’une amnésie déroutante, que le principal écueil est cognitif. L’infirmité de la pensée nous a toujours pénalisés.
Les prismes fossilisés à prétention globalisante, le jeu des démarches à polarisation raciale, ethnique et identitaire et l’érection du déni en principe d’action ont plaqué dans nos esprits des sortes d’engrammes appauvrissants qui les ont, in fine, fortement balkanisés. Conséquence grave de cet état de fait : les difficultés individuelles et collectives à rassembler, à traiter, à contextualiser les données factuelles et informations qualitatives, quantitatives relatives à notre pays et enfin, à les mettre en perspective pour donner du sens à nos discours, du sens à notre cheminement collectif.
Anesthésiés, nous pensons résoudre des questions centrales en les disjoignant d’autres fondamentaux avec lesquels elles ont, parfois, des rapports de causalité et plus nécessairement, de rétroaction. Notre grotesque binarisme nous a tant coûté. Qui plus est, sachons-le : c’est un symptôme de paresse intellectuelle, un aveu de faiblesse.
A ce titre, il serait naïf de penser démanteler tout ce qui est en relation avec l’esclavage en dehors d’un Etat de Droit, d’Institutions fortes de régulation, de l’affirmation de la force de la règle de droit, d’une refondation de nos relations économiques et sociales et d’un train de réformes convergentes et simultanées relatives aux dimensions socio-syndicales, foncières et agraires, éducatives et culturelles, aux séquelles mentales et psychologiques chez les deux acteurs, le maître et l’esclave, et enfin, une intensification juste et équilibrée de la diffusion du pouvoir.
Affronter la réalité : les populations parlent, deviennent fébriles, et gémissent quand elles souffrent. En l’absence de sens, cet état d’esprit a déjà conduit à la rhétorique guerrière, au racisme vulgaire, à de nombreuses transgressions. Plus grave, il peut conduire aux dérives, aux polarisations raciales protéiformes.
Le sens escompté du dialogue doit renvoyer à la fois à une sorte de mutation mentale stabilisatrice, sans immobilisme, mais réformisme volontariste, une aptitude à fonder des relations claires et intelligibles entre individu et société, individu et état et enfin, état et société. C’est une identification d’un cap qui, tout en prenant en compte les données contingentes, se libère de l’urgence pour préparer demain à partir d’aujourd’hui, tout en puisant le positif renvoyé par notre historiographie.
Ensuite, éviter les illusions : des contradictions historiques majeures, dont certaines meublent les débats et causeries en tous genres, ne peuvent trouver de solutions que dans le temps long des transformations sociales. Pour y arriver une seule alternative : enclencher le mouvement maintenant. Comment ? En jetant les bases de l’évolution vers un nouvel ordre social juste, on construit la force durable de notre cohésion sociale et nationale.
Enfin rappeler des évidences : l’extrémisme, le totalitarisme du déni, le cynisme conduisent aux impasses, parfois aux circonvolutions, à terme. Le dialogue suggéré est l’occasion de donner du sens à notre Nation en posant les fondements d’un système de valeurs comme règles indicibles de notre « art de vivre ensemble » et donc de notre « vivre ensemble » comme double massif de protection contre toute perversion d’un cheminement qui doit être solidaire, juste, équitable et librement consenti. C’est aussi cela inscrire l’action dans la durée pour « donner forme à son destin » (A. Camus).
Avec son succès, les Mauritaniens pourront se regarder avec indulgence, promouvoir, jour après jour, l’apaisement, dynamiser la réflexion saine pour distinguer l’essentiel de l’accessoire, cesser de s’invectiver, de se défier et surtout réveiller les innombrables consciences patriotiques.
M. Salem MERZOUG
[1] Ambivalence : On observe néanmoins une atténuation graduelle de cette ambivalence sous l’effet d’approches renouvelées soutenues par des érudits et intellectuels musulmans mettant en avant l’exigence de la prise en compte d’universels humains.