Cette ambiguïté n’est ni fortuite, ni contingente, mais bien au contraire, pensée, construite, élaborée, volontaire, et au-delà, entretenue ; ceux qui disposent d’une boîte à outils de juristes peuvent l’entrevoir en lisant nos textes de loi, y compris la charte fondamental.Elle est toutefois perceptible au grand jour, pour le plus grand nombre, à travers l’appellation « République Islamique », choisie par les pionniers de l’indépendance pour désigner la Mauritanie naissante, juxtaposant de la sorte deux termes dont le premier, « République », renvoie à une norme constitutionnelle, et le suivant, « Islamique », à une norme confessionnelle, le premier à un Etat de Droit, le second à un Califat.
Cette appellation n’est pas indifférente ; loin d’être anodine, elle vient rappeler l’existence d’une dualité structurelle et structurante, mais que les créateurs de la Mauritanie voulaient penser désormais et concevoir à travers une volonté politique affirmée d’asseoir l’histoire de ce nouvel Etat sur un pacte de stabilité conjuguant deux modes de gouvernance, présentés alors, comme entretenant une relation conflictuelle, voire d’exclusion.
Le défi était de taille, l’enjeu louable, la perspective ambitieuse, mais les leaders de l’époque ne se ménageront, ni les moyens académiques, ni ceux d’ordre matériel pour réussir ce pari. Il en ira de même pour ceux qui vont leur succéder, obsédés au premier chef, par une politique de démarcation et de rupture avec la vision de la première génération de l’élite dirigeante.
Il faut donc déplorer qu’aucun effort n’ait été entrepris pour créer cette Mauritanie, en perspective d’une symbiose entre deux légitimités, l’objectif ultime, étant de s’émanciper de cette relation conflictuelle, entretenue à dessein par les entrepreneurs de violence, qui s’évertuent à présenter les porteurs de la norme confessionnelle comme des poseurs de bombes, et les constitutionnalistes comme d’irréductibles laïcs.
C’est ainsi que la Mauritanie, des indépendances à nos jours, navigue entre deux eaux, ballotée par deux courants, dont l’un est d’obédience islamiste prenant parfois des allures arabo-nationalistes, produit pur et dur de la medersa originelle, attaché à la naissance d’un Califat et l’autre, résolument constitutionnaliste, émanant de l’école républicaine, attaché à l’émergence d’un Etat de Droit.
Le résultat est là : la Mauritanie n’est ni un Etat de Droit, ni un Califat.
Cette situation de ni-ni, se perpétue des indépendances à nos jours, affectant gravement la lisibilité de nos institutions, et c’est ainsi que dans chaque texte de loi, on trouve deux rapports de droit, celui de la « loi stricto sensu » telle proclamée par le parlement, expression suprême de la volonté du peuple conformément à l’article 4 de la constitution , et celui de la charia, d’essence confessionnelle et jurisprudentielle (Fikh) figurant en bonne place dans le bloc de constitutionnalité, comme étant la « seule source de droit ».
Or, lorsqu’un rapport de droit présente des points de contact avec plusieurs systèmes juridiques, le texte censé régir ce rapport gagne en ambigüité, ce qui non seulement favorise, mais aussi encourage et facilite un contournement de la loi, prenant parfois les allures d’une véritable fraude , notion aussi vieille que le monde, illustration parmi d’autres de l’adage « Fraus omnia corrumpit » traduit communément par l’expression : « La fraude corrompt tout ».
Supposons qu’une personne morale de droit privé accorde à une autre personne morale de même nature juridique (privée) un prêt à terme, avec stipulation d’intérêts, mais à l’échéance, le débiteur soulève la nullité du contrat du fait de l’usure, invoquant à l’appui de ses prétentions, les prescriptions du droit islamique.
Nous sommes ici en face d’un litige qui a des points de contact avec deux systèmes juridiques différents, aussi bien avec le droit islamique concernant la stipulation d’intérêt, qu’avec le droit positif à travers l’article 814 du code mauritanien des obligations et des contrats , le seul article réservé expressément à l’usure.
En droit islamique, l’interdiction de l’usure est absolue, « erga omnes », opposable à tous, sans exception possible, alors que l’article 814 du code des obligations et des contrats tel que voté par le parlement, limite cette interdiction aux contrats conclus entre des personnes physiques. (بين الأفراد)
Sur quel ordre juridique, le juge va-t-il se fonder pour rendre sa décision ? Quelle est la solution que va privilégier le juge ? Celle qui rattache le litige à la seule qualité des parties (صفة الأطراف) comme déclinée dans le contrat, ou celle qui le rattache uniquement et exclusivement, à la stipulation d’intérêts (ربا النسيئة).
Si le juge choisit la première solution, il lui suffira de faire application de l’article 814 du code des obligations et des contrats qui énonce que la stipulation d’intérêts n’est proscrite que lorsque les parties au contrat sont des personnes physiques, (أفراد) ce qui veut dire à contrario (بمفهوم المخالفة) qu’entre des personnes qui ne sont pas physiques, le crédit avec stipulations d’intérêts est permis, et comme les cocontractants sont des personnes morales, le créancier aura gain de cause, au visa de l’article 814 précité.
Toutefois, le juge pourra également privilégier une lecture du contrat à travers les textes coraniques et la doctrine malékite sur l’usure puis, sans égard cette fois-ci pour la qualité des parties, prononcer l’annulation pure et simple de la convention, au seul vu de la stipulation d’intérêts, s’agissant en droit islamique d’un motif de nullité absolue qui s’applique à toutes les transactions, cette nullité ayant de surcroît dans ce système juridique, le caractère d’une disposition impérative relevant de l’ordre public islamique et constitutive comme telle d’une loi de police(1) ; le contrat sera donc cette fois-ci annulé au bénéfice du débiteur, et au préjudice du créancier.
Il aura donc suffi d’une simple modification du facteur de rattachement pour aboutir à deux solutions différentes ; si le juge retient la qualité des parties dans la qualification de la relation, il valide le contrat par application de l’article 814 du code des obligations et des contrats ; si par contre il se fixe sur la stipulation d’intérêts, il annule la convention en invoquant la place privilégiée de la charia dans la hiérarchie des normes constitutionnelles, comme faisant corps avec le bloc de constitutionnalité.
En retenant l’article 814 du code des obligations et des contrats, le juge aura dit le droit, respectant de la sorte le principe de la séparation des pouvoirs telle que proclamé par la constitution ; il se sera fondé donc sur le droit positif (القانون الوضعي) voté par le parlement en application de l’article 90 de la constitution aux termes duquel le « juge n’obéit qu’ à la loi » ; si par contre, il se fonde sur les textes coraniques et le fikh du prêt avec stipulations d’intérêts ربا النسيئة)) tels que rapportés par la doctrine malékite pour annuler le contrat, il se sera fondé sur le bloc de constitutionnalité qui renvoie à la chariia comme « seule source du droit ».(à suivre)
Taleb Khyar ould Mohamed Mouloud
Avocat à la Cour
Ancien membre du Conseil de l’Ordre
1) Lois de police : dispositions dont l’observation vise la sauvegarde de l’organisation politique, sociale ou économique d’un pays.
Source : Maitre Taleb Khyar Mohamed