Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu une série d’émissions spéciales « Coronavirus : une conversation mondiale » pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant les savoirs et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde entier.
Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier épisode : « Qu’est-ce-que nous fait l’enfermement ? ». Nous avons donc décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous proposant chaque jour sur le site de France Culture le regard inédit d’un intellectuel étranger sur la crise que nous traversons.
Aujourd’hui, l’anthropologue _Abdel Wedoud Ould Cheikh,_ analyse la place de la religion et des récits millénaristes dans la compréhension de la crise sanitaire en cours.
Mektoub, le covid-19 en Mauritanie
Plus peut-être que partout ailleurs, les catastrophes naturelles ont, de tout temps, au Sahara, exercé le rôle d’accélérateur à la fois métaphysique et politique.
Dans cet univers de la pénurie chronique et de la rareté de toutes les sources de vie, où les hommes peuvent aisément se sentir de trop dans une création qui n’est manifestement guère faite pour eux, l’enchaînement sécheresse-famine-épidémie-razzia que rapportent les plus vieux récits disponibles a souvent débouché sur des mobilisations collectives aux relents millénaristes.
Des Almoravides (XIe siècle), fondateurs de Marrakech, à la guerre de Shurbubba (XVIIe siècle) qui a vu se développer, sur les rives du Sénégal, l’activité d’un prédicateur inspiré annonçant la fin de toutes les oppressions et l’instauration ultime de l’équité divine dans une atmosphère apocalyptique, on peut lire les traces de ces ébranlements périodiques venus, dans l’espace mauritanien d’aujourd’hui, réaffirmer la faiblesse et la déréliction des hommes face à l’omnipotence punitive d’Allah.
La tonalité dominante des réactions observées en Mauritanie à l’approche des sombres nuages du Covid-19 semble, sans surprise, s’inscrire dans ce schéma.
Il y a pourtant de nos jours, dans cette vieille « terre d’insolence » (sayba), naguère rétive face à tous les pouvoirs, une autorité gouvernementale qui proclame « avoir les choses en main » et décider à bon escient des bonnes dispositions à prendre face à la menace de la pandémie.
Les préoccupations préventives des autorités administratives paraissent, pour l’heure, bénéficier de l’assentiment général de la population de la Mauritanie, partis politiques et prescripteurs d’opinion de tous bords confondus.
En l’absence de toute infrastructure médicale capable d’affronter avec quelque efficacité les effets annoncés de la pandémie, la prévention paraît en effet le seul moyen disponible pour tenter de limiter les ravages de l’hécatombe annoncée.
Ici cependant, comme ailleurs, dans toutes les contrées démunies du monde où plus de 90% de la population vivent d’une cueillette quotidienne sans lendemain, l’hypothèse d’un confinement strict, si d’aventure il pouvait être effectivement réalisé, signifierait ajouter le risque de famine et des mouvements sociaux subséquents aux dangers de la maladie.
D’où le choix effectué par le gouvernement mauritanien de l’instauration de quelques entraves limitées à la circulation, notamment un couvre-feu nocturne et la fermeture de la plupart des lieux susceptibles d’accueillir du public.
Des efforts sont également entrepris en vue de populariser les « gestes barrières », comme il est convenu de les nommer, au sein d’une population qui n’a qu’un accès très limité à l’eau et au savon et où les rites sociaux quotidiens ne vont guère dans le sens de l’instauration entre individus d’une distance présumée salvatrice.
Ces gestes et la crainte du Covid-19 ont toutefois, semble-t-il, trouvé leur chemin dans une poésie populaire traditionnellement prompte à s’emparer de tout ce qui advient pour en faire matière à invention, à mémorisation et à méditation.
Pour atténuer les effets de l’ébauche de confinement instauré, les autorités administratives mauritaniennes ont lancé un appel à contribution volontaire à un fond d’aide et de solidarité officiellement destiné aux franges les plus démunies de la population.
L’évergétisme [forme de devoir moral basée sur le don des plus riches à la société, NDLR] (plus ou moins) administré, vite rejoint par un évergétisme « du repentir », celui notamment de quelques grandes fortunes accumulées dans des conditions moralement incertaines, semble en voie de recueillir des ressources significatives.
La question se pose toutefois de l’équité quant à la répartition de ces ressources par une administration où de nombreux postes-clés sont aux mains de « responsables » pas vraiment connus pour leur probité et/ou leur neutralité vis-à-vis des solidarités de proximité – tribales et ethniques – qui commandent encore largement les liens sociaux en Mauritanie.
Quoi qu’il en soit du destin futur de ces ressources en voie de (possible) blanchiment moral, elles alimentent, pour l’heure, un élan collectif de compassion et de charité qui participe lui-même du vent de résipiscence déclenché par l’imminence de la catastrophe.
Les hommes se sont rendus coupables de trop de péchés ; ils se sont trop écartés des voies instituées par Le Seigneur et ils doivent payer ces écarts de conduite.
Les théologiens sont, bien sûr, favorables à cette redistribution expiatoire, mais ils ne sont pas unanimes sur le bien-fondé de la fermeture des lieux de culte.
S’il ne se trouve guère parmi eux d’adversaires résolus du décret gouvernemental instituant la mise hors service des mosquées, la tristesse jusqu’aux larmes de certains de leurs prêches dit bien l’ampleur de l’autre danger qu’ils éprouvent : l’étiolement d’un esprit communautaire plus que jamais nécessaire sans lieu de communion
Ils savent pourtant d’où viennent toutes ces épreuves. S’ils soupçonnent parfois la main de « l’étranger », surtout « mécréant », et aimeraient bien le voir expier en premier tous les péchés dont les hommes – musulmans compris – se sont rendus coupables, ils s’exaltent et tremblent avant tout de l’éclatant renouvellement du rapport de force entre Dieu et ses misérables créatures porté par le redoutable virus.
Où sont et que peuvent, demande tel prédicateur, le Conseil de Sécurité et ses droits de véto ? Où sont les missiles intercontinentaux ? Où est l’arrogance des marchés et l’insolence consumériste des riches et des puissants ? Face à un être microscopique envoyé par Dieu, tout cela semble bien dérisoire. Il n’y a qu’à se repentir et à prier. Il n’y a qu’à accepter humblement ce qui advient, car c’était écrit.
Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat »
Source : France Culture