Le 25/12/2019 – Ishac Diwan
BEYROUTH – Une nouvelle vague de révoltes s’empare du monde arabe, le Soudan et l’Algérie étant suivis à présent par le Liban et l’Irak. Les récentes manifestations de masse dans chaque pays ont mobilisé des millions de personnes de tous horizons, en colère contre la détérioration des conditions économiques. Apparemment ce phénomène s’aggraverait suite à une mauvaise gestion et à une mauvaise gouvernance.
Comme au cours du Printemps arabe de 2011, les manifestations actuelles dans chaque pays se sont coalisées autour des exigences de changement de régime. Mais il existe une différence majeure : alors que l’aspiration à la dignité des citoyens avait exacerbé ces soulèvements, les manifestations actuelles sont motivées par la faim populaire. Le Printemps arabe a fait place à un rude hiver du mécontentement.
En 2011, les prix du pétrole étaient à leur apogée et un grand nombre d’économies arabes connaissaient leur plus forte croissance depuis des décennies. Les meneurs des soulèvements étaient essentiellement de jeunes diplômés qui aspiraient à de meilleurs emplois et à être mieux représentés dans la politique et dans la société. Bon nombre des gouvernements de la région ont été en mesure de ramener le calme dans les rues à l’aide de politiques économiques expansionnistes financées par les revenus du pétrole, par le soutien des pays du Conseil de coopération du Golfe et par des transferts de fonds.
Mais avec la chute des prix du pétrole en 2014, une grande part de cet espace budgétaire a disparu. Dix gouvernements de la région ont déjà des taux d’endettement supérieurs à 75 %. À mesure que la croissance a ralenti, les dépenses publiques ont baissé, entrainant ainsi l’insécurité économique. Même là où l’ajustement budgétaire commence à peine, le vieux modèle de distribution de rentes est devenu inabordable et la population se retourne contre des régimes qui semblent incapables ou peu disposés à faire un effort de réforme convaincant.
En outre, les nouveaux mouvements populaires en Algérie, au Soudan, au Liban et en Irak ont tiré d’importantes leçons des soulèvements de 2011. À l’heure où ils ne se contentent plus de simplement déplacer des autocrates vieillissants, les manifestants ciblent également des éléments clés de la structure profonde de l’État et des forces de sécurité. En Algérie et au Soudan, ils ont rejeté des élections rapides et exigent plutôt du temps pour organiser de nouveaux partis, afin de pouvoir faire concurrence aux organisations islamistes implantées de longue date.
Outre leur exigence de changements d’envergure au sein du système politique, les manifestants actuels refusent de négocier avec l’ancien régime. Dans le cas de l’Algérie, la combinaison de 70 milliards de dollars de réserves de change étrangères, et de la faible dette étrangère, signifie que le mouvement de protestation et les forces armées peuvent se permettre de maintenir l’actuel jeu du prisonnier, dans lequel le premier attend que le régime se désintègre – et où le dernier se maintient dans l’attente de la démobilisation populaire. Reste bien évidemment le risque de ne pas parvenir à une résolution avant la fin du coussin budgétaire : à ce point, les réformes économiques seront beaucoup plus difficiles à mettre en œuvre.
En revanche, au Soudan, le front démocratique a accepté à contrecœur en août de conclure un accord de partage du pouvoir avec l’armée. L’économie s’est effondrée à tel point que la coopération est devenue la stratégie la plus souhaitable. L’armée ne peut pas continuer à consommer 60 % des dépenses publiques à présent que ces dernières ne représentent plus que 8 % du PIB. Pour le moment, un gouvernement technocratique prend en charge la stabilisation de l’économie, en remettant ainsi au lendemain l’ultime négociation politique – et en laissant les deux côtés manœuvrer pour pouvoir bénéficier de l’éventuelle transition.
En ce sens, le Liban et l’Irak ressemblent encore plus à l’Algérie qu’au Soudan, mais leurs économies se détériorent à présent rapidement. Alors que l’Irak est sous le choc de la baisse des recettes pétrolières, le Liban est perturbé par la baisse des entrées de capitaux, sa principale source de rente externe. Ces chocs économiques ont révélé les coûts énormes du système politique sectaire de chaque pays. Les manifestants quant à eux, poussés par des revendications économiques, ont été encouragés par l’amélioration des conditions de sécurité plus étendues, en raison de la défaite de l’État islamique et de la liquidation de la guerre en Syrie.
Dans ces quatre pays, la gravité de la mauvaise gestion de l’économie traduit l’ancienne habitude d’utiliser les dépenses publiques pour financer les alliés et les clients du régime, plutôt que d’en faire profiter l’ensemble de la population. Ces régimes dominent le secteur privé de chaque pays par népotisme, non pas seulement dans le but d’extraire et de distribuer des rentes à leurs clients, mais également dans celui de bloquer l’émergence d’entités autonomes à même de financer un mouvement d’opposition. En conséquence, les capitaux et les compétences sont mal répartis, le climat des affaires se dégrade et la concurrence, l’innovation et la croissance en pâtissent.
Les situations en Irak et au Liban se compliquent d’autant plus par la diversité de la population dans chaque pays. Les régimes qui ont émergé après la guerre civile du Liban dans les années 1990, et après l’invasion de l’Irak par les États-Unis au début des années 2000, reposent sur le partage du pouvoir entre des oligarques sectaires qui maintiennent leurs positions par oppression et clientélisme. Ces coalitions ont pu se maintenir aussi longtemps qu’il y avait un gros butin à répartir entre les clients respectifs de chaque groupe. Mais comme les rentes ont diminué, les groupes ont été incapables de s’entendre sur la façon de répartir les pertes et ont plutôt fait un effort désespéré pour se ruer sur le reste des ressources, ce qui a précipité une crise économique. Au Liban, les coûts de cette folie sont maintenant assumés par un secteur financier fragile, qui risque d’imploser.
Enfin, la dynamique géopolitique régionale a également joué un rôle dans la politique intérieure irakienne et libanaise. Dans ces deux pays, les groupes politiques soutenus par l’Iran disposent de la puissance de feu, mais se sont avérés incapables, jusqu’à présent, d’élaborer un contrat social largement acceptable leur permettant de consolider leur position politique.
En tout cas, l’histoire est en marche en Algérie, au Soudan, au Liban et en Irak. Les revenus du pétrole à travers le Moyen-Orient ont plongé d’environ un tiers depuis 2014, laissant aux régimes autocratiques moins de ressources pour financer le clientélisme. Alors que nous entrons dans l’hiver de 2020, cette nouvelle vague de mécontentement public risque de se développer et d’envahir d’autres pays. Le défi de chaque pays va consister à trouver un chemin vers une transition politique et économique capable de satisfaire l’agitation populaire et de créer les conditions propices à une prospérité largement partagée.
Jusqu’à présent, toutefois, les régimes vieillissants, confrontés à des mouvements populaires exigeant un contrat social plus juste et plus productif, ont recours à la répression pure et simple, ce qui jusqu’à présent n’a réussi qu’à pousser la population à exiger davantage de concessions. Nul ne sait ce qui va advenir ensuite. Aucun pays arabe – pas même la Tunisie en voie de démocratisation, où les soulèvements de la région ont commencé en 2011 – n’a encore trouvé de solution crédible.
Ishac Diwan, titulaire de la Chaire d’excellence Monde Arabe à Paris Sciences et Lettres, professeur à l’École Normale Supérieure de Paris.