Le Calame : Bientôt 2 mois que le président Ghazwani est élu à la tête de la Mauritanie. Trop court certes pour porter un jugement sur sa manière de conduire les destinées du pays, mais si vous deviez en retenir quelque chose, que diriez-vous ?
Samba Thiam : Nous dirions que les signes annonciateurs, significatifs, émis ne sont pas de nature à inciter à l’optimisme ; pour être en porte-à-faux à la fois avec l’esprit de son discours d’investiture et celui du premier ministre dans l’hémicycle. Mais bon, comme vous dites donnons-nous encore un peu de temps, et nous serons fixés.
Vous n’avez certainement pas cessé de suivre et tenté de décortiquer les faits et gestes du nouveau président, depuis la campagne jusqu’à la formation de son premier gouvernement et enfin ses récentes rencontres avec les acteurs politiques de la majorité et l’opposition. Y trouvez-vous une cohérence par rapport à son discours d’investiture ?
La seule cohérence pour l’instant que je retiens demeure l’ouverture à certains leaders politiques. C’est une bonne chose, même s’il y a plus essentiel. Il faut espérer qu’elle sera élargie à tous les acteurs politiques significatifs de la vie publique pour aboutir à des échanges substantiels sur la prise en charge consensuelle des questions de fond.
J’avoue, pour passer à mon état d’âme, avoir ressenti de la frustration comme un bon nombre de mauritaniens, et comme eux, avoir été dérouté par ses messages brouillés. Comme tout le monde, je m’interroge sur la capacité et la détermination de Ghazouani à opérer des ruptures, à sortir des carcans habituels d’appareil de parti.
La communication du ministre de l’Enseignement supérieur, passée sans démenti, qui affirme, avec aplomb, la continuité avec l’ancien régime, ajoutée au halo ayant entouré la formation du gouvernement qui s’apparente à une sorte de chantage le laisse, forcément, penser….
La Mauritanie est apparue fortement divisée pendant et après la présidentielle du 22 juin. L’unité nationale dont tout le monde semble se préoccuper a été secouée pour ne pas dire ébranlée. Tous les candidats ou presque ont préconisé, chacun en ce qui le concerne, sa solution. Laquelle ou les lesquelles vous ont paru pertinentes, réalistes et réalisables dans l’immédiats au sujet de cette question, devenue, d’une certaine manière galvaudée ?
Votre question appelle d’abord une remarque par ses sous-entendus, que je décoderai ainsi : ’’l’unité serait menacée à cause du vote ethnique, vote ethnique qui se découvre à travers l’alignement massif de la vallée du fleuve sur le candidat de la CVE…Voilà qui fait problème’’ !
Quand les arabo-berbères s’alignent, et ce depuis toujours, sur un candidat bidhaani, c’est naturel et normal ! Quand les haratines, se retrouvent, toutes tendances confondues, dans le ‘’Manifeste’’, ou s’alignent derrière Messaoud, il n’y a pas débat.
Mais dès que les négro-africains adoptent la même attitude, ça devient insolite, contre nature ! On crie au danger de l’unité menacée ! Mais, en vérité, cette unité est menacée depuis fort longtemps, aggravée depuis l’avènement du 12/12 et sous le mandat du président Aziz; en raison des politiques pernicieuses des hommes au pouvoir, et de certains militaires en particulier.
Maintenant, pour répondre à votre question qui porte sur la pertinence ou non des programmes des uns et des autres sur la question, je dirais ceci : chez Biram il n’y a rien de nouveau, il touche à tous les axes, Avec Maouloud, j’ai noté tout de même une évolution notable de position, même si son commentaire post-entretien avec Ghazouani vient tempérer la teneur de son discours de campagne sur la question. Quant à Monsieur Kane, il est le porteur de la solution préconisée par la CVE dont les FPC sont membres…
Une chose positive toutefois que l’on retrouve, je crois, dans tous les programmes des candidats : l’exigence de l’enseignement des langues nationales, pour une prise en charge cohérente de la diversité culturelle du pays… Tous également ont semblé opter pour la Démocratie comme solution à cette question de l’Unité.
Mais là je me démarque, pour rappeler qu’il existe de grandes démocraties, bien connues, qui se sont accommodées de l’esclavage et de la discrimination raciale.
La véritable solution à cette question de l’unité réside, à mon avis, dans la prise en compte effective de la diversité ethnique et culturelle du pays, qui passe par l’égalité des langues et cultures, encore une fois, par l’équité et l’égalité des chances des citoyens devant les opportunités, par l’égale dignité des communautés, à travers la reconnaissance de chacune dans son identité et dans son altérité.
Pensez-vus que le dialogue que toutes les chapelles et camps politiques prêchent depuis la fin de la présidentielle pourrait apporter des solutions idoines à cette problématique et aux préoccupations exprimées par les mauritaniens ? Pensez-vous que le nouveau président en a pris toute la mesure ?
Oui, si tous ces acteurs politiques l’abordent avec un esprit empreint de franchise et d’honnêteté, indispensables en pareil cas. Oui, un dialogue honnête, franc, sérieux et serein pourrait nous sortir de cette situation grave et dangereuse qui dure près de 60 ans.
5Si le président Ghazwani demande à vous rencontrer dans le cadre des concertations qu’il a engagées avec les acteurs politiques, seriez vous prêt à répondre à son invitation ? Quelle préoccupation ou urgence demanderiez vous de régler à l’orée de son mandat?
On ne peut décliner l’offre de dialogue et c’est, du reste, ce que j’observe tout autour de moi, même si la manière ne me semble pas des meilleures. J’y répondrais donc, à défaut de mieux, et ce d’autant plus que nous sommes parmi les premiers, sinon les premiers acteurs politiques historiques de ce pays à avoir demandé, depuis toujours, un dialogue autour des problèmes de fond ; depuis 1986 notre attitude là-dessus n’a pas varié. L’urgence pour nous , encore une fois, a été et demeure, l’Unité nationale ou la cohabitation.
Que vous inspire la récente sortie d’une association demandant l’arabisation intégrale de l’administration mauritanienne ?
Au regard du contexte interne fébrile, la demande de cette association peut s’interpréter comme une provocation, et y accéder reviendrait à jeter de l’huile sur le feu. Tant que cette hypocrisie permanente continuera de nous habiter, nous n’avancerons pas.
J’avoue honnêtement, par ailleurs, ne pas comprendre la logique qui anime ces segments idéologiques de notre société. Que voulaient donc ces lobbies ? Que veulent-ils enfin ?
Depuis 1959 un courant nationaliste arabe, largement majoritaire, n’a de cesse de réclamer, à cor et à cris, l’arabisation de l’école et de l’administration pour des besoins ‘’d’indépendance culturelle’’ soutient-il.
Rappelons qu’ en Avril 1979, suite aux crises récurrentes en milieu scolaire, le CMSN avait initié une réforme, à travers un Système à filière rendant obligatoire l’arabe pour la composante maure (Bidhaans et haratines ), avec option ouverte pour les Négro-africains entre l’arabe et le français (filière bilingue- ); et simultanément, l’expérimentation des langues maternelles (pulaar, soninké et wolof) par l’Institut des langues, créé pour la circonstance, était mise en chantier avec , en perspective, leur généralisation au bout. Ces langues nationales -arabe, sooninke, pulaar et wolof étaient utilisées comme langues – véhicules d’enseignement.
Ces nationalistes arabes n’avaient de cesse de réclamer l’arabisation, et le CMSN le leur offrait . On leur donnait ce qu’ils avaient demandé depuis toujours, mais voilà qu’ils n’en voulaient plus, et même se dressaient contre ! On leur proposait d’apprendre l’arabe, rien que l’arabe, Ils n’en voulaient pas , l’élite y compris ! Et voilà que maintenant, ils revenaient de nouveau à la charge !!! Que voulaient donc ces gens ?
Ce fut à cause de leur pression et de leur opposition farouche à ce système que la réforme scélérate de 1999 vit le jour , qui sacrifia l’expérimentation , réussie, des langues nationales pulaar, sooninke et wolof – pour consacrer, depuis, l’échec massif et continu de nos enfants à l’école que nous observons dans les examens et concours ; à travers l’ imposition de l’enseignement de toutes les matières culturelles en arabe ( Histoire, Géographie, philosophie, instruction civique,, instruction morale et religieuse, langue ), affectées de coefficients accrus ; ainsi , sous le prétexte, fallacieux, d’unifier le système, on levait , en réalité , un écueil rencontré dans la filière arabe que l’on dressait , sciemment , sur le chemin des écoliers négro-africains.
Cet arabisme forcené a plombé notre école et notre unité. Il n’y a aucune sagesse à poursuivre une course effrénée qui mène aux abîmes …
Les résultats du concours d’élèves officiers a révélé l’absence totale de négro-africains sur la liste des admis. A la question de savoir pourquoi, un des organisateurs aurait laissé entendre qu’ils n’ont pas concouru. Un commentaire ?
C’est toujours l’hypocrisie dont je parlais à l’instant qui domine, hélas, à travers cette réponse indécente …A supposer que votre interlocuteur eût raison, cela évacue-t-il pour autant la question centrale qui est de savoir pourquoi des composantes nationales entières ‘’ boudent ‘’ l’institution militaire ? Si ces composantes n’ont pas concouru ou ne veulent plus concourir c’est bien parce que, par expérience, cette institution s’est révélée fermée à eux depuis 1987; par phobie sécuritaire ; par idéologie chauvine qui veut faire de ce pays un pays exclusivement arabe.
Et pourtant des négro-africains viennent de concourir, récemment, au profit de onze ministères. Sur près de 700 admissibles déclarés on compte 90 négro-africains ! L’idéologie chauvine demeure, qui conduit à ce racisme d’Etat, à cette logique d’exclusion devenue structurelle et banalisée…On le voit, en vingt ans, la réforme de 1999 a fait des dégâts, pour sceller le sort des écoliers négro-africains !
Répondant à une question posée, sur l’avenir de la CVE, au cours d’un point de presse tenu, au lendemain du scrutin du 22 juin, le président Kane Hamidou Baba avait laissé entendre qu’elle sera ce que voudront en faire ses militants et sympathisants. Une explication de texte ? Où en est aujourd’hui la CVE ?
La CVE durera tant que l’esprit initial de Coalition demeurera. Et qui dit coalition dit parties rassemblées, sans fusion organique. Le défi le plus sérieux pour la pérennité de ce rassemblement est d’ordre sécuritaire…Tout le reste est surmontable.
Nombre de mauritaniens, en particulier au sein des militants et sympathisants de la CVE ont été surpris par votre arrestation, intervenue au cours de la répression policière intervenue le 23 et 24 juin à Nouakchott, alors que vous n’étiez ni candidat, ni responsable direct de la campagne. Quelques mois après cet évènement, savez-vous ce qui a conduit la police jusqu’à chez vous? Que vous reprochait-on ?
Pour commencer par la fin, en matière de reproches, je ne trouve rien, sinon que je ne veux pas me taire face aux injustices et à cette discrimination continue. Je refuse toute compromission avec le Système. Je suis perçu, je crois, comme un homme gênant, voilà tout.
Cela dit, il semble que je devais servir de maillon dans un plan machiavélique, échafaudé pour les besoins d’un agenda perfide. Et comme tout plan, pour son exécution, a besoin d’agents pour les basses besognes, vous devinez la suite… On en trouve même dans les taules les plus dures, a fortiori … Bref, nous sommes cernés pour faire simple…
Certains négro-africains de la majorité ne vous pardonnent pas, vous de la CVE d’avoir monté une candidature à caractère ethnique et redoutent, par conséquent, « des représailles » de la part du pouvoir. Vous les comprenez ? Leur crainte est-elle justifiée au regard de la formation du nouveau gouvernement et des nominations opérées par Ghazwani?
Encore une fois le caractère ethnique ne se retrouve pas que chez nous ; arrêtez ce procès en sorcellerie…Maintenant les représailles ou la répression sont intimement liées à toute lutte digne de ce nom …Dans la composition du gouvernement dont vous parlez, il n’y a pas grande nouveauté, sauf pour le frémissement, positif, consenti à la composante haratine. Notre quota est resté le même. Je ne vois donc pas un rapport de cause à effet entre l’existence de la CVE et ces quotas du gouvernement.
Que vous inspire ce qui se passe, depuis quelque temps, chez vos anciens camarades de l’UFP ?
Turbulences internes naturelles dans la vie des organisations politiques, chez nous comme partout ailleurs.
Quel avenir envisagez-vous pour l’opposition mauritanienne sortie divisée de la présidentielle?
Sombre, si elle se révèle incapable de se ressaisir. Aller en solo voir le Président, sans stratégie commune et sans plan concerté, est porteur de risques pour ne rien dire de plus …
Pensez-vous que votre parti, les FPC a désormais des chances d’être reconnu par le gouvernement ?
Oui, si je me force à l’optimisme. Mais bon qui sait ? Chez nous, notre logique a presque toujours été de n’en avoir aucune !
Propos recueillis par DL
Source : Le Calame (Mauritanie)