Dans les prisons de Mauritanie, le calvaire d’un apostat

Condamné à mort pour apostasie en 2014, Mohamed Cheikh Mkheïtir a finalement trouvé refuge en France, près de Bordeaux, il y a deux mois, après un long calvaire dans les geôles de Mauritanie.

Dans un texte publié à l’époque sur Facebook, le jeune homme avait osé dénoncer les atteintes aux libertés et le système de castes qui subsiste dans son pays. En exclusivité, il livre son témoignage à La Croix. Oui, il dort bien. Non, il ne fait pas de cauchemars toutes les nuits… Rencontrer Mohamed Cheikh Mkheïtir est une expérience unique. Ceux qui ont pu approcher cet homme de 36 ans depuis sa sortie de prison, le 29 juillet, sont médusés.

Sa condamnation à mort en Mauritanie pour apostasie, en 2014, son incarcération pendant cinq ans et sept mois dans les geôles de son pays, ne l’ont pas détruit. Malgré les séquelles et le traumatisme, il en est ressorti. Aussi grave que déterminé, solide comme du granit, doux comme un agneau.

L’on se dit que, probablement, les atrocités subies attendent leur heure, prêtes à resurgir du tréfonds de son être telle la lave d’un volcan qui dort. On peine à le croire, on insiste. Mais il est formel : les idées noires et le désespoir n’ont jamais envahi son cachot. Si ces années ont rongé, à petit feu, son insouciance, grignoté son sourire, lui a toujours tenu la barre, cap sur l’avenir.

« Il existe encore des adouaba, des anciens camps d’esclaves »

Son crime ? Cheikh, aîné d’une fratrie de dix enfants issus de trois mariages successifs de son père, s’est rebellé contre l’ordre immuable. « Vers 17-18 ans, j’ai senti que mes idées divergeaient de la société, et je me suis construit intellectuellement. Mon père et ma sœur Aycha pensent comme moi, le principe de liberté individuelle a prévalu dans ma famille »

Devenu chef comptable de la société d’acconage et de manutention de Nouadhibou, la capitale économique du pays, et militant contre l’injustice sociale, il confie en décembre 2013 à Facebook le fruit de ses réflexions solitaires.

Dans un texte, « La religion, la religiosité et les Maalmines », repris sur plusieurs sites, il critique l’instrumentalisation de la religion pour justifier le racisme à l’encontre des castes méprisées et ostracisées des Maalmines (artisans), dont il est issu, et des Haratines, des affranchis, dans une Mauritanie qui n’a jamais vraiment tourné la page de l’esclavage.

« Il n’y a aucun mélange entre castes. Dans la rue, chacun sait si quelqu’un est Beidane [caste des hommes libres, dirigeants, guerriers et marabouts, voir ci-contre], Maalmine ou Haratine, dit-il aujourd’hui. Beaucoup de Maalmines et de Haratines ne vont pas à l’école.

On crée partout des mosquées, alors qu’il existe encore des adouaba, des anciens camps d’esclaves restés des villages isolés de Haratines, et qui n’ont ni école ni centre de soins.

On sort des fillettes de l’école pour les marier. Rien ne pourra changer si on n’améliore pas l’enseignement ». Même indigné, Cheick garde une totale maîtrise, économise ses gestes, domine sa voix.

Pour les oulémas, par essence beidanes, Cheikh a blasphémé et porté atteinte au prophète. Il est immédiatement arrêté, incarcéré, invité à se repentir dans un délai de trois jours, sinon il sera condamné à mort en tant qu’apostat, quand bien même il n’a pas renié sa religion.

Mais de ses repentirs, alors, nul n’a cure. Emmuré dans son cachot, Cheikh ignore alors que la Mauritanie s’embrase, chauffée à blanc par les chefs religieux érigés en inquisiteurs de la foi, et par le général Mohamed Ould Abdel Aziz, arrivé au pouvoir par un coup d’État en 2008 avant d’être élu président. Lors de manifestations haineuses, des centaines de milliers de personnes réclament sa tête dans ce pays de quatre millions d’habitants.

Aujourd’hui, il y a quelque chose de douloureux dans la carcasse longiligne de ce grand jeune homme. Un pas lent, imperceptiblement claudiquant. Rencontré à un arrêt de tram d’une banlieue bordelaise – la peur ne l’a pas quitté, et pour sa sécurité il ne veut pas être localisé – Cheikh Mkheïtir recherche fébrilement sur son téléphone l’emplacement du restaurant où nous devons nous rendre, à 800 mètres de là, et suggère incidemment un lieu à deux pas d’une autre station.

C’est que, comprend-on par la suite, ses chevilles ankylosées et ses genoux rouillés peinent à le porter. Et son mal de dents tambourine dans sa tête. Cheikh fait des pauses, étudie chacun de ses déplacements pour économiser ses pas.

Peu prolixe sur ce qu’il a enduré, il préfère le confier à son cahier – faute d’ordinateur – qu’il noircit, chaque jour, sur la minuscule table dans un recoin de sa chambre.

Ce n’est que bien plus tard qu’il confie, d’une petite voix qui contraste avec son imposante stature, « presque six ans sans marcher, sans bouger, j’en ai perdu l’usage de mes pieds. Je n’ai vu la lumière du soleil que six fois ».

« Il est psychologiquement extrêmement fort, il est toujours resté positif. J’étais ébahie », se souvient Kiné-Fatim Diop, du bureau d’Amnesty international à Dakar, au Sénégal, après avoir rendu visite au condamné à mort, en juin 2015, au bout de 18 mois d’incarcération.

Avec une volonté de fer, il apprend le français en prison

Cheikh ne dit pas que son français est fluide, il l’a appris avec des livres d’écoliers, de grammaire et de conjugaison, et une volonté de fer, pendant ses derniers 18 mois de détention dans une caserne. « Il a une puissance intellectuelle. Il est extrêmement volontaire. En juin 2015, nous avions un traducteur, il ne parlait pas un mot de français ! », s’exclame encore Kiné-Fatim Diop.

L’isolement, l’inaction, l’attente sont ses nouveaux fardeaux d’homme fraîchement libre, mais dont la liberté a un goût amer. Cheikh est impatient de parfaire plus encore son français, de reprendre le cours d’une vie longtemps interrompue.

S’il dit « merci à la France » de l’avoir hébergé, il raconte les rudesses de l’accueil, pour quelqu’un qui sort tout juste des couloirs de la mort. « J’y ai trouvé beaucoup de difficultés », explique-t-il, en dépit des ONG qui se démènent. Pas de soins médicaux, pas de soutien psychologique, pas d’argent tant que le processus de demande d’asile n’est pas enclenché.

Cheikh fait visiter son appartement, spacieux et chichement meublé, dans une coquette résidence cité-dortoir de banlieue, avec vue sur arbres mais plein de solitude. À peine deux mots difficilement échangés avec son colocataire érythréen, faute de langue commune.

Et des voisins invisibles. De son balcon, il voit « le matin tout le monde partir travailler en voiture et rentrer le soir ». Son visage sombre en dit long sur ces journées qu’il passe avec lui-même.

Cheikh montre, désappointé, le virement de 34 € mensuels qu’il a reçu de l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Après un soutien d’Amnesty international et un financement de l’ONG américaine Freedom now, pour soigner ses yeux restés loin de la lumière pendant près de six ans, des amis mauritaniens prennent la relève, à coups de 20 ou 30 €, simplement pour qu’il puisse manger. Il s’en excuse : « Je ne veux pas mendier, je suis prêt à travailler. Comptable, c’est ce que je sais faire ».

« Une bouteille pour faire pipi, une vieille boîte de conserve pour mes besoins »

Lorsqu’il est jeté en prison, le 2 janvier 2014, Cheick Mkheïtir a 30 ans. Il croit à « une affaire de quelques jours ». Pendant ses sept premiers mois, il reste reclus dans une cellule nue. « Sans rien, sans rien du tout ». Il marque un temps, puis précise : « Sans lit. Sans toilettes. Sans point d’eau ». Jamais il ne s’emporte.

D’un ton neutre, il laisse remonter à la surface tout ce qui devait l’avilir : « une bouteille pour faire pipi, une vieille boîte de conserve pour mes besoins. Je ne me suis lavé que deux fois en sept mois. Je ne me suis jamais brossé les dents, jamais coupé les ongles et les cheveux. On me donnait à manger par la lucarne de la porte. Je n’ai pas eu une seule visite. Je n’ai même pas prononcé’bonjour’une fois, les deux premiers mois ». Mais il n’est devenu ni dément, ni suicidaire.

La pression des ONG internationales et l’insistance du représentant du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme en Mauritanie, d’abord l’Allemand Ekkehard Strauss, puis le Français Laurent Meillan, permettent à Cheikh Mkheïtir d’obtenir des conditions de détention moins inhumaines, mais n’enrayent pas la machine de haine.

Les intellectuels se taisent. Le doyen des avocats s’oppose à ce qu’un mécréant soit défendu. Même la présidente de l’officielle Commission nationale des droits de l’homme demande la mise à mort de l’hérétique.

Le 23 décembre 2014, il est condamné à la peine capitale, en dépit d’un moratoire sur la peine de mort depuis 1987. « Ce n’était pas un procès, mais un théâtre avec des centaines de personnes qui poussaient des youyous et jetaient leurs chaussures. Je comprends à ce moment-là que la condamnation à mort m’attend », se souvient-il. Cheikh reste néanmoins « persuadé que le verdict sera annulé ». Celui-ci est confirmé en appel, le 24 avril 2016, après 28 mois de détention.

Sa famille est injuriée, menacée, persécutée, au premier chef sa mère et ses deux sœurs, ses plus fidèles soutiens, qui pourront le visiter à partir de 2015. « Je voudrais tant qu’elles puissent, elles aussi, quitter la Mauritanie », glisse-t-il. Son père finira par perdre son emploi de préfet.

Réfugié en France avec sa quatrième femme, il garde le silence sur cette tragédie familiale. « Il faisait partie des quelques’élus’maalmines et haratines auxquels l’État offre une bonne place pour faire croire à l’ouverture de la société ». Jusqu’à ce que le vent tourne.

Son mariage est annulé du fait de crime d’apostasie

« Mes amis ne sont plus les mêmes, poursuit-il. Beaucoup de personnes que je croyais proches se sont détournées ». Cela forge un homme. « J’aurais du mal à expliquer comment, mais on ne voit plus la vie de la même façon. Je sais en tout cas que je veux être libre ».

Son mariage est déclaré caduc du fait de crime d’apostasie. Du jour où il est entré en prison, sa femme, qu’il avait épousée un an auparavant, est sortie de sa vie. Elle a été remariée. Était-elle consentante ? « Je l’ignore. Je n’ai jamais eu de nouvelles, confie Mohamed Cheikh Mkheïtir.

Si je le voulais, aujourd’hui, je pourrais la récupérer, les principes religieux sont toujours en faveur des hommes. Mais moi, je privilégie la morale. Elle ne m’a pas contacté après ma sortie de prison. Alors, je ne veux même pas savoir la vérité, cela ne changerait rien ».

De ses réflexions sur Facebook, comme tant de jeunes en écrivent, il n’avait pu imaginer qu’elles poseraient problème. « Mais la Mauritanie pense comme au temps du Prophète au VIIe siècle », soupire-t-il. « Les mêmes écrits par un Beidane auraient trouvé justification. D’ailleurs des Beidanes ont déjà tenu des propos plus graves que les miens. Mais moi je suis d’une basse caste. Les prisons sont pour les Maalmines.

Ma condamnation est raciste. Certains l’ont compris, trop tard. Mais l’important, c’est qu’ils aient fini par le comprendre. Un jour la Mauritanie changera et je reviendrai ». Optimiste toujours.

« Le procès Dreyfus version mauritanienne »

Pour Mohamed Moine, un de ses avocats, qui l’a ardemment défendu malgré les risques, l’affaire Cheikh Mkheïtir, « c’est le procès Dreyfus version mauritanienne ». Un symbole d’iniquité dans une Mauritanie obscurantiste, de plus en plus salafisée et wahhabisée.

Dès sa première condamnation, l’anthropologue Marielle Villasante Cervello soulignait à quel point « ce qui a le plus dérangé les élites religieuses et la quasi-totalité des Mauritaniens est que le jeune appartient à un groupe statutaire méprisé, qu’il ait cependant une bonne formation en islam et en arabe classique, et qu’il se soit permis, si l’on peut dire, de remettre en question un ordre social encore conçu comme inchangeable », écrivait-elle alors (1).

Sous le pseudonyme de Francis Serra, un diplomate français estimait pour sa part, en 2018, que le régime mauritanien, « dans une sorte d’alliance avec un salafisme primitif, pense ainsi contrôler la société, protéger son pouvoir minoritaire et préserver ses prébendes étatiques » (2). Ainsi, le mufti et ancien bras droit de Ben Laden, Mahfoudh ould Walid, émet des fatwas, et prône la charia dans sa grande mosquée de Nouakchott…

« La Mauritanie combat l’extrémisme militairement, mais elle le fabrique culturellement et l’abrite politiquement», dénonce un proche, qui requiert aussi l’anonymat. « Nous vivons la talibanisation de la société. Et la barbarie – flagellation, amputation, peine de mort par lapidation – est toujours inscrite dans le Code pénal », ajoute le même interlocuteur.

La loi sur le blasphème et l’apostasie s’est même durcie le 28 avril 2018, punissant ces crimes d’une peine de mort obligatoire, sans possibilité de repentir. « 90 % de la ville de Nouakchott est descendue dans la rue pour se faire justice.

Nous avons répondu à la demande populaire », avait alors plaidé le président Aziz, dans un entretien à l’hebdomadaire Jeune Afrique. Une réponse en forme de tour de vis, près de six mois après la clémence accordée à Cheikh Mkheïtir. Le 9 novembre 2017, la Cour d’appel de Nouadhibou avait en effet commué sa peine, requalifiée de « mécréance », à deux ans de prison.

Cheikh peut alors respirer. Les autorités confirmeront son placement en « détention administrative » pour « assurer sa sécurité physique » et pour des « raisons d’ordre public ». Mais de liberté il ne fut pas question. « Un colonel m’a embarqué vers un endroit inconnu, je comprendrai quelques mois plus tard qu’il s’agit d’une caserne militaire, et que je suis séquestré à la demande du président Aziz. Je n’ai pas craqué.

Il fallait que je garde un bon état psychologique pour ne pas perdre de vue mon objectif. Combattre l’injustice sociale et l’esclavage en Mauritanie, c’est mon projet de vie ».

2 031 jours de détention

Il entend le reprendre là où il l’avait laissé, six ans auparavant, « avec tout l’historique » de son compte Facebook, fermé après l’avalanche de signalements pour compte indésirable, mais qu’il compte bien récupérer.

Lorsqu’il est enfin libéré, le 29 juillet 2019, puis exfiltré vers le Sénégal avant de gagner la France, la Mauritanie, cette fois, reste calme, nul ne s’étant chargé d’hystériser et d’instrumentaliser son cas. Les conditions du dénouement d’une si longue incarcération ? Elles ne sont pas pleinement éclaircies.

Il se dit que Mohamed Ould Ghazouani, le nouveau président mauritanien, bien qu’ancien chef d’état-major et compagnon de route du président Aziz, a vertement prié ce dernier de solder le dossier empoisonné du cas Mkheïtir avant sa prise de fonction. Celle-ci est intervenue le 1er août. Trois jours après la fin d’un calvaire de 2 031 jours.

Par Marie Verdier

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Apostasie

Du grec apostasis, « se tenir loin de », l’apostasie désigne le reniement public de la foi. Le terme arabe est ridda ou irtidad, qui signifie « tourner le dos », explique Emmanuel Pisani, directeur de l’Institut supérieur de théologie des religions (1).

L’apostasie, précise-t-il, peut être déclarée dès lors que le musulman manifeste un doute sur une croyance qui a fait l’objet d’un consensus au sein de la communauté. Les versets coraniques indiquent que la peine qu’encourt l’apostat sera subie dans l’au-delà, à l’exception du verset qui affirme que « Dieu les châtiera d’un châtiment douloureux en ce monde et dans l’autre » (s. 9, 74).

Mais aucune indication sur la nature de la peine.

C’est dans les dits du Prophète que se trouvent les textes les plus catégoriques en faveur d’une peine capitale. Les réformateurs soutiennent que nul châtiment n’est prescrit dans le Coran contre l’apostat, la peine capitale vient, selon eux, en contradiction avec le principe coranique selon lequel « il n’y a pas de contrainte en religion » (sourate 2, 256).

(1) « Apostasie en islam. Vers la liberté religieuse ? », revue Esprit, novembre 2015.

Source: La Croix