« Une pratique utilisant la puissance publique à des fins d’enrichissement privé », telle est la définition sommaire que donne la Banque mondiale à la corruption. Le phénomène est, cependant, beaucoup plus complexe. Une complexité que trahit l’opacité du fléau et l’impossibilité d’en mesurer, avec exactitude, l’étendue. Qu’il s’agisse de la petite corruption (celle visant à accélérer un processus administratif banal, en contrepartie d’une modique somme d’argent ou d’une petite faveur) ou de celle, plus dévastatrice, qui déstructure et pervertit à la base le processus du développement par la violation systématique des règles de droit et le non-respect des normes éthiques de travail, le phénomène existe assurément, sous toutes ses formes, dans notre pays. Pire, il y est ancré, depuis longtemps.
Je vais tenter dans le présent essai d’élucider cette réalité avant d’explorer les voies et moyens d’en réduire drastiquement l’incidence dans la vie publique. Une éradication complète et définitive me semble en effet relever du pur fantasme. En revanche, un effort de réduction drastique devrait être du domaine du possible. Sans céder aux charmes de la démagogie ambiante, mon analyse partira de ce postulat.
Un phénomène endémique
Qu’il s’agisse du manque de transparence dans l’octroi des marchés publics, de l’évasion fiscale à grande échelle, de la fuite des capitaux, de l’usurpation de la propriété publique, de la manipulation des épreuves d’examens, de la falsification des listes d’admis ou d’électeurs, de la surfacturation des services à l’Etat ou de la sous-facturation de ses redevances, de l’abus aggravé d’autorité et autre trafic d’influence sans vergogne, les méthodes d’incurie et pratiques de concussion ont, depuis des lustres, pignon sur rue en Mauritanie.
Pire encore, pour obtenir, dans notre pays, un simple droit, en théorie acquis, comme la délivrance d’un extrait de naissance, celle d’un passeport, ou simplement un rendez-vous administratif, une personne ordinaire, c’est-à-dire, sans support relationnel ni connexion officielle au sein de l’administration, se voit, très souvent, contrainte de « graisser la patte » d’un officiel ou un agent d’administration pour avoir gain de cause. C’est là une réalité amère devenue hélas une constante de notre vécu :
Depuis quelques décennies, la Mauritanie est progressivement devenue une arène où le plus fort rançonne le plus faible, où chacun demande ou usurpe, à sa façon et selon ses moyens, sa part du butin public.
Le guichetier, le policier, l’administrateur, le douanier, l’armateur, le personnel médical, le comptable, le magistrat, l’homme d’affaires… tout le monde, chez nous, s’adonne à la fraude, au passe-droit, à l’usage du faux. Tous s’acharnent sans merci sur le patrimoine de l’Etat, du moins ceux qui le peuvent, et le secteur privé n’y échappe guère non plus. La voracité des corrupteurs n’a d’égale que l’absence de scrupules des corrompus. S’ils ont bien une chose en commun c’est leur mépris des lois et l’absence d’éthique. Réduire, voire éradiquer, un mal d’une telle amplitude n’est pas une sinécure. Le pari est donc à la mesure du défi. Autant dire énorme !
Un fait de culture
Quand une pratique se banalise de la sorte, s’assimilant aux normes et usages, elle devient partie intégrante de la culture. La corruption, en Mauritanie, ne relève plus, en ce sens, de l’anomalie. C’est un fait de culture, une pratique répandue comme une coutume. Or changer ou transformer un fait culturel est une tâche de longue haleine qui nécessite une transformation des mœurs. Un plan d’action stratégique à long terme, impliquant une mobilisation optimale des moyens, s’impose donc de rigueur.
Mais un tel déploiement de ressources ne peut se produire sans une synergie des forces nationales, laquelle requiert, forcément, un grand effort d’explication et une prédisposition à la concertation. Seule une mise en symbiose des actions de l’ensemble des acteurs concernés, à savoir les institutions publiques compétentes (Cour des comptes, Inspection générale de l’Etat etc.), le secteur privé, les médias, la société civile (écoles, associations, partis politiques, syndicats..) et les partenaires internationaux (bailleurs de fonds..) permettra d’aboutir à des résultats probants. Un mal d’une telle envergure exige en effet un travail de sensibilisation des masses et une mobilisation conséquente des énergies car les décrets officiels et autres menaces intempestives ne sauraient, à eux seuls, venir à bout du fléau. Ils serviraient tout au plus d’opérations de rafistolage, laissant du coup intactes les structures de l’édifice. En somme, on ne saurait mener ce combat sans l’adoption d’une approche participative au niveau institutionnel car relever le défi requiert la participation de tous.
Une responsabilité collective
Dans le domaine du combat contre la corruption, la seule option envisageable est l’adoption d’un plan de lutte stratégique qui doit être élaboré dans le cadre d’un programme global de développement socio-économique intégré. Ce plan ne peut donc être un moyen de règlement de compte politique à caractère sélectif, il s’agit d’une entreprise de salut public qui doit être conçue dans l’optique d’une politique de reconstruction nationale d’ensemble.
Une ambition herculéenne
Dans la patrie du « tiebtieb » où la culture du bakchich révèle désormais de la norme, il est difficile d’altérer les mentalités sans un effort de rééducation sociale soutenu. Or on ne peut sérieusement mettre en garde les élites sur les pratiques de concussion sans avoir au préalable fait ses épreuves dans l’effort d’élimination des maux favorisant, en premier lieu, le développent du mal. J’entends par là, entre autres pratiques désormais « culturelles », l’inféodation du pouvoir judiciaire à l’exécutif, le manque réel d’indépendance des organes de contrôle, les bas salaires des fonctionnaires et leurs retraites de misère, la lenteur des prestations administratives, l’impunité des contrevenants, l’inexistence de codes de conduite et d’éthique professionnelle, l’inexistence de procédures d’évaluation et d’avancement méritocratique dans la fonction publique, la domination de l’informel… etc.
Des mesures concrètes à prendre d’urgence
La législation pénale héritée du passé, bien qu’elle n’ait que rarement été appliquée, a toutefois le mérite d’exister. Elle doit, par conséquent, être réactivée. Mieux, elle doit être revigorée pour élargir son champ d’application. Une amélioration du cadre normatif dans le sens d’une meilleure transparence dans la gestion des marchés publics s’impose d’emblée. Outre une simplification des procédures administratives, elle devrait permettre une amélioration du système de suivi, de contrôle et d’audit des finances publiques.
Pour bien signaler le changement de cap dans les méthodes de gestion et d’administration de la chose publique, je suggère que le nouveau gouvernement prenne des mesures concrètes pour convaincre le public de sa détermination, qui pourraient être par exemple :
- Encourager la presse à dénoncer les pratiques de mauvaise gestion et les malversations et lui accorder la protection nécessaire à cet effet.
- Permettre aux institutions de contrôle (Inspection Générale de l’Etat, Cour des comptes, Inspection des finances, etc.) et à la justice de s’autosaisir des allégations de corruption sans attendre le feu vert du gouvernement, donc tenir compte des lanceurs d’alerte avec discernement.
- Institutionnaliser la lutte contre la corruption par l’adoption d’une loi-cadre en la matière.
- Mettre en place une Agence nationale de lutte contre la corruption avec des pouvoirs élargis.
- Radier de la fonction et du service publics toute personne reconnue comme corrompue ou corrupteur par la justice, et la priver de la possibilité de se présenter aux fonctions électives.
- Faire respecter les dispositions légales encadrant le financement de la vie politique (plafonds de dépenses pendant les campagnes électorales, collecte des fonds, etc.).
- Initier un audit général des finances publiques pour recenser les cas de corruption et de détournements de fonds publics durant les 10 voire 15 dernières années.
- Former les magistrats et le personnel judiciaire (parquet, avocats) pour renforcer leur expertise technique en la matière.
- Mettre en place un parquet spécialisé en matière de lutte contre la corruption bénéficiant de mesures incitatives et de protection dérogatoires pour mieux l’aider à assumer sa mission.
- Mettre à jour les textes réglementaires et législatifs applicables en matière de corruption (code pénal, etc.).
- Lancer des campagnes de sensibilisation des citoyens sur le respect du bien public.
Telles sont succinctement quelques de propositions pour l’élaboration d’une stratégie nationale de lutte contre la corruption. Bien qu’elle puisse sembler partielle et incomplète, cette batterie de mesures souligne l’importance d’un choix et la pertinence d’un concept dans lutte contre la corruption : la transparence et la bonne gouvernance.
On retiendra que nonobstant la ratification, depuis 2005, de plusieurs instruments de lutte contre la corruption comme la Convention des Nations unies ou celle de l’Union africaine, notre pays peine toujours à avancer dans le chemin de la bonne gouvernance comme le confirme avec pertinence notre rang (144/180, score 27/100), peu enviable, dans le classement de l’indice international de perception de la corruption de l’organisation Transparency International (IPC).
La lutte contre le fléau est donc une question de vie ou de mort. Le laxisme d’un commis de l’Etat, ou tout autre responsable chargé d’une mission d’intérêt public, peut avoir des conséquences désastreuses pour tout un pays. Car ce qui est en jeu, au-delà de la violation des normes éthiques, peut être l’approvisionnement en eau potable d’une communauté, la viabilité d’une route publique, l’importation d’un médicament vital ou la protection d’un écosystème etc. Un geste d’apparence anodin (perception d’une prime en contrepartie de la délivrance d’un certificat) est, par conséquent, susceptible de créer un effet boule de neige et conduire à des catastrophes en cascade.
Je formule ici le souhait, partagé par nombre de mes concitoyens, que les autorités nouvellement élues auront la détermination et la compétence nécessaires pour s’attaquer au problème.
Mohamed El Mokhtar Sidi Haiba
Chercheur en Sciences sociales