…au moment où l’extrême pauvreté et le chômage colonisent villages et bidonvilles en Afrique? »
Taleb Sid Ahmed-Mbareck est Docteur en Sciences de l’Information et de la Communication de l’Université Stendhal de Grenoble (France).
Diplômé de l’IPSI en Tunisie, il a travaillé comme rédacteur à la Télévision de Mauritanie. Il a été par la suite chargé de communication au bureau de la Banque Mondiale à Nouakchott puis à Abidjan. Taleb Sid Ahmed-Mbareck est actuellement en service au siège de la Banque maghrébine d’investissements et de commerce.
Après « L’Afrique face à ses retards, quelle place pour les NTIC?», Taleb Sid Ahmed-Mbareck, journaliste mauritanien, est auteur d’un deuxième livre. « Banque mondiale, Etat et société en Afrique » vient de paraître aux Editions Universitaires Européennes.
Dans ce nouvel essai, il aborde, entre autres, la question des taux de croissance flatteurs et des réalités quotidiennes difficiles dans certains pays africains. Entretien.
Initiativenews : En Afrique, l’embellie macroéconomique ne recoupe guère la réalité quotidienne des populations. Les gouvernants se félicitent souvent de taux de croissance élevés alors que les inégalités se creusent. Le « on ne mange pas croissance » des ivoiriens est un sentiment très répandu dans le continent. Pourquoi la croissance ne profite pas aux plus démunis.
Taleb Sid Ahmed-Mbareck : Il s’agit effectivement d’un paradoxe souligné par tous ceux qui s’intéressent au sort du continent. Dans l’ensemble, les statistiques montrent que l’Afrique va bien mieux qu’il y a 15 ans, pourvu que cela dure car certains pays stagnent tandis que d’autres reculent, comme au Sahel et en Centre Afrique en proie à une « boko-haramisation » (pour reprendre les termes utilisés par Serge MICHAILOF, auteur d’un intéressant ouvrage paru en 2015 et qui traite de la dérive africaine) qui inquiète bien au-delà des frontières nationales, jusqu’à conduire à des interventions militaires extérieures, le comble pour des Etats dits « souverains ». « Jamais l’Afrique n’a été plus injuste ». C’est le coup de gueule d’une autre chevronnée du continent, spécialiste appréciée du développement durable et qui, à l’image de Michailof, a elle aussi parcouru le continent au cours des 30 dernières années.
« Il y a malheureusement un gros malentendu sur l’action de la Banque mondiale en Afrique que tout le monde gagnerait à mieux clarifier. »
Le fonds du problème est là. Alors que l’ampleur de sa croissance depuis plus d’une décennie est vantée par tous les observateurs, le creusement des inégalités et la paupérisation des classes paysannes sont des éléments de fragilités qui devraient pousser à réduire l’excès d’optimisme ambiant.
Les grands oubliés de cette croissance, du reste fragilisée par la poussée démographique, ce sont les ruraux et les exclus des bidonvilles, faisant craindre une radicalisation irréversible des tensions sociales amplement portées par les réseaux de communication modernes.
Au regard des données disponibles, on estime à seulement 5% le taux de baisse de la pauvreté en Afrique au cours de la décennie écoulée, corroborant le constat fait par la plupart des auteurs sur le manque de lien mécanique entre croissance et réduction de la pauvreté. Tous les économistes sont d’avis que la croissance dont il est question en Afrique s’est réalisée dans des secteurs peu productifs avec une infime incidence sur la création d’emploi. Il n’y a qu’à examiner la situation de la pauvreté dans les pays africains ayant réalisé ces 15 dernières années des taux de croissance à deux chiffres, passant la barre des 10%.
IN : Dans votre livre, vous évoquez « un changement d’approche stratégique et opérationnelle du Groupe de la Banque mondiale » Concrètement de quoi s’agit-il ?
Taleb Sid Ahmed-Mbareck : Il faut d’abord préciser que pendant les premières années de son engagement avec les pays, la Banque mondiale accordait des prêts sans que cela n’ait formellement débouché sur des stratégies articulées par rapport au développement. Il a fallu attendre le début des années 70 pour que la planification interne des opérations se fasse à l’aide de documents appelés alors « Country program papers » qui informaient sur la stratégie d’engagement au niveau pays.
Le fait marquant de ces documents d’une quinzaine de pages, tout au plus, est l’absence de toute concertation, pour la plupart d’entre- eux, avec les autorités des pays ou d’autres parties prenantes. Ces documents, internes et confidentiels, étaient donc préparés par et pour la Banque mondiale, sans aucune prise en compte d’avis externe.
Les années 90 et 2000 ont connu plusieurs évolutions qui ont permis d’affiner les stratégies d’intervention de la Banque mondiale, désormais systématiquement soumises à l’examen et l’approbation de son Conseil d’Administration.
Parallèlement à ces évolutions au niveau stratégique et opérationnel, la politique d’information et de divulgation des documents a elle aussi connu des mutations, rendant obligatoire depuis la fin des années 90 la consultation avec les principales parties prenantes. En dépit de ces évolutions, le département d’évaluation de la Banque mondiale a relevé des dysfonctionnements qui ont conduit l’institution en juillet 2014 à mettre en vigueur une nouvelle directive relative au cadre d’engagement dans les pays où elle intervient, particulièrement ceux dits en voie de développement. La particularité de ce nouveau cadre de Partenariat est qu’il devrait au préalable être précédé d’un nouveau diagnostic du pays (SCD, ou Systematic Country Diagnostic) présentant une analyse rigoureuse et actuelle des problèmes de développement.
« La déconnexion des stratégies de développement par rapport aux contextes politiques est un des éléments qui ont le plus marqué l’intervention des partenaires au développement dans une majorité de pays africains au cours des 20 dernières années. »
Au fonds, la Banque est désormais consciente que l’objectif de mettre fin à l’extrême pauvreté en une génération ne pourrait se réaliser sans de profonds changements. au niveau de sa doctrine économique, qui a longtemps privilégié les logiques du marché par rapport aux logiques sociales.
Au premier rang de ces changements, le mode de redistribution des revenus, d’où le danger des inégalités. La nécessité d’une meilleure compréhension de l’économie politique, notamment le contexte et l’engagement politique des dirigeants à réduire la pauvreté, qui devient de plus en plus géographiquement localisée (sur 1 milliard de pauvres dans le monde, 415 millions vivent en Afrique sub-saharienne).
IN : Dans votre ouvrage, vous écrivez « Aussi longtemps que le problème des institutions n’a pas été résolu en Afrique, la gouvernance du développement devient difficile ».
Taleb Sid Ahmed-Mbareck : C’est l’un des principaux enseignements que nous pouvons tirer de cet ouvrage : La déconnexion des stratégies de développement par rapport aux contextes politiques est un des éléments qui ont le plus marqué l’intervention des partenaires au développement dans une majorité de pays africains au cours des 20 dernières années. Prenez le cas de la Côte d’Ivoire : Depuis le déclenchement de la crise militaro-politique en septembre 2002, aucune stratégie de développement n’est véritablement allée à son terme. Alors même qu’elle préparait son premier DRSP (Document de Stratégie de Réduction de la pauvreté), la Côte d’Ivoire était en proie à une profonde division qui allait se révéler plus longue que prévu. Ceux qui ont participé à l’élaboration du DSRP ivoirien évoquent un environnement qui ne prêtait pas à la cohésion politique et sociale nécessaire à son succès. Sa mise en œuvre a donc été compromise dès le départ.
D’autres estiment que le DSRP était tout sauf un document de politique publique car l’attention des dirigeants à l’époque était beaucoup plus focalisée sur les moyens de l’utiliser pour bénéficier des retombées de l’Initiative PPTE (Pays pauvre très endettés), avec en perspective l’effacement de la dette. Pourtant, il semblerait que sur le plan technique, il était bien élaboré, peut-être mieux que le Plan National de Développement, phase 1, qui en a repris les grandes lignes. Son apport fut essentiel dans la compréhension de la pauvreté dans sa multi-dimensionnalité. Sur le papier, c’était un document qui avait le potentiel de faire reculer le taux de pauvreté et corriger les disparités régionales.
» …L’Afrique devra compter sur elle-même pour assurer son développement, à condition d’avoir une gouvernance apaisée et beaucoup plus axée sur les résultats, moins de corruption et investir dans le capital humain. »
Le diagnostic était sans reproche, mais la réponse politique aux contraintes identifiées a été plombée par le glissement du pays vers une longue période d’instabilité.
C’est à ce niveau qu’intervient le problème majeur du contexte politique dans lequel se sont déployées toutes les autres stratégies appuyées par la communauté des bailleurs.
Tous les experts et acteurs majeurs que j’ai interrogés sont unanimes sur ce fait. Ce qui pose la question récurrente de l’efficacité de l’Aide au développement.
IN :Vous avez été, pendant plus d’une décennie, chargé de communication de la banque mondiale en Mauritanie et en Côte d’ Ivoire. Une fonction qui vous mettait en contact avec les populations cibles des projets de développement. Est-ce que la perception de ces populations, par rapport aux politiques de la banque, a évolué ?
Taleb Sid Ahmed-Mbareck : Il y a malheureusement un gros malentendu sur l’action de la Banque mondiale en Afrique que tout le monde gagnerait à mieux clarifier.
En dépit des efforts déployés depuis sa création pour éradiquer la pauvreté dans le monde, la Banque ne jouit pas d’une bonne image auprès de certaines franges importantes de la population africaine, notamment la société civile et le milieu académique où se concentrent les leaders d’opinion.
Les conditionnalités de l’aide au début des années 80 en Afrique, notamment les plans d’ajustement structurels et leurs effets négatifs sur le plan social y sont pour quelque chose. Pourtant, il n’y a plus d’ajustement structurel depuis la fin des années 80 et il serait injuste d’imputer les blocages du continent exclusivement à l’intervention des institutions de Breton woods.
De toutes les manières, l’Afrique devra compter sur elle-même pour assurer son développement, à condition d’avoir une gouvernance apaisée et beaucoup plus axée sur les résultats, moins de corruption et investir dans le capital humain. C’est la trajectoire suivie par les pays de l’Asie du Sud, Singapore, Corée du sud et Malaisie pour ne citer que ces 3 tigres.
Alors que la majorité des pays africains, au moins 17 d’entre eux, avaient fêté en 2010 leur 50ème anniversaire d’indépendance nationale, de nombreuses opinions occidentales et africaines sont d’avis que l’aide des pays riches est un véritable désastre, une sorte d’Aide mortelle ou « Dead Aid » pour reprendre le très médiatique titre de l’ouvrage publié en 2009 par la zambienne Dambisa Moyo, ancienne cadre à la Banque mondiale. On peut critiquer l’excès de son jugement sur l’aide, mais il est difficile de la combattre sur un constat partout visible aujourd’hui : Le retour en force des mouvements sociaux sur le continent, portant avec eux les frustrations de citoyens qui s’estiment marginalisés et exclus des fruits d’une décennie de croissance économique. Les nouveaux acteurs sont des artistes, tels Thiat et Kilifeu du groupe Keur gui ou Smockey et Sam’s K Le Jah, figures emblématiques d’une jeunesse urbaine révoltée, ayant provoqué l’alternance avec un « Y’en a marre » sénégalais et un « balai citoyen » burkinabè. Toute la difficulté est là : Comment faire comprendre à ces acteurs le bien fondé de l’aide au développement au moment où l’extrême pauvreté et le chômage massif des jeunes colonisent villages et bidonvilles en Afrique ?
Propos recueillis par BS
Source : Initiatives News (Mauritanie)