Deuxième épisode
Après plus de deux ans de chômage, mon frère me téléphone pour me demander de participer à un concours organisé par le ministère du Commerce, de l’Artisanat et du Tourisme en vue de la sélection des candidats qui bénéficieront d’une formation d’accompagnateur de tourisme.
« C’est un métier ça ?
— Bien sûr ! L’accompagnateur de tourisme est un animateur de voyages qui conçoit les programmes des circuits touristiques. Au terme de la formation, tu pourras venir à Atar pour m’aider à tenir l’agence. Depuis quelques mois, il y a un répit dans les enlèvements et les touristes commencent à revenir. Tu les accompagneras dans leurs parcours, en mettant à l’honneur la culture, la gastronomie et l’artisanat de notre pays. Tu seras le metteur en scène du spectacle pour nos touristes. Tu leur mettras le Sahara en vitrine ! »
Ayant réussi le concours, je pus suivre durant neuf mois une formation en culture générale, histoire de la Mauritanie, patrimoine, expression et communication, littérature mauritanienne, élaboration de l’offre touristique, gestion de l’informatique touristique et accès aux ressources informatiques et documentaires. Je fis mon stage de formation à Saharatours, l’agence de mon frère.
Avec le temps, je m’étais spécialisé dans le circuit Atar-Terjit-Chinguitti-Richat. Une des éditions de ce circuit devait marquer ma vie. C’était au début de la saison touristique 2030. Les touristes arrivaient par le vol charter Paris-Atar du samedi 23 novembre. Vers 19 heures, je me rendis à l’aéroport avec l’équipe de l’Agence pour les accueillir. Nous attendîmes à la sortie « Arrivées », brandissant des pancartes au nom de l’Agence. La première à se présenter fut une jeune femme aux cheveux bruns, fumant comme un pompier, visiblement impressionnée. Elle aspirait la fumée à pleins poumons, cherchant à lutter contre l’angoisse qui la prenait à la gorge. Puis arriva une blonde sexy aux jambes longues. Sa peau pâle, encore maquillée de brouillard, s’était couverte d’une fine pellicule de sueur. Ses ongles étaient vernis d’une teinte rouge sang légèrement transparente. Elle portait une robe fleurie à bretelles Col v profond, qui lui donnait une allure un peu enfantine. La blonde fut suivie par un vieillard barbu, vivace et drôle qui nous salua par un « quel bonheur d’être ici ! » Curieux, il ne cessait de poser toutes sortes de questions sur les membres de l’équipe :
« Qui c’est cette grande brune aux charmes exotiques ? Sa voix jeune et ferme étonnait pour un homme de cet âge.
— C’est M’Bouja, notre animatrice. Lui répondis-je.
— Sa peau n’est-elle pas un peu trop pâle pour une animatrice touristique ?
— Elle est nouvelle à l’Agence. »
Simone, une veuve retraitée habituée du circuit, passa la sortie avec d’autres et vint embrasser tout le monde. Parmi les arrivants, il y eut des aventuriers, des descendants de colons nostalgiques, des touristes consommateurs qui ne venaient pas visiter le pays réel, mais un pays imaginaire qui correspondait à l’idée fixe qu’ils s’en étaient déjà faite, etc. Tous arrivaient du vieux monde, le berceau des plus grandes folies de l’histoire de l’humanité. Ils donnaient l’impression d’avoir laissé derrière eux les règles très rigides qui régissent leur existence en Europe. Richard, un autre habitué du circuit passa la sortie.
« Bonsoir Chams. Tu vois combien je suis fidèle au rendez-vous. Quelle chance vous avez de vivre ici, votre désert est un véritable paradis ! »
Il avait depuis longtemps opéré sa transformation alchimique du désert et de ses habitants. Je fis l’appel pour m’assurer que tous étaient là et je les invitai à reconnaître les bagages, avant de monter dans le bus.
Le bus était un autocar de grand tourisme avec double vitrage surteinté athermique, pare-soleil conducteur, pare-soleil voyageurs, rideaux aux baies latérales, rideaux lunettes arrière, salons, cabines de toilettes, air conditionné, air pulsé individuel, fauteuils V.I.P, Wifi, montre digitale, spots de lecture individuels, prises électriques, prises iPhone, prises USB, caméra qui retransmet la route aux passagers, G.P.S., télévision, radio RDS stéréo, écrans vidéo, machine à café, réfrigérateur, tables. Le châssis était abaissé pour la montée et la descente des passagers. Tous avaient maintenant pris place. Le chauffeur annonça le départ. Je m’assis sur le siège guide et pris mon micro :
« Bonsoir et bienvenue à la « Terre des Hommes » de Saint Exupéry ! Nous sommes heureux à Saharatours de vous accueillir en Mauritanie, le pays des villes anciennes et des sites grandioses ! J’espère que le voyage n’a pas été trop fatigant. Vous avez fait le tour du monde il vous manque quelques soirées autour du feu, sous un déluge d’étoiles, en compagnie des maures qui vous tiendront longtemps éveillés. Il vous manque de vous être fait brûler le visage au souffle du vent de sable venu du fonds du Sahara. Juste deux petites citations de Théodore Monod pour nous préparer à notre virée dans l’Adrar : « L’Adrar, pays déshérité, vie plus rude… Ici nous ne sommes que des hôtes, sans la moindre voix au chapitre, ignorés avec une sereine indifférence, ou provisoirement tolérés ; ici, ce n’est pas en notre honneur que fonctionne la machine et nous n’y sommes guère le centre du monde ; il est bon, parfois, de se l’entendre répéter par quelques coins de nature sauvage, vierge, et qui ne ment pas ». Et » les déserts sont émouvants parce que c’est la nature avant l’homme. C’est aussi le spectacle de ce qu’elle pourrait être après lui, quand il aura disparu ». Notre programme prévoit deux nuits à Atar, la capitale de la région de l’Adrar. Cette ville a longtemps été la base des troupes françaises et fut une étape inévitable du rallye Paris-Dakar. La localité accueille beaucoup de visiteurs chaque année. C’est un carrefour du tourisme en Mauritanie. Les populations locales se caractérisent par leur sérénité et leur sagesse. Les Atarois sont hospitaliers, serviables et accueillants. Ici l’hospitalité nomade légendaire ne se dément pas. Avis aux hommes hétéros : les femmes mauresques à la démarche aérienne et aux yeux de jais se laissent courtiser et prennent plaisir à ce jeu. C’est une tradition très ancienne chez les Maures… » Le miroir convexe du rétroviseur panoramique central m’offrait une vision complète des passagers. Une des Allemandes, mince comme un clou, à l’allure de mante, faisait une ligne de coke sur le miroir de son poudrier. Son homme, qui avait honni de son visage toute trace d’insouciance, fumait en silence sa pipe. Simone avait allumé son spot de lecture et lisait.
« Demain sera une journée ensoleillée, le ciel sera dégagé. Il fera 20° à 7 heures, 30 à 13 heures et 29 à 19 heures. M’Bouja vous servira maintenant la première des trois tournées rituelles du thé de l’hospitalité. Parfumé à la menthe, le thé est transvasé un grand nombre de fois pour faire de la mousse ; il vous sera servi dans de petits verres à moitié remplis. Il se boit mousseux et très chaud. La cérémonie des trois verres de thé est l’une des mille et une facettes de l’âme maure. Un thé ne se conçoit pas sans les trois verres, le premier » âpre comme la vie », le second « doux comme l’amour », le troisième « suave comme la mort »… » Les écrans affichaient maintenant des images d’Atar et de l’hôtel Adrar. « L’hôtel Adrar vous accueillera durant votre séjour à Atar. L’hôtel se distingue par son cachet distingué et raffiné, sa couleur ocre et son architecture arabo-mauresque. Il est situé sur le baten à proximité de la palmeraie. Il ne figure pas encore dans le listing des hôtels à la mode, vous y passerez votre séjour dans l’intimité et selon vos désirs, loin du bruit de la foule et sans les contraintes hôtelières habituelles ; pas de voisin de table volubile content de ses exploits sportifs. Les chambres sont à double toit, avec air conditionné, lit confortable, télévision, douche et toilettes privées, eau courante chaude et froide. Les décors intérieurs des chambres s’inspirent des décorations murales des maisons de Oualata. Le mobilier est de style artisanal maure. Le méchoui est servi tous les jours. De grands buffets de spécialités locales sont mis en places. Je vous conseille la salade de dattes sauce Oualata et le couscous royal. L’eau minérale et le thé à la menthe sont servis à discrétion.
« Vous pouvez vous attarder sur les magnifiques dunes près de l’hôtel et lézarder sur le sable doré et chaud en attendant le coucher du soleil qui vous comblera, surtout lorsque vous avez la chance d’ignorer le poème de l’abbé de Najrâne :
منع البقاءَ تقلبُ الشمس
وطلوعُها من حيث لا تمسي
وطلوعها حمراء صافيةً
وغروبُها صفراء كالورْسِ
اليوم أعلمُ ما يجيء به
ومضى بفصل قضائه أمسِ
Les variations du soleil nous empêchent d’accéder à l’éternité
Quand il se lève de là où il ne s’est pas couché
Rouge feu au lever
Jaune comme la mémécyle au coucher
Je saurai ce qu’aujourd’hui apportera
Et hier a emporté avec lui son décret.
« Demain, nous partirons en excursion vers l’oasis de Terjit à environ 46 kilomètres au sud d’Atar. M’Bouja, donne-nous des images de Terjit. Le site est magnifique, il se niche à l’ombre d’une faille dans un profond canyon. C’est un havre de tranquillité, un véritable paradis en plein désert, dominé par de splendides falaises. L’humidité et la verdure sont entretenues par une source fraîche qui s’écoule en permanence de la roche ; l’eau tombe goutte à goutte d’une haute paroi abrupte garnie de mousse et de fougères. À Terjit vous vivrez une expérience inoubliable, nous dresserons nos khaïmas au milieu des palmiers, des gazouillis et du chant de l’eau, et vous verrez alors dans quelle plénitude paisible vous serez ! Mais nous sommes arrivés ! » Je laissai les touristes descendre avant moi. La douce nuit étoilée semblait s’installer pour de bon.
Ce matin, c’est le branle-bas du départ pour Chinguitti. L’excitation régnait partout. Les vendeurs de souvenirs étaient à leur poste. On chargeait les bagages. Les bagagistes, poussant les chariots, se bousculaient devant les soutes. Dans la réception, les touristes allaient et venaient ou conversaient par petits groupes. Je rejoignis un petit groupe près du comptoir. Les souvenirs de l’excursion d’hier dominaient la conversation :
« … les habitants de Terjit assistaient à la course, même les vendeurs de souvenirs avaient déserté leurs postes. Les femmes du village encourageaient les concurrents par leurs youyous.
— Quel plaisir de se baigner ! J’ai bien aimé la piscine naturelle. Elle était peu profonde, mais rafraichissante.
— Terjit laisse des souvenirs inoubliables ! J’ai quitté l’oasis la tête et le cœur pleins de souvenirs, avec une immense envie de revenir !
— … j’avais dit à l’équipe de l’Agence que je voulais explorer le village, ils m’ont fait accompagner par un agent… »
Les touristes avaient maintenant embarqué. Je vérifiais une dernière fois qu’on n’avait oublié personne. Puis le car démarra, direction Chinguitti. Et je repris mon micro : « Bonjour ! J’espère que le séjour à Atar a été agréable. Aujourd’hui nous partons à la découverte de Chinguitti, la plus célèbre des villes anciennes de Mauritanie, à environ 85 kilomètres à l’est d’Atar. M’Bouja, tu peux lancer la vidéo. L’imposante masse violacée du massif de l’Adrar qui traverse la Mauritanie, entre les déserts de la Majabat El Koubra et de l’Aouker, abrite quatre joyaux : Chinguitti et Ouadane, dans le nord, Tichitt et Oualata, dans le sud-est. Figées dans un univers minéral, ces vieilles cités, établies aux XIIe et XIIIe siècles et jadis si prospères, survivent aujourd’hui avec beaucoup de difficultés, dans un contexte hostile. Mais bien qu’agonisantes, elles en disent long sur l’histoire de cette région, dont le sort était étroitement lié à la nappe phréatique et aux tracés des routes commerciales entre le Maghreb, le Sahel et le monde noir. Autrefois riches centres commerciaux et intellectuels, les ksour mauritaniens luttent aujourd’hui contre les assauts du sable, du vent et de l’oubli.
« Situés sur les grands axes caravaniers, ces ksour (« places fortes » en arabe), dont Chinguitti fut sans doute le plus célèbre, s’étaient transformés au cours des siècles en véritables mégalopoles du commerce transsaharien, particulièrement celui de l’or et du sel. Subissant les méfaits du climat saharien, voire sahélien dans le sud, victimes depuis des décennies d’une sécheresse dramatique, ils refusent néanmoins de s’engourdir. Leur génie créateur anime encore la culture mauritanienne. Les motifs des décors muraux de Oualata sont repris dans les dessins au henné que l’on trace encore aujourd’hui sur les mains et les pieds des Mauritaniennes, de même que dans la bijouterie, l’artisanat du bois et du cuir, les broderies des vêtements masculins, la teinture des voiles des femmes, le tissage des tapis traditionnels et même sur les billets de la monnaie nationale, l’ouguiya. Les mélodies de Vala, célèbre musicienne de Chinguitti, devenue une figure emblématique de notre musique, sont encore jouées au tidinit, le luth maure. D’autres airs traditionnels, comme l’Awdid, qui met en musique le chargement de la caravane de Tichitt, immortalisent les différents aspects de la vie des ksour, du temps de leur splendeur. Ainsi la tradition séculaire se perpétue, à l’image de ces balanciers qui puisent encore l’eau des vieux puits sous les palmiers et continuent, nonchalants, à se prosterner à travers les siècles.
« Autrefois, la Mauritanie se nommait Bilad Chinguitt (le pays de Chinguitti). Fondée à la fin du XIIIe siècle, Chinguitti, littéralement « la source des chevaux » en Azer, l’ancienne langue parlée ici, fut un important centre du commerce caravanier entre l’Afrique du Nord et l’Afrique noire, et surtout la plus grande métropole culturelle de la région depuis le début du XVIe siècle ; elle abritait des universités islamiques et était un grand carrefour du commerce transsaharien. Du temps de sa gloire elle comptait 12 mosquées pouvant accueillir chacune jusqu’à 1.000 hommes et parfois 20.000 chameaux pouvaient y transiter en une seule journée. La cité était devenue la 7e ville sainte de l’islam. Elle doit ce titre notamment à son ancienneté (bâtie en 1264 à la suite d’un ancien village, Abbère, la ville originelle à 3 kilomètres de Chinguitti, qui remonte à 777) et à l’abondance des livres religieux conservés dans ses bibliothèques : la cité était connue sous le nom de « ville des bibliothèques. » Pendant longtemps, elle servait de point de départ pour se rendre au pèlerinage de La Mecque. Les pèlerins venaient à Chinguitti de tout l’ouest africain (Mauritanie, Sahara et Soudan- Occidental), tous se s’y regroupaient pour partir en caravane. La caravane annuelle en direction de La Mecque contait parfois plus de 30000 chameaux. Sidi Abdullah Ould Al Hadj Brahim, un historien de la ville mentionne qu’ »un jour, une caravane de 32 000 chameaux quitta Chinguetti chargée de sel : 20 000 appartenaient à ses habitants et 12 000 aux gens de Tichit. Toute la caravane fut vendue à Zar et les gens se demandaient laquelle des deux villes étaient la plus prospère « . Aujourd’hui, le sable envahit lentement les cours des maisons abandonnées, à tel point que le sol des anciennes pièces d’habitation, croulant sous les pierres des murs effondrés, se trouve actuellement à plus de deux mètres au-dessous du niveau de la rue. Mais cette cité reste « l’âme du pays » et elle est moins dépeuplée que les autres. Sa célèbre mosquée, qui fut longtemps le symbole national du Bilad Chinguitt, y dresse encore son minaret carré, défiant le temps. »
« La ville de Chinguitti est réputée pour ses collections de manuscrits anciens, conservés dans des bibliothèques qui appartiennent à de grandes familles qui se les transmettent de père en fils suivant le droit coutumier. Ma famille fait partie des dix lignées qui possèdent des fonds de manuscrits. Notre collection est la plus riche, elle comprend des centaines de manuscrits anciens traitant de sciences religieuses, d’astronomie, de médecine, de poésie, de musique, de littérature, de généalogie, de mathématiques… Mais il est temps que je vous laisse un répit pour vous permettre de mener la bataille de votre jeu addictif préféré ; peut-être que certains entretemps réussiront à atteindre le dernier carré de Candy Crush VS « 2048 », à écouter les meilleurs morceaux de leur playlist préférée ou n’importe quelle autre douce mélodie pour accompagner leurs minutes d’ennui ! » Un passager quitta son siège et vint vers moi.
« Bonjour, je suis Michel. Vous avez bien dit qu’il y a des manuscrits qui traitent de la musique dans les bibliothèques familiales de Chinguitti ?
— Oui, j’en ai entendu parler.
— J’écris un livre sur la musique maure. Je m’intéresse surtout à l’histoire de cette musique. Est-il vrai qu’elle est née à Chinguitti ? Et quel a été l’apport de la musique andalouse dans sa genèse ? Je cherche aussi des références sur Vala, y a-t-il dans la bibliothèque de votre famille des manuscrits qui traitent de ces sujets ?
— Je vais chercher si je trouve quelque chose. »
La route serpentait maintenant entre des canyons abrupts et ocre. Le vent de sable s’était levé, mais restait encore assez modéré. Je portai mon regard sur le rétroviseur central. Chacun avait sa stratégie pour s’occuper pendant les longues minutes du trajet. Simone était plongée dans son livre et la mante feuilletait un magazine. Le vieillard à la Monod avait quitté son siège et conversait avec M’Bouja. À la passe d’Amoghjar, je repris mon micro : « Maintenant, nous traversons la fabuleuse passe d’Amoghjar, où fut tournée une partie du film Fort Saganne, avec Gérard Depardieu et Sophie Marceau. Les vestiges du fort construit pour les besoins du film sont encore visibles du haut de la passe. Regardez le trait jaune épais à l’horizon : c’est l’erg Ouarane devant lequel est blotti Chinguitti. »