LaLibre – La lutte anti-esclavagiste menée depuis 2008 par l’ONG mauritanienne IRA (Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste) – la plus active mais pas la seule organisation anti-esclavagiste de Mauritanie – commence à produire des effets: les autorités du pays, qui compte au moins 43.000 esclaves selon Amnesty international, viennent de subir une série de revers sur la scène internationale.
Le gouvernement du président Aziz doit donc changer son fusil d’épaule. Mais il continue à viser les militants anti-esclavagistes. Entretien avec Biram Dah Abeid, président de l’Ira et Prix des Droits de l’Homme de l’Onu en 2013.
Le président de l’IRA, ex-candidat malheureux à la présidentielle de 2014, a souligné pour La Libre Afrique.be plusieurs « développements positifs » récents de la lutte anti-esclavagiste.
La Commission africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (Union africaine) , appelée en février dernier à se prononcer sur la libération de deux enfants esclaves par l’IRA, a ainsi estimé que la Mauritanie perpétuait l’esclavage et n’en protégeait pas les victimes – « une première », souligne M. Biram, « d’autant plus importante que Nouakchott s’était repliée sur l’Afrique au nom de la lutte contre l’impérialisme occidental au sujet des droits de l’homme ».
Une loi anti-raciste pour accuser les anti-esclavagistes
Par ailleurs, le groupe d’experts de l’Onu sur la détention arbitraire s’est prononcée sur le cas de deux militants de l’IRA arrêtés en juin 2016, lors d’une manifestation, estimant que l’accusation avait été montée de toutes pièces par les autorités en vue de faire taire les voix qui s’élèvent contre l’esclavage.
En outre, trois rapporteurs spéciaux de l’Onu ont estimé que la loi contre le racisme adoptée par Nouakchott visait à faire taire les militants anti-esclavagistes – les propriétaires d’esclaves étant essentiellement des Arabo-Berbères et les esclaves toujours des Noirs.
« Devant ces revers, le gouvernement du président Aziz allume des contre-feu », indique M. Biram. « Il a ainsi invité à Nouakchott, où elle se trouve actuellement, la Commission africaine des Droits de l’Homme et des Peuples et annoncé son intention d’honorer Nelson Mandela ».
Les 1er et 2 mai aura lieu à Genève une réunion du Comité de l’Onu pour l’élimination de toute forme de discrimination raciale, qui examinera le cas de la Mauritanie; « les autorités mauritaniennes veulent, pour cette occasion aussi, montrer qu’elles « luttent » contre l’esclavage.
Nouakchott met donc en avant des condamnations pour esclavage – mais celles-ci sont beaucoup moins convaincantes quand on les regarde de près », indique le militant anti-esclavagiste.
Toujours des étrangers
C’est en 2016 qu’est tombée la première condamnation prononcée par un des tribunaux spéciaux contre l’esclavage créés en 2014. « Bien que les lois anti-esclavagistes mauritaniennes – durcies en 2014 – prévoient 10 ans de prison minimum pour un tel cas, deux hommes ont été condamnés à 5 ans de prison, dont 4 avec sursis, pour avoir tenu deux femmes en esclavage depuis 30 ans, bien que la loi, formellement, l’interdise.
Et Tadamoun, l’agence d’Etat de lutte « contre les séquelles de l’esclavage » (car le président Aziz nie qu’il existe encore en Mauritanie), a envoyé à ce procès un avocat qui a plaidé… en faveur des accusés! », raconte Biram Dah. Interpellé par un parlementaire qui lui disait que l’esclavage existait donc encore dans le pays, le président Aziz (NDLR: lui-même arabo-berbère) a dit que cette pratique n’existait plus en Mauritanie, que les accusés étaient des Maliens », ajoute-t-il.
Nouvelles condamnations par un tribunal spécial contre l’esclavagisme en mars dernier, à Nouadhibou. « Une femme a été condamnée à 10 ans de prison et deux hommes à 20 ans de prison. Mais de ces hommes, un était mort depuis des années », souligne notre interlocuteur, « et le second n’a jamais été arrêté ni fait l’objet d’un mandat d’arrêt.
Et tous les trois étaient du Sahara occidental! Alors que des dizaines de dossiers contre des esclavagistes mauritaniens – dont certains proches du pouvoir – ont été déposés devant les tribunaux spéciaux.
L’IRA seule en a déposé 225 et je sais que SOS-Esclavage en a déposé de nombreux également. Beaucoup de ces dossiers ont donné lieu à une incarcération des suspects mais, après une semaine, le gouvernement les fait libérer, nous ont dit plusieurs juges », dit le militant anti-esclavagiste.
Les esclavagistes seraient les Noirs
Ce 23 avril, le tribunal spécial anti-esclavagiste de Nouakchott a condamné deux personnes à un an de prison ferme et une amende pour insultes à caractère esclavagiste. « Les condamnés sont des Noirs, de l’ethnie des Soninkés », explique Biram Dah. « Cette ethnie compte différentes castes, des nobles aux esclaves.
Mais il s’agit d’un statut, pas d’une condition: ces « esclaves » ne travaillent pas pour des maîtres, ils ont juste un statut au bas de l’échelle sociale, ce qui en fait des « clients » politiques vis-à-vis des castes supérieures.
Tandis que chez les Arabo-Berbères, être esclave est une condition: le maître possède d’autres êtres humains, obligés de fournir des prestations en travail et sexuelles, subissant des châtiments physiques, n’ayant pas la maîtrise de leur destin. Mais le président Aziz tente de faire croire que les esclavagistes sont des Noirs, pas des Arabo-Berbères.
La sentence du tribunal de Nouakchott tend à accréditer cette version. Les deux condamnés sont des dépendants du ministre de l’Environnement, Amédi Camara, un noble soninké, qui a incité ces deux personnes à dire qu’elles étaient esclaves et fières de l’être, pour donner raison à Aziz ».
La répression des anti-esclavagistes s’accentue
Pour le président de l’IRA, ces procès ne sont donc pas une preuve que le pouvoir lutte contre l’esclavage mais un contre-feu à la détérioration internationale de son image en raison de la persistance de l’esclavage par ascendance (on naît esclave parce qu’on a des parents esclaves) en Mauritanie.
« D’ailleurs la répression des militants anti-esclavagistes continue, voire s’aggrave », souligne-t-il. « Le 6 mars, Journée contre l’esclavage en Mauritanie, a donné lieu à une manifestation officielle dont les militants anti-esclavagistes étaient exclus.
Et ce mercredi 25 avril, cinq militants ont été arrêtés et battus par la garde présidentielle pour les empêcher d’accéder à une réunion avec la Commission africaine des droits de l’Homme et des Peuples, alors qu’ils portaient les badges d’accès ad hoc.
Je donne leurs noms (Balla Touré, Dah Bousshab, Abdallah Abou Diop, Jamal Samba et Khattry Rahel) parce que le pouvoir a changé de tactique pour réprimer les militants anti-esclavagistes: il ne s’en prend plus aux dirigeants, parce que cela provoque des réactions internationales; il harcèle et réprime violemment les militants de base de tous les mouvements anti-esclavagistes.
Certains sont handicapés à vie en raison des violences subies. Aziz veut ainsi des dissuader de poursuivre les protestations ».
Marie-France Cros
Source : La Libre (Belgique)