Bien qu’érigé en crime contre l’humanité, l’esclavage est une pratique qui perdure largement en Mauritanie en ses formes les plus archaïques.
L’esclavage en Mauritanie, une réalité d’un autre temps niée par les autorités :
La Mauritanie a aboli l’esclavage depuis 1905. Cette abolition est réaffirmée dans la Constitution de 1961, et par une Ordonnance de 1981.Pourtant cette pratique perdure de façon large dans les faits. En Mauritanie le statut d’esclave se transmet de parent à enfant. L’esclave est traité tel un objet, vivant sous le contrôle direct du maître auquel il appartient et ne recevant aucune rémunération pour son travail. L’esclave, tout comme son enfant peut ainsi être loué, prêté, offert en cadeau de mariage ou reçu en héritage par les enfants des maîtres.
L’esclavage et la discrimination liée à l’esclavage touchent principalement les Haratines, les descendants des esclaves des Maures blancs.
Les ONG spécialisées en la matière évoquent plusieurs milliers de victimes encore réduites à l’état d’esclaves. Le « Global slavery index » avait estimé en 2016 leur nombre à 43 000 dans le pays. Un rapport de l’ONG Walk Free de 2016 sur toutes les formes de l’exploitation humaine a classé la Mauritanie en tête des pays avec un fort taux d’esclavage.[1]
L’organisation Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA) a estimé qu’environ 20% de la population était réduite en esclavage en Mauritanie. Une évaluation précise du nombre d’esclaves est toutefois difficile en raison des obstructions mises à toute enquête approfondie de la part des autorités qui refusent de reconnaitre l’existence de l’esclavage.
Selon les autorités en effet l’esclavage n’existe plus sur le territoire mauritanien ; les situations qui sont dénoncées sans relâche par les défenseurs des victimes de l’esclavage ne seraient que les séquelles de l’esclavage passé, seule question à régler. Cette prise de position est évidemment insupportable pour les victimes et les centaines de militants qui luttent au quotidien, au péril leur intégrité physique et mentale, contre les pratiques esclavagistes en Mauritanie[2] (voir infra).
Un cadre législatif complet jamais mis en œuvre
La Mauritanie est signataire de l’ensemble des conventions internationales sur les droits de l’Homme qui interdisent spécifiquement l’esclavage et toutes les pratiques analogues.
Elle a en outre adopté plusieurs législations visant à transposer en droit interne les textes internationaux qu’elle a ratifié. Elle a en particulier adopté en 2007 une loi portant incrimination de l’esclavage et réprimant les pratiques esclavagistes.[3] Cette loi a été remplacée par la loi n° 052/15 du 12 août 2015[4] qui prévoit que l’esclavage est un crime contre l’humanité et qu’il est imprescriptible (article 2). Elle définit en son article 3 l’esclavage comme suit : « état ou condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux (…). ».
Cette loi de 2015 contient des avancées significatives. Elle incrimine de nouvelles formes d’esclavage en conformité avec la Convention sur l’esclavage de 1956 ; elle permet aux ONG reconnues de se porter partie civile dans des affaires d’esclavage, alourdit les peines, prévoit une juridiction spécialisée et des mesures d’urgence pour la préservation des droits des victimes.
Si le cadre légal semble satisfaisant, sa mise en œuvre pose de nombreuses difficultés. Les obstacles à l’application de l’arsenal législatif fièrement revendiqué par les autorités mauritaniennes sont nombreux et pour la plupart le fait même de ces autorités.[5]
Outre les difficultés en terme d’accès à la justice pour les victimes – notamment en raison de l’absence de reconnaissance de nombreuses ONG qui auraient mandat pour déposer des plaintes au nom des victimes-l’absence de politique de poursuite assure une totale impunité aux auteurs de crimes qualifiés pourtant par la loi de crimes contre l’humanité.
Par ailleurs, les esclaves sont souvent membres de minorités dont la parole est constamment décrédibilisée.
La léthargie des différents acteurs du système judiciaire en matière de lutte contre l’esclavage est profondément installée et même encouragée. Les membres de la police judiciaire[6], auxquels la loi confère pourtant un rôle fondamental dans la constatation du crime d’esclavage et dans la recherche des preuves et de ses auteurs[7], refusent fréquemment, d’enquêter et d’informer le Procureur des faits qui leur sont soumis en dépit la sanction prévue par le Code de procédure pénale[8] en cas de non transmission de plaintes. Lorsqu’un crime d’esclavage est porté à la connaissance du Parquet, ce dernier se contente dans la plupart des cas de rejeter la plainte ou de clore le dossier sans motif valable. D’après les informations fournies par plusieurs ONG internationale actives en la matière, plusieurs dizaines de dossiers ont été portés devant les autorités de poursuites. Or à ce jour seul deux procès (3 condamnations) ont eu lieu en Mauritanie sur base de la loi anti-esclavage (en sa version 2007 ou 2015).[9]
Dans les deux cas les autorités ont en outre fait preuve d’une indulgence particulière à l’égard des condamnés quant à l’exécution de leur peine.
Le manque de clarté dans les répartitions de compétences entre autorités centrales et autorités locales s’ajoute encore à l’inertie absolue des autorités.[10]
S’agissant de la lutte contre l’esclavage et pratiques associées en Mauritanie et quelles que soient les apparences trompeuses d’un cadre législatif complet, toutes les conditions sont donc remplies pour que la culture de l’impunité reste profondément ancrée dans le système judiciaire et politique mauritanien.
Or les situations de violation sont connues, et les auteurs facilement identifiables.
Répression des pratiques esclavagistes dans les textes et persécutions des militant anti-esclavage en pratique
Si en façade l’état mauritanien veut donner tous les signes d’une lutte contre les pratiques esclavagistes, il a été dit ci-dessus que la réalité est celle d’une impunité pour les auteurs et plus encore d’une absence d’accès à la justice pour les victimes. En outre, la difficile tâche de réinsertion des esclaves libérés ou affranchis est laissée au seul soin des ONG et associations spécialisées[11]. L’extrême pauvreté des victimes les place dans une situation de vulnérabilité qui les rend susceptibles, sans mesure d’accompagnement, de retourner chez leur maitre.
L’action des ONG locales, soutenues pour certaines par des organisations internationales, constituent le seul moyens pour les victimes de faire valoir leur droit ou même simplement entendre leur voix.
Or les persécutions à l’égard des militants antiesclavagisme prennent en Mauritanie des proportions alarmantes[12]. Elles concernent toutes les ONG et associations de défense des droits de esclaves.
Les activistes de l’association IRA-Mauritanie (Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste) sont parmi ceux visés de façon accrue par les autorités qui leur infligent avec récurrence arrestations et détentions arbitraires[13].
Cette situation a été dénoncée par le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire qui dans un avis d’août 2016 a conclu au caractère arbitraire de la détention de 3 militants abolitionnistes, dont deux membres de IRA et confirmé l’existence d’une persécution continue des abolitionnistes en Mauritanie (« ongoing persecution »)[14].
Comme une autre confirmation de ce constat, les autorités ont procédé en juin 2016 à treize nouvelles arrestations de militants d’IRA. Détenus et poursuivis notamment pour rébellion, agression de forces de police et gestion d’une organisation non enregistrée, 8 d’entre eux ont été condamnés en appel à des peines allant de 4 mois à 5 ans de prison. Deux d’entre eux restent détenus à ce jour.
Dans une telle situation, le soutien international est déterminant. L’aide apportée par les organisations internationales ou défenseurs des droits de l’homme engagé dans la cause est précieuse pour les activistes mauritaniens lorsqu’il s’agit de faire connaître un phénomène qui paraît encore incroyable pour beaucoup d’opinions publiques. L’existence d’un esclavage dont la nature semble émerger d‘une autre époque reste largement inconnu.
Il y a quelques mois, plusieurs militants de IRA, dont son fondateur Biram Dah Abeid, ont fait la tournée de plusieurs pays européens pour sensibiliser la presse, les institutions nationales et européennes et l’opinion publique à la situation des esclaves en Mauritanie.
Le courage de ces militants force le respect. Non seulement par la façon dont ils font face à toutes les atteintes portées à leur intégrité physique et morale choque (certains ont subi des actes de torture dont ils retiennent de très graves séquelles) mais aussi par leur acceptation des risques de représailles à leur retour en Mauritanie et leur détermination à continuer la lutte malgré tout.
Alors qu’il était interrogé récemment sur les propos du Président mauritanien s’en prenant aux activistes de la lutte anti-esclavagiste qu’il accuse de vouloir profiter de la cause pour se créer une notoriété[15], Biram Dah Abeid s’exprimait en ces termes :
« Peu importe le refus des juges de traiter les dizaines de cas d’esclavage en instance d’instruction ou d’anéantir les plaintes d’un revers de non-lieu ! Les fils et petits-fils d’esclaves endurent des discriminations et des inégalités que seule leur naissance peut expliquer. Cette différence de destin justifie notre acharnement à lutter »[16].
Notes :
[1] Global Slavery Index, The Global Slavery Index 2014, 26 août 2015, p. 66, disponible à l’adresse suivante: http://reporterbrasil.org.br/wp-content/uploads/2014/11/GlobalSlavery_2014_LR-FINAL.pdf
[2] Parmi les plus actifs, le militant Biram Dah Abeid, lui-même descendant d’esclaves, est la bête noire du régime mauritanien depuis qu’il a, en 2008, fondé l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA). Il a été arrêté et détenu à plusieurs reprises dans des conditions très dures et de façon totalement arbitraire, notamment pour avoir brûlé des écrits considérés par certains comme sacrés mais qu’il qualifie pour sa part d’esclavagistes et d’anti-islamiques..
[3]Loi n° 2007-048 du 3 septembre 2007 portant incrimination de l’esclavage et des pratiques esclavagistes, disponible sur :http://www.ilo.org/dyn/natlex/natlex4.detail?p_lang=fr&p_isn=77622&p_country=MRT&p_count=244
[4]Loi n° 052/15 du 12 août 2015 abrogeant et remplaçant la loi n° 2007-048 du 3 septembre 2007 portant incrimination de l’esclavage et des pratiques esclavagistes, disponible sur : http://www.ilo.org/dyn/natlex/natlex4.detail?p_lang=es&p_isn=100117&p_count=2&p_classification=03
[5]Association pour les peuples menacés, « Rapport sur les droits de l’Homme Esclavage en Mauritanie : échec de la feuille de route », n°79, février 2016, disponible à l’adresse suivante : https://www.gfbv.de/fileadmin/redaktion/Reporte_Memoranden/2016/RAPPORT_FEUILLE-DE-ROUTE.pdf
[6] Article 19 du code de procédure pénale mauritanien, « les membres de la police judiciaire incluent les walis, les hakems, les chefs, les officiers de police, la gendarmerie, la garde nationale et les unités mobiles de l’armée nationale».
[7] Article 20 du Code de procédure pénale mauritanien ; «Ceux-ci sont chargés, de constater les infractions à la loi pénale, d’en rassembler les preuves et d’en rechercher les auteurs ; ils reçoivent les plaintes et dénonciations ; ils procèdent à des enquêtes préliminaires dans les conditions prévues par les articles 67 à 70 tant qu’une information n’est pas ouverte ».
Article 22 du Code de procédure pénale mauritanien, «les officiers de police judiciaire sont tenus d’informer sans délai le procureur de la République des crimes, délits et contraventions dont ils ont connaissance. Dès la clôture de leurs opérations, ils doivent lui faire parvenir directement l’original ainsi qu’une copie certifiée conforme des procès-verbaux qu’ils ont dressés et tous les documents récupérés ; les objets saisis sont mis à sa disposition. Les procès-verbaux doivent énoncer la qualité d’officier de police judiciaire de leur rédacteur. »
[8] Article 12 du code de procédure pénale, « Tout wali, hakem, chef d’arrondissement, officier ou agent de police judiciaire qui ne donne pas suite aux dénonciations de pratiques esclavagistes qui sont portées à sa connaissance est puni d’un emprisonnement de deux à cinq ans et d’une amende de deux cent mille ouguiyas (200.000 UM) à cinq cent mille ouguiyas (500.000 UM). »
[9] Anti-Slavery International et al., « Application de la législation anti-esclavage en Mauritanie : l’incapacité permanente du système judiciaire à prévenir, protéger et punir (2015) », p. 9, disponible à l’adresse suivante : http://www.refworld.org/cgi-bin/texis/vtx/rwmain/opendocpdf.pdf?reldoc=y&docid=561f6ab54
[10] UCLG Africa and Cities Alliance, Assessing the Institutionnal Environment of Local Governments in Africa, UCLG, septembre 2013, p. 76 : “there are many vague points and local governments find it hard to exercise their responsibilities because of the parallel activities of the line ministries and the powers of the governors (‘wali’) and prefects (‘hakem’) hence the need for additional regulations”, disponible sur: http://www.afriquelocale.org/en/resources/documents/item/download/55_0392c254086c758b2634be01c59dc5d6
[11] L’association SOS Esclaves a par exemple développé un programme de réinsertion pour les femmes esclaves. Cette Organisation Non Gouvernementale a ainsi ouvert un centre de formation professionnelle en 2012. Malheureusement le centre a dû fermer en 2014 par manque de financement.
[12] Sur la question de la répression des anti-esclavagistes, Gaëtan Mootoo, chercheur à Amnesty International a déploré qu’il « est assez paradoxal que les autorités votent des lois pour durcir la répression de l’esclavage et dans le même temps punissent ceux qui militent contre cette pratique ».Voir France TV Info, « Mauritanie : les crimes de l’esclavage restent impunis, déplore Amnesty », 18 décembre 2015
[13] Parmi les autres ONG militantes, voyez aussi SOS Esclaves, Manifeste pour les droits politiques, économiques, sociaux et culturels des esclaves et anciens esclaves, l’Association pour l’éradication de l’esclavage et de ses séquelles, et l’admirable avocate Fatimata Mbaye.
[14] A/HCR/WGAD/2016/36, § 38
[15]http://www.jeuneafrique.com/499043/politique/mauritanie-aziz-accuse-les-…
[16]http://www.jeuneafrique.com/499960/politique/esclavage-en-mauritanie-bir…
Source : Le calame