Ce phénomène s’est étendu pendant la dernière décennie et continue de prospérer sous le régime actuel. Les indicateurs sont là pour le prouver : le maintien de présumés corrompus aux plus hautes responsabilités au sein de l’appareil d’Etat, le nombre sidérant de marchés de gré à gré, l’absence de sanctions et le règne de l’impunité, l’enrichissement sans cause et le train de vie dispendieux de certains hauts fonctionnaires.
Toutefois, le problème de la corruption ne réside pas dans l’absence de textes ou d’institutions, mais plutôt dans le choix des personnes chargées de la mise en œuvre.
Si les responsables en charge du dispositif supposé lutter contre la corruption n’en sont même pas conscients ou convaincus, ou ne sont pas animés d’une passion pour l’intérêt public ; si certains d’entre eux sont perçus comme corrompus, le résultat ne sera évidemment pas à la hauteur des attentes. L’inclusion de personnes sur lesquelles pèsent des soupçons de corruption se situe à contre-courant de la volonté proclamée de promouvoir l’intégrité.
Si le président de la République et son gouvernement sont sérieux dans leur volonté de moraliser la vie publique, ils devraient commencer par s’attaquer de front au système corruptif, à travers des mesures radicales, comme des sanctions effectives à l’encontre des personnes ayant trempé dans des affaires de mauvaise gestion. Par ailleurs, il serait approprié de renforcer l’arsenal juridique existant, en requalifiant de crimes toutes les infractions liées à la corruption, et non plus de simples délits.
Il est urgent de mettre œuvre une stratégie proactive de lutte contre la corruption, en vue d’identifier et de réduire les opportunités de malversations, avec la mise en place de garde-fous et de dispositifs efficaces de contrôle des dépenses publiques. La priorité devrait être accordée à la prévention, par le biais du contrôle a priori, et à la répression, à travers une application rigoureuse de la loi.
Un signal fort est nécessaire pour convaincre une opinion publique désabusée et sceptique quant à la volonté du gouvernement, compte tenu de la multiplication des nominations de personnes sur lesquelles pèsent des soupçons de corruption. La rectitude morale ne semble pas être un critère dans le choix des dirigeants, contrairement à la propension à redistribuer qui semble, en revanche, être un atout recherché.
ÉLARGIR L’OBLIGATION DE DÉCLARATION DE PATRIMOINE
Le gouvernement pourrait également élargir l’obligation de déclaration de patrimoine pour y inclure, outre les membres du gouvernement, les secrétaires généraux, les directeurs des entreprises et établissements publics, les présidents des conseils d’administration, les fonctionnaires des administrations qui collectent l’argent public (douanes, impôts, trésor public…) et dépensent les fonds (ordonnateurs et comptables des principaux budgets, membre des commissions des marchés…), mais aussi les généraux et les hauts gradés. Une telle mesure est indispensable si le gouvernement cherche effectivement à assainir l’administration, où nombre de hauts fonctionnaires pensent que la politique est la voie royale pour l’enrichissement.
La corruption est un phénomène généralisé qui touche, de manière verticale, toute l’administration, à tous les niveaux : décisionnel, d’exécution, du suivi et du contrôle. Les citoyens pensent que ceux qui servent l’Etat, surtout aux niveaux les plus élevés, sont en grande partie corrompus. Il est vrai que les élites dirigeantes n’ont pas particulièrement baigné dans un environnement professionnel où l’intégrité fait figure de valeur centrale. D’ailleurs, elles ne comprennent pas la fixation des citoyens sur la lutte contre la corruption, ni pourquoi ils exigent la fin de l’impunité.
En attendant d’élargir le champ de la loi sur la déclaration de patrimoine, le président de la République et les membres du gouvernement seraient bien inspirés de donner l’exemple et de joindre l’acte à la parole, en publiant, volontairement, leurs déclarations de patrimoine, ainsi que celles de leurs conjoints et enfants, y inclus les dons d’argent et les cadeaux reçus dans l’exercice de leurs fonctions ou dans le cadre des élections.
L’idéal serait qu’ils acceptent aussi que toutes les déclarations de patrimoine soient accessibles au public et disponibles online, pour que n’importe quel citoyen puisse en prendre connaissance. Quand on sert l’intérêt public, on doit en effet en accepter les contraintes, y compris de renoncer au secret relatif au patrimoine et à la discrétion. L’objectif est de s’assurer que les hauts fonctionnaires ne s’enrichissent pas dans l’exercice de leurs fonctions, grâce au trafic d’influence. Une telle décision serait perçue par l’opinion comme un gage de bonne volonté.
UNE INSTANCE DE CONTRÔLE DE L’INTÉGRITÉ DES RESPONSABLES PUBLICS
Pour lutter efficacement contre la corruption il faudrait aller plus loin, en mettant en place les garde-fous nécessaires pour contenir un tel phénomène et en finir avec l’impunité. A ce titre, il conviendrait de créer une instance indépendante chargée du contrôle des déclarations de patrimoine. Cet organe devrait être autonome financièrement et doté d’un personnel dédié. Elle devrait collecter les déclarations de patrimoine et procéder systématiquement à la vérification, aussi bien dans le pays qu’à l’étranger, de l’ensemble des biens mobiliers et immobiliers, des comptes bancaires, dons, cheptels, héritages, créances et dettes, en s’assurant de la véracité, de l’exhaustivité et de l’exactitude des informations communiquées. Cette instance pourrait ainsi contrôler l’évolution de la situation patrimoniale des responsables publics.
Pour s’assurer de la conformité des déclarations de patrimoine, il faudrait aussi impliquer la société civile, les médias d’investigation et les lanceurs d’alerte dans la traque des biens mal acquis. Des sanctions effectives et dissuasives devraient être prévues et appliquées à l’encontre des responsables qui ne remettent pas leur déclaration de patrimoine, qui manipulent les données ou soumettent de fausses déclarations.
DES MESURES CONTRE LE BLANCHIMENT ET L’ENRICHISSEMENT ILLICITE
Élargir l’obligation de déclaration de patrimoine et contrôler l’intégrité des responsables publics sont des mesures nécessaires mais pas suffisantes, sans le développement d’un cadre juridique et institutionnel efficace pour criminaliser l’enrichissement illicite, qui se fait au détriment de la collectivité publique. Il est en effet incompréhensible que les hauts fonctionnaires et les hommes politique soient plus riches que les hommes d’affaires. A ce titre, un dispositif de veille devrait permet de déclencher systématiquement une enquête dès qu’un haut fonctionnaire affiche des signes extérieurs de richesse sans commune mesure avec ses revenus déclarés. Il s’agit d’instituer une procédure de déclaration de soupçon permettant d’enquêter sur l’origine des fortunes inexpliquées, notamment celles des détenteurs de l’autorité publique.
Il faudrait également mettre en place une politique volontariste contre le blanchiment d’argent, dans un pays où on peut tout blanchir, en toute impunité, l’argent sale, y compris les fruits de la corruption. Nous sommes l’un des rares pays au monde où on peut tout acheter avec du cash, sans qu’il y ait un seuil maximum au-delà duquel on ne peut payer en liquide. Par ailleurs, on peut déposer en banque n’importe quelle somme d’argent en espèces, quel qu’en soit le montant, sans avoir à justifier sa provenance. Les hauts fonctionnaires corrompus peuvent en effet recevoir des commissions de centaines de millions, en cash et, le même jour, acheter, au vu et au su de tous, autant de maisons, de terrains, de cheptels, de voitures ou, encore déposer cet argent sur leurs comptes bancaires.
Dans un système financier où le taux de bancarisation est très faible et où 90% de la masse monétaire circule en dehors du système bancaire, il est normal que les investisseurs soient découragés et que le blanchiment et la corruption prospèrent. La Mauritanie est ainsi classée comme un pays à très haut risque, compliquant davantage les transactions légales. La bancarisation des flux financiers et la réduction des transactions en cash sont des préalables pour lutter efficacement contre la corruption et le blanchiment de capitaux.
DECLARER LES MARCHÉS DE GRÉ À GRÉ HORS LA LOI
L’enrichissement soudain et inexpliqué de certains fonctionnaires et hommes politiques est directement lié à la pratique du gré à gré dans les marches publics. L’insuffisance des moyens de l’Etat qui sert souvent de prétexte à l’incapacité à fournir les services de base à la population s’explique par le détournement des ressources nécessaires, à travers le mécanisme de marché de gré à gré.
Chaque nouveau gouvernement s’est engagé à réformer le code des marchés publics, mais rien n’y fait, compte tenu des résistances. La conjonction des intérêts explique ainsi la persistance du recours au marché de gré à gré. Pour réduire les opportunités de corruption, il faudrait agir contre les marchés de gré à gré, notamment à travers une prohibition absolue du recours à cette procédure, en privilégiant celle de l’appel d’offres.
Il faudrait aussi dessaisir les secrétaires généraux et les directeurs de la possibilité d’attribuer les petits marchés, très difficiles à contrôler, et la confier aux commissions départementales, même en deçà du seuil minimum. La règle devrait être la mise en concurrence et le passage obligatoire par une commission, pour l’attribution de tous les marchés publics. Il faudrait cependant sélectionner les membres des commissions, de manière à s’assurer de leur intégrité. De même, il convient de s’assurer que les commissions départementales peuvent être consultées de manière très fluide et peuvent se prononcer rapidement, pour ne pas créer des goulots d’étranglement.
PRÉVENIR LA CORRUPTION À TRAVERS L’EXTENSION DU CONTRÔLE A PRIORI
Pour faire face à l’extension de la corruption et dissuader les fonctionnaires qui s’attribuent eux-mêmes des marchés publics, par prête-noms ou épouses interposés, en dépit des conflits d’intérêt, seule la prévention à travers le contrôle a priori est efficace. Cette approche permet d’anticiper, avant tout engagement financier, d’annuler, un marché ou de renégocier avec les fournisseurs. Le contrôle a priori peut être effectué aussi bien au niveau départemental pour les petites transactions que central pour les gros marchés. Le contrôle a posteriori effectué par la Cour des Comptes ou l’IGE (l’Inspection Générale de l’État) est beaucoup moins efficace, car le mal est déjà fait et le contrôle se réduit alors à essayer de rattraper le coup, à travers les remboursements négociés ou, plus rarement, la transmission du dossier à la justice, d’où l’impunité qui en résulte.
Il est vrai cependant que le contrôle a priori alourdit les procédures au risque de créer des problèmes de décaissement, avec des taux d’exécution plus bas. Mais ces problèmes ne sont pas insurmontables et constituent un moindre mal. Il vaut mieux en effet avoir des problèmes de décaissement à traiter que de voir l’argent public s’évaporer de manière irréversible, surtout dans une société où l’on peut difficilement obliger un fonctionnaire à rembourser, encore moins l’emprisonner, compte tenu de la solidarité familiale et tribale. La solution serait donc d’agir en amont avant qu’il ne soit trop tard.
ASSÉCHER LES « CIRCUITS » DE CORRUPTION
Les processus administratifs, appelés communément « circuits » comportent souvent de nombreuses étapes, la plupart du temps inutiles, mais qui constituent autant d’opportunités de corruption pour les fonctionnaires malhonnêtes qui souhaitent « rentabiliser » leur position. Nul, au sein de l’administration publique, ne signe sans rien obtenir en retour. Pas le moindre document, attestation, certificat ou autre n’échappe à la règle. Sans contrepartie, point de signature. A défaut de payer des bakchichs, l’usager devra faire face aux procédures tatillonnes et bureaucratiques qui ne finissent jamais.
Il arrive assez souvent qu’un banal document ou une simple autorisation nécessitent plusieurs signatures, plus ou moins inutiles, qui exigent à chaque fois de l’usager de mettre la main à la poche, non seulement pour payer les frais dûs à l’Etat, mais aussi payer les responsables concernés, comme s’il s’agit d’un service personnel. A défaut, c’est la grève du zèle. Tous les subterfuges sont de mise pour inciter l’usager à plier et passer à la caisse. Par exemple, les fonctionnaires vous font savoir qu’ils sont absents, vous obligeant à leur courir après, ou que votre dossier est toujours « à l’étude », alors qu’il est rangé délibérément dans un tiroir. De manière plus explicite, ils refusent tout simplement de signer, en vous obligeant à passer par des intermédiaires attitrés.
Le pire, c’est lorsque vous demandez un paiement auprès d’une administration. C’est là où les arcanes se multiplient, tant la tentation est grande d’en profiter pour extorquer l’usager. Ce dernier, perçu comme une opportunité de revenus additionnels, doit alors entrer en négociation avec le responsable du service concerné pour qu’il signe, puis recommencer le processus auprès du trésor public, etc. Si le paiement est fractionné, vous devez reprendre le même processus, renégocier et faire preuve de générosité. A chaque fois, vous êtes tenu de laisser une partie de votre dû, faute de quoi votre dossier n’avancera point.
Ce chantage est bien connu des fournisseurs, qui se rattrapent systématiquement en surfacturant leurs services. En effet, le versement systématique des pots de vin explique en grande partie la pratique généralisée de la surfacturation qui obère les finances publiques. Les fournisseurs, sachant ce qui les attend, facturent à l’administration plusieurs fois leur valeur réelle, afin de couvrir la différence devant aller dans les poches des responsables. Ils en profitent, au passage, pour améliorer leur marge, avec la complicité des administrations qui laissent faire, parce qu’elles seront payées.
Il est impératif de réduire les opportunités de corruption, à défaut de pouvoir les assécher, à travers la rationalisation des processus administratifs et la mise en place de garde-fous, souvent très simples, permettant de contrôler la dépense publique. Dans le cas des processus complexes impliquant plusieurs administrations, il conviendrait de généraliser l’approche du guichet unique, qui aide à réduire les opportunités de corruption, tout en réduisant le temps d’attente.
Il ne peut y avoir de développement sans moralisation de la vie publique et sans mettre un terme à l’impunité. Si ce défi n’est pas traité de manière adéquate, en mettant un terme au pillage systématique des ressources publiques et à ses effets dévastateurs sur le développement, sur la croissance économique et sur la vie des populations, il risque d’entrainer un processus irrémédiable de délitement de l’État.
Mohamed El Mounir
Docteur en science politique
Ancien fonctionnaire des Nations Unies