Les choses s’accélèrent
Le mouvement politique s’organise avec une rapidité vertigineuse. Je demeurai en dehors de cette organisation. L’année 1970, je passe en classe de 4e, soit une année avant la 3e, l’année de l’examen du Brevet Elémentaire du Premier Cycle (BEPC). Le nouveau climat politique affecte énormément les conditions d’étude. Nos délégués de 1969 sont tous renvoyés. Avec un certain nombre de camarades, nous assumons la relève. J’étais parachuté au premier plan. Les grèves reprirent aussitôt après la rentrée.
Fall Thierno
Le Lycée de Rosso était à l’avant-garde. Pour essayer de briser son élan, on lui affecta Fall Thierno, comme proviseur. Celui-ci est connu pour sa sagesse, connu aussi pour sa grande capacité de démobiliser les élèves les plus déterminés dans les mouvements de grève. Je convoque immédiatement un comité de crise. On se réunit d’urgence chez le très sympathique feu Ghali Ould Abdelelhamid, un ami, un grand frère à la disposition sans bornes, employé de bureau à la société Rosso-Transit. Tout récemment, je n’ai pas pu m’empêcher de verser des larmes lorsque je remarquai Sidenna, l’un de nos amis de l’époque, éclater en sanglots au cours d’une émission télévisée consacrée à la commémoration du premier anniversaire de la disparition de feu Ghali.
Parmi les élèves présents je me souviens de Sidenna, Billil et Amadou Bâ (futur administrateur civil). Il disait, il n’y a pas longtemps, à Dah Ould Abdeljelil, qui voulait me présenter à lui: « Celui-là, je le connais très bien ! C’est lui qui a gâché nos études ». Comme si réellement ses études à lui étaient gâchées! Notre but était de pousser Fall Thierno à fuir immédiatement le Lycée de Rosso. J’ai déjà tissé en tête une astuce visant à démobiliser er à isoler Fall Thierno. Un dazibao, une affiche s’inspirant des méthodes de la révolution culturelle chinoise, fut élaboré et multiplié par dizaines. Il est intitulé: « Qui est Fall Thierno ? » En gros caractères, on détaille son itinéraire de briseur notoire des grèves scolaires. La nuit, on l’afficha partout sur les murs du Lycée.
Le lendemain matin, on se mit en grève. Fall Thierno et son administration commencèrent à circuler. Il s’approcha d’un attroupement d’élèves. Des petits bambins en boubou léger sont préparés pour s’approcher, chacun à son tour, de Fall Thierno et de se mettre à réciter à haute voix et à la manière de la récitation du Coran le contenu du dazibao. À chaque fois, Fall Thierno changea aussitôt de lieu. Il aborda un autre attroupement. Un autre bambin différent du premier joua le même rôle. La même scène se répéta à quelques reprises. Découragé, le nouveau proviseur, considérant que le terrain de cet établissement n’est pas aussi facile, décida de reculer et d’envisager les choses autrement. Il se retira dans son bureau et informa Nouakchott de son incapacité de rester à Rosso. Il a fait en tout, à peine 2 à 3 semaines, avant d’être muté ailleurs. J’apprendrai plus tard, sa sagesse et sa discrétion aidant, qu’il aurait été le meilleur distributeur et convoyeur de « Sayhat Elmadhloum ».
Une ligne politique payante
En Mauritanie, contrairement aux pays africains voisins, notre mouvement s’en tenait scrupuleusement à une ligne pacifique. Jamais de casse. Une seule fois, on décida, au Lycée de Rosso, de s’attaquer à l’administration par un jet de pierres. Je soulevai une pierre, relativement grosse, avec l’intention de la lancer. Je finis par la lâcher pour la laisser tomber au niveau de mes pieds. Une autre fois, l’administration recourut à une bêtise: elle incendia le dortoir « poulailler » et tenta de l’incomber aux élèves. Le complot fut démystifié aussitôt. Suite à cet incident, Ngdhey fut muté précipitamment. Beaucoup pensaient qu’il était l’instigateur de l’incendie du poulailler. Cet incident nous renforça dans notre ligne d’action pacifique.
Le SGI sans pantalon
Comme Fall Thierno, rares sont les fonctionnaires qui ont pu rester longtemps au Lycée de Rosso. Un instituteur du nom de Mohamed fut parachuté de la brousse de Mederdra et nommé comme surveillant général au Lycée de Rosso, l’établissement scolaire le plus bouillonnant du pays. Il trainait avec lui des habitudes bédouines qui limitaient beaucoup sa capacité à s’imposer. Au lendemain de son arrivée en pleine année scolaire, il demanda à des délégués d’élèves dont je faisais partie de lui expliquer les initiales « SGI » et « SGE » figurant au bas de quelques papiers posés sur son bureau, c’est-à-dire, Surveillant Général d’Internat et Surveillant Général d’Externat. On se trouvait avec lui dans son bureau. Sans la moindre hésitation je lui répondis que « SGI », son titre à lui, veut dire Société Internationale de Goudron.
Visiblement il y crut. Un autre jour, il se présenta sans pantalon à l’un des réfectoires. La salle nouvellement construite et peinte en blanc vif, était fortement éclairée à l’aide des nouvelles longues ampoules néon. Il circulait dans les allées tenant en main les bords de son sale boubou. L’un de nos mousquetaires chuchota tout bas en hassania: « Le Surveillant Général n’a pas de pantalon ! » L’entendant, il s’écria: « Qui a parlé là-bas ? » Il se dirigea alors dans cette direction. Derrière, une autre personne cria à haute voix: « Le Surveillant Général ne porte pas de pantalon ! » Il se retourna à nouveau. À l’aide des fourchettes et des cuillères, la salle se transforma en orchestre. Les uns se mirent à crier, toujours en hassania « Le Surveillant Général », comme un refrain, d’autres complétèrent: « N’a pas de pantalon ! ». Certains se mirent à danser. Il s’affola. Les côtés de son boubou s’ouvrirent, faisant apparaître son corps tout nu. Il ne portait pas de chemise, non plus. Puis il se ressaisit et sortit en hâte. On ne le verra plus jamais. Il décédera, le pauvre, peu de temps après.
Le 29 mai 1970
L’année 1970, on passa en classe de 4e. Les conditions d’étude furent fortement affectées par le climat politique qui avait submergé le pays. Désormais la commémoration de deux dates célèbres devint un devoir: le 7 janvier, la mort de Sidi Mohamed Ould Soumeydaa et le 29 mai, jour du massacre des ouvriers de Zouératt. La commémoration de chacune de ces dates était préparée plusieurs semaines avant. On en profita pour élargir et approfondir la mobilisation en vue d’accélérer l’élan du mouvement politique naissant.
À l’approche de chacune de ces dates, les autorités administratives s’affolaient. Tout le pays fut secoué par une sorte d’agitation généralisée. Je faisais partie des premiers élèves renvoyés au début de l’année. J’étais le seul renvoyé resté proche des élèves. Je continuais à les encadrer à partir de la baraque de la Mère Oumnène. C’était le début de mon professionnalisme politique. Je centralisais indirectement l’action du mouvement politique au niveau de Rosso et de la région du Trarza. Le CPASS, l’organisation des élèves, se méfiait probablement de moi, de crainte peut être que je ne fus encadré par une autre organisation clandestine inconnue.
À la veille du 29 mai 1970, date anniversaire du massacre des ouvriers de Zouératt, on se mit très tôt à la tâche.
Rosso fut vidé de ses gardes et de ses policiers. Ils furent dépêchés à Nouakchott pour renforcer la police. Le maintien de l’ordre à Rosso fut confié à l’armée.
Un certain Jiddou Ould Salek
Le commandant de la zone militaire, le capitaine Mohamed Khouna Ould Haidalla, étant absent, la tâche fut confiée à son adjoint, un lieutenant, du nom de JiddouOuld Salek. Ce dernier, connu pour son culot, refusa d’obéir à cette mission. Il affirma que la tâche de l’armée était de défendre les frontières. Son rôle dans le maintien de l’ordre ne pouvait intervenir que dans des conditions exceptionnelles, ce qui n’était pas encore le cas dans le pays, selon Ould Salek. À 48 heures du jour J, on le convoqua à l’État-Major de l’armée à Nouakchott. Un compromis sera trouvé entre lui et ses chefs. Rien ne filtra des détails. Tôt dans la matinée du 29 mai, des unités de l’armée se mirent à patrouiller dans les différentes artères de la ville de Rosso. Leur présence suscita certes une certaine peur, mais elle contribua incontestablement à la mobilisation pour le succès de la manifestation programmée l’après-midi. On continua notre action de mobilisation.
Une marche au pas des militaires
La tactique consistait à se disséminer à l’intérieur du grand marché central de Rosso jusqu’à l’heure H, les marchands n’arrivaient pas à cacher leur étonnement face à l’afflux de ce nombre grandissant de clients qui en fait n’achetaient rien. À 18 heures exactement, les manifestants devaient se rassembler devant la Poste centrale près du marché pour enclencher aussitôt la marche. À une minute près, Diagana Mbou, un professeur de maths, promotionnaire de Jiddou à l’Université de Dakar, nous informa que celui-ci l’avait contacté, quelques minutes avant pour lui demander de « manifester comme bon nous semblait, mais de veiller à ne pas casser le plus petit brin ». Ce que d’ailleurs nous programmions et par conséquent ce que nous avons aussi fait. Les unités de Jiddou encadraient la marche, lui donna ainsi encore plus d’éclat et une certaine envergure.
(À suivre)