Notre réseau de renseignement
En dépit des trois cordons militaires, on recevait quotidiennement des correspondances de tous les autres établissements secondaires du pays. À notre tour on les informe de notre situation. Des meetings d’information étaient convoqués à la hâte dès l’arrivée d’une nouvelle correspondance.
De nombreux livres de référence circulaient. Citons Les damnés de la terre de Frantz Fanon, Les luttes de classes en Egypte de Mahmoud Housseine, en plus de plusieurs publications et revues littéraires sur les expériences révolutionnaires du monde entier. Rapidement, un réseau de complicité s’installa au niveau national. Les changements opérés à plusieurs reprises dans les rangs des forces qui nous encerclaient ne changeront rien dans notre réseau d’information avec l’extérieur.
Pour l’occasion, j’ai contribué à ma façon à l’animation de la fête. J’ai en fait décrit l’impact des événements sur ma propre personne. C’était à l’aide d’un petit essai de poésie: « notre grève n’a pas échoué. Nous avons prouvé notre solidarité ». Puis « nous nous sommes unis pour le même objectif et c’est notre idéal qualificatif ». Et plus loin: « …nous avons découvert les plaies et les souffrances de l’univers ». C’était plutôt un début d’essai en poésie dite libre, c’est-à-dire sans considération des règles fondamentales de la versification. Aussi chantait-on en chœur dans le hangar: « Nous sommes une masse et nous luttons il n’y a pas de races ni de régions ». Une façon de condamner tous les courants centrifuges qui menaçaient à l’époque l’unité de notre peuple et l’intégrité de son territoire. Dans leurs tentatives désespérées de faire échouer le mouvement, les autorités recoururent à plusieurs reprises à des procédés de division de diverses formes, y compris les formes raciales, tribales et régionalistes.
La révolution
En moins de deux semaines, on réussit ce qui ne pouvait être réalisé qu’en une décennie. Les timides devinrent des agitateurs. Ceux qui hésitaient à chanter en classe se transformèrent en professionnels de la chanson et de la danse. Mon parent et ami, le marabout de naissance, Toulba Ould Meyloud, brisa sur le champ le mur de Berlin séparant les sectes et couches sociales du pays. Sa manière de danser recoupait curieusement celle de feu Mohameden Ould Eglaib, le grand artiste, ami du père Elmoctar. Plus important encore, on forma en un temps record des dizaines de cadres politiques, capables de mener des millions d’hommes.
Des orateurs de grand talent émergèrent de la masse: Mohamed Cheine Ould Mouhamadou, Brahim Ssalem Ould Boulaiba, Brahim Ould Cheikh, Abdelkader Ould Hamad, Youba Ould Elbechir, Dia Jibril et bien d’autres. Dans leur expression française, la plupart d’entre eux n’avaient rien à envier aux grands orateurs de la révolution française. Robespierre aurait tiré son chapeau pour Ould Boulaiba ou Brahim Ould Cheikh par exemple.
Le gouverneur du Trarza, Zeine Ould Elmaaloum et son staff, appuyés par les chefs notables du Trarza, notamment l’émir Ehbib Ould Ahmed Salem et Souleymane Ould Cheikh Sidia, se constituèrent en un comité de crise et de suivi de près de la situation. Tous éliront domicile sous un arbre en face du hangar. On le baptisa le gouvernorat. Le reste de la vie publique fut suspendu momentanément.
L’unique regret
Souleymane Ould Cheikh Sidia me porta un intérêt particulier. Il tenait à me raisonner. Son acharnement à mon encontre m’agaçait particulièrement. Je le soupçonnais d’être de mauvaise foi. Quelques décennies après, en 1992, au début du processus de démocratisation, une femme originaire de Boutilimitt, attira mon attention sur un fait banal, qui va me ramener en un clin d’œil à ce moment de 1969. C’était en 1992, le temps du grand parti d’opposition l’UFD. Elle n’était pas satisfaite d’une attitude de son parent Ahmed Ould Daddah. « Malheureusement », disait-elle, son caractère était très influencé par celui de ses cousins maternels les Cheikh Sidia ». Puis elle ajouta: « Ces derniers sont généralement de trop de bonne foi, voire naïfs».
« Le président Mokhtar Ould Daddah avait l’avantage d’être profond, cynique s’il le faut, comme ses parents, Oulad Ntachayitt, une qualité indispensable pour un chef », constata-t-elle. Son observation m’ébranla. Immédiatement elle mit en doute l’admiration presque aveugle que je vouais en ce moment pour Ahmed Ould Daddah. Plus grave encore, un frisson de profond regret de mon attitude en 1969 vis-à-vis de Souleymane me secoua immédiatement. Je donnai raison à la dame après avoir projeté sa remarque sur l’ensemble de mes connaissances parmi la famille Ehel Cheikh Sidia. Je disais souvent que je ne regrettais rien de mon passé militant. Désormais je fais exception de ce détail. Il fallait se comporter plus stoïquement à l’égard de Souleymane.
L’émir et le marabout
L’émir Ehbib Ould Ahmed Salem, de son côté, ne cesse d’user de son influence pour casser la grève. Une fois il n’a pas été très adroit. Lors de notre journée d’ensoleillement, il appela les élèves ressortissants de Mederdra. Ils se rassemblèrent autour de lui. Parmi eux son propre fils, Ahmed Salem et Brahim Ould Ndari. Dès qu’il aperçut ce dernier, il lui assena une gifle. Aussitôt les élèves se ruèrent sur lui. Parmi eux Mohamed Mahmoud dit Beydaba, un grand gaillard, barbu et costaud, originaire de Magtaa-Lahjar.
Blessé dans son honneur, l’émir, connu pour sa grande force physique, réagit: d’un coup d’épaules, il se débarrassa de tous. Puis il monta dans sa voiture et ordonna aux élèves de Mederdra de le suivre. On réussit à introduire l’un de nos meneurs Ahmed Ould Mbeyrik parmi eux. Au moment où Hbib voulait les embarquer pour le Lycée, Ahmed sollicita de dire un mot. Il affirma qu’il n’hésiterait pas à exécuter les vœux de l’émir, mais qu’il tenait à attirer l’attention de celui-ci sur un fait: « L’histoire du Trarza », introduit Ould Mbeyrik, « ne connait pas de mouvement de masses sans que nos élites soient en tête ». Il regrette en conséquence « que l’émir du Trarza demande aujourd’hui, en personne, aux élites de notre prestigieuse région de se mettre en arrière ». Sonné par cette géniale remarque l’émir donna ordre au camion de Ehel Ivoukou qui devrait transporter les élèves au Lycée de se diriger plutôt vers Mederdra. Et l’astuce du marabout meneur réussit à merveille. Ahmed Ould Mbeyrik est aussi appelé Lemrabott (marabout).Le onzième jour un événement intervint, précipitant les événements.
Entre les mailles du filet
Très tôt le matin, aux environs de 7 heures, au moment où les soldats formant les cordons militaires, se regroupaient pour prendre leur petit déjeuner, une masse importante d’élèves, venant de l’extérieur, fit irruption dans notre direction. La masse est composée de plus d’une centaine d’élèves, à la fois internes et externes. Ils se sont donné rendez-vous matinalement dans la forêt proche pour se joindre à nous, profitant de l’inattention des soldats occupés à prendre leur petit déjeuner. Alertés, ces derniers se levèrent en catastrophe pour s’interposer entre nous et les nouveaux venus. Pratiquement plus rien ne nous sépare. On parvient à se saluer par-dessus les têtes et les épaules des soldats. Cette nouvelle situation allait tout changer.
Faisant le constat de l’échec de leurs multiples tentatives de mettre fin au
mouvement, les autorités décidèrent de nous renvoyer chez nous. D’ici là, elles vont réfléchir à d’autres solutions. Une cellule est mise sur pied. Elle est chargée d’enregistrer les noms des élèves et leurs destinations. Elle est présidée par le directeur de l’enseignement secondaire, en la personne de Diop Mamadou Amadou, futur ministre et futur chef politique d’opposition décédé il y’a quelques années.
Une dizaine de camions sont mobilisés à cet effet. Plein de mon internationalisme, non encore prolétarien, je refusais de donner le nom de ma destination. « Chaque coin de la Mauritanie et même du monde constitue un chez pour moi », déclarai-je. Un garde se mit en position de tir et m’ordonna de dire ma destination.
Je le regardai avec mépris et je le mis en défi de tirer. Diop lui demanda de reculer et de me laisser tranquille. On s’informa ailleurs sur ma destination. Les évacuations forcées des élèves par camions ne manquaient pas de risques. C’était au cours de l’une d’elles que l’élève Daha Ould Sidi Ali de Guidimagha perdit la vie suite à un choc subi par l’un de ces camions. Son nom et sa mince silhouette sont toujours présents dans mon esprit.
Nostalgie du Hangar
L’« embarquement immédiat » se déroula durant tout l’après-midi. On regretta beaucoup de nous séparer après des moments aussi agréables. Le regret se lisait aussi sur la façade visible du hangar qui nous regardait partir. Il faisait partie désormais de nos nombreux nouveaux camarades et amis. Le Hangar (avec grand H) se situait sur la route de chez nous quand on passait par Rosso. Plusieurs décennies après, un sentiment de nostalgie, à la fois heureux et douloureux, me traversa à chaque fois que je jetais un coup d’œil sur son majestueux édifice encore presque intact. Comme dans les grottes préhistoriques, on avait rempli ses murs d’écritures et de graffitis. J’étais tenté d’aller vérifier s’ils y figuraient encore. Le hangar était devenu inaccessible depuis qu’une caserne militaire s’est installée tout autour. Dans la voiture qui m’amène, aucun compagnon n’est en mesure de partager avec moi ce petit moment d’intimité particulière, moment pas comme les autres.
(À suivre)