Quand Chaér se met à philosopher
«Innamaelhaghou ma aradazemanou »: انما الحق ما اراد الزمان
Littéralement: la vérité est ce que le temps finira par imposer. Cette remarque enfouie dans un poème d’Ahmedou Ould Abdelkader ne cesse jamais d’égratigner mon esprit. J’ai toujours soutenu que mon ami, mon plus que parent, le poète Ahmedou Abdelkader, parvint souvent à exprimer surtout en poésie les idées les plus géniales.
C’était certainement la simplicité avec laquelle le poète Ahmedou avait formulé ici une idée aussi profonde qu’il l’avait scotchée quelque part dans ma petite cervelle. En poésie et curieusement, presque uniquement en poésie, le poète Ahmedou réussit aussi en philosophie. Rappelons que le poète Ahmedou Ould Abdelkader, depuis qu’il avait dominé la scène poétique nationale, portait le nom de « E’Chaéer: poète ».
En effet la volonté de changer nos conditions d’existence fait partie de notre propre nature humaine. La volonté de les améliorer en permanence se trouve innée en nous. Notre problème de toujours est comment œuvrer pour le changement, pour l’amélioration continue de nos conditions de vie, pour la perfection, sans endommager pour autant notre propre existence sur terre, notre terre, cette minuscule tache de l’univers.
Karl Marx faisait une fois remarquer que: « les philosophes ont interprété le monde de différentes manières alors qu’il s’agit d’abord de le transformer ». Karl Marx est considéré par le grand penseur contemporain français, Jacques Attali, comme étant l’homme qui a le plus marqué (et positivement remarque Attali) le 20e siècle. La question qui se posait et qui se pose encore serait: sommes-nous capables de changer le monde comme bon nous semble dans le sens que nous souhaitons ou qui nous convient le mieux ?
En d’autres termes, notre soif de changement ne semble-elle pas être limitée par les barrières réelles de notre volonté de vouloir transformer le monde exactement dans la direction souhaitée par nous ? Alors que tout indique que le monde, dans sa permanente évolution, serait soumis à ses propres lois d’évolution dans le temps et dans l’espace. A chaque fois on croit les avoir découvertes, espérant influencer leur tendance. Puis brusquement nous sommes à chaque fois surpris par des soubresauts inattendus qui bouleversent de fond en comble tous les fondements de l’édifice de nos projets d’avenir et de nos calculs, y compris ceux qui sont bâtis pour résister à tous les tsunamis possibles et imaginaires.
Les indonésiens, les japonais et bien d’autres habitants des régions exposées souvent aux tremblements de terre, ne cessent d’édifier sur terre les constructions les plus solides. Alors qu’ils n’avaient aucune idée du moment de l’irruption possible d’un tel ou tel volcan vivant des environs qui pourraient entrainer des gigantesques tsunamis capables de tout détruire. Ce qui est valable pour les régions sismiques l’est également pour l’ensemble de l’univers. Là encore, on construit, souvent pour l’éternité.
Une nouvelle calamité sanitaire
Puis arrive, à l’improviste, une calamité, naturelle ou artificielle: les guerres, les épidémies les sécheresses, les famines…, une sorte de tsunami géant qui emporte tout sur son passage, y compris nos grands projets, nos grands rêves, nos grands édifices avec nos propres « maçons » et l‘ensemble de leurs constructions. Notons que j’ai cité ici parmi les calamités, les épidémies. C’était il y a plusieurs mois avant l’apparition de la pandémie du coronavirus ou covid19. L’étendue des dégâts et les ravages de celui-ci surpassent les conséquences de toutes les autres calamités citées réunies.
A la surprise générale, le monde entier cessa subitement et systématiquement de tourner. Trois mois après son apparition dans un coin d’une ville chinoise, depuis il ne cessa de tuer et de blesser sur l’ensemble du globe terrestre. A ce jour de fin mai 2020, personne n’ose pronostiquer sur un arrêt possible de son action négative ni quel paysage humain sortira enfin de compte de son passage dévastateur.
D’ici là les polémiques continuent sur l’origine de ce virus pas comme les autres. Cependant tous s’accordent que l’action néfaste de l’homme sur terre n’est absolument pas étrangère à son apparition.
La lutte pour l’amélioration continue des conditions de l’existence
Donc, apparemment, dans la vie, un vainqueur définitif n’existe point. Il peut y avoir ceux qui réussissent à emporter une finale dans une compétition conjoncturelle donnée, mais personne ne peut prétendre gagner en permanence. Pourtant on peut bien se demander si l’essence profonde de la vie n’apparait pas au fond comme étant une lutte continue à la quête d’une victoire permanente ?
Depuis l’éclosion de sa capacité de penser, l’homme n’a jamais cessé d’œuvrer à l’amélioration de ses conditions d’existence. Depuis, il continue à rêver d’un paradis sur terre comme il a toujours œuvré pour accéder à un paradis dans l’au-delà. Rêver, toujours rêver de la meilleure situation possible ne serait-il pas l’essence même de notre vie ? Autrement dit peut-on se passer de rêver en permanence d’un monde idéal, un monde meilleur? Commentant l’écroulement subit du bloc de l’est en 1989, l’ancien Premier Ministre français, feu Michel Rocard, regrettait avec grand amertume que: «malheureusement l’humanité cesse de rêver !».
Faut-il se résigner sur le constat de Monsieur Rocard ? Ou faudra-t-il faire face aux obstacles qui paraissaient infranchissables, comme le recommandait un autre, le poète Tunisien Abou Elghassem Echabi au début du 20eS, quand il exhortait ses concitoyens à forcer le destin dans leur combat pour l’émancipation de la colonisation ? Je crois que le combat permanent pour le meilleur (et seulement pour le meilleur et jamais pour le pire) constitue une des règles fondamentales de la vie. Donc, autant continuer à combattre, comme d’ailleurs nous y sommes condamnés. Combattre, combattre pour la survie, combattre pour l’existence, c’est ce à quoi est condamnée toute espèce vivante.
La victoire du vent d’ouest
La décennie des années 1980 constituait une période de profonds changements dans le monde. C’était ainsi que la guerre froide qui avait dominé les trois décennies d’après-guerre, prendra fin avec l’écroulement du bloc de l’est à la fin des années 1980. Pourtant personne, aucun prévisionniste, aucun « prophète » contemporain, n’a pu prévoir un phénomène d’une telle ampleur. 20 ans après, personne encore ne s’était hasardé à émettre la moindre prévision de ce qu’on avait appelé le Printemps Arabe ou les soulèvements généralisés des peuples de plusieurs pays arabes au début de la deuxième décennie du troisième millénaire contre les dictatures pourries et réactionnaires qui les gouvernaient. Paniqués par l’impétuosité de la tempête montante, de nombreux courants et forces centrifuges, internes et externes, se coalisèrent pour faire barrage aux changements profonds réclamés par les rues arabes.
Les grandes puissances, notamment les grandes démocraties occidentales préféraient maintenir le reste du monde, les pays arabes en premier lieu, dans une éternelle dépendance et comme champ de conflits armés permanents afin d’entretenir leurs propres budgets. A chaque fois qu’une guerre s’arrête, on s’arrange pour allumer une autre. Dans nos pays sous-développés, la naïveté populaire ne cesse d’alimenter des régimes corrompus et répressifs.
Dans une sorte de testament, peu de temps avant sa mort, en 1976, Mao Tse Toung, le fondateur de la République Populaire de Chine en 1949, à système communiste, s’adonna à quelques bizarres prophéties. Il déclarait expressément que « la lutte opposant le vent d’ouest au vent de l’est n’était pas encore gagnée ». En d’autres termes que la lutte entre le capitalisme à l’ouest et le socialisme (entendre par là le communisme) à l’est, n’avait pas encore connu de vainqueur au moment où Mao Tse Toung émettait sa réflexion. La plupart des théoriciens communistes nous avaient habitués à un optimisme sans bornes.
Evoquant la place encore importante du secteur capitaliste dans l’économie des pays socialistes de l’époque, la Chine notamment, le grand leader communiste notait, dans ce qui pouvait être considéré comme sa dernière volonté: « cette classe (capitaliste) est toujours là ». Il décrivait combien les activités relevant de l’économie marchande, l’économie à essence capitaliste, étaient enchevêtrées avec les moindres activités économiques quotidiennes du système socialiste, ce qu’il appelait « la petite production individuelle», et combien il était difficile de les en extirper.
Fin de la guerre froide
On peut donc conclure, et d’une façon quasi-catégorique, que l’écroulement du bloc de l’est marqua la fin de la guerre froide, telle que nous l’avons connue, consacrant ainsi une victoire certaine du système capitaliste sur le système socialiste, la victoire donc du vent d’ouest sur le vent d’est. C’était le changement majeur opéré dans les relations internationales depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale et la grande vague de décolonisation dans le Tiers-Monde. Reste à savoir si un tel changement sera durable ou ne le sera pas. Dans le deuxième cas de figure sur quoi pourrait-t-il déboucher ? Voilà la grande question.
Pour le moment on ne peut que constater que ses conséquences immédiates seront énormes. Rappelons que le socialisme (y compris dans sa version communiste) fut le produit du capitalisme. La naissance et le développement de ce dernier engendrèrent une forte paupérisation de larges secteurs de la population, notamment la nouvelle classe ouvrière encore naissante. Le socialisme était venu comme réaction à l’incapacité des détenteurs des grands capitaux à pouvoir/ ou à vouloir résoudre des problèmes dont ils étaient la cause.
Ce sera donc légitime de se demander aujourd’hui quels seraient les nouveaux atouts du système capitaliste pour trouver des solutions à des problèmes qui, s’ils ne sont pas plus compliqués que ceux des débuts de l’émergence du capitalisme seraient tout au moins pareils ? De toute façon quelles que soient les propositions de solutions envisagées, il faudra compter avec le temps dont l’impact sur les événements est toujours déterminant sur nos choix et sur la finalité de toute entreprise humaine. « La vérité est celle que le temps finira par imposer » comme le constatait le poète Ould Abdelkader. Comme aussi l’irruption surprise du Covid19 est entrain de nous le démontrer.
(A suivre)