A la chasse des voix : En Afrique du Nord, j’étais accompagné par mon ami Mohamed Abdellahi Etfagha. Chacun de nous représentait l’une des deux sensibilités à couteaux tirés en ce moment au sein du principal parti d’opposition, l’UFD-Ere Nouvelle. Le départ de certains courants « noirs », Haratines (de Messaoud) et négro-africains, favorisa l’émergence à la surface d’une lutte ouverte entre les deux courants à qui revenait « l’honneur » d’avoir chassé les premiers du parti. Et c’est comme si la providence se vengeait d’eux. A travers le bras de fer qui les opposait depuis « le départ volontaire » des autres, chacun cherchait à pousser l’autre dans l’abime.
Ils finiront par s’exclure mutuellement en créant chacun une nouvelle formation au nom différent du premier cadre partisan : l’UFP pour les militants de l’ancien MND et le RFD pour les partisans de Ahmed Ould Daddah. Les premiers choisirent comme président à la tête de leur nouveau parti Mohamed Ould Maouloud qui venait juste de terminer plus d’une décennie d’études à l’extérieur. Feu Mohemd Elmoustafa Ould Bedredine, le meneur principal du courant MND au sein de la défunte UFD, devenait le secrétaire général. Reléguer Ould Bedredine au second plan dans un parti dont il était le principal maitre d’œuvre n’échappa pas à l’opinion. D’autres mutations suivront. C’est ainsi que le divorce entre le MND et Ahmed Ould Daddah ouvrira la voie à un conflit ouvert entre ce dernier et le courant Islamiste, jusque-là dormant à l’ombre de celui-ci. La séparation suivra. Au sein du MND, désormais regroupés au sein de leur nouveau parti, l’UFP, une profonde mutation émergera à la surface beaucoup plus tard.
Avec mon ami Etfagha, nous avons fait trois pays d’Afrique du Nord sur quatre : le Maroc, la Tunisie et la Libye. On se limitera à une escale technique en Algérie. En ce moment, le pays était en ébullition. A cause de la guerre civile, il vivait un terrible conflit armé dont personne à l’époque ne pouvait prévoir la fin. On peut considérer que le terrorisme intégriste, le terrorisme s’habillant de l’islam, dans sa récente version, est né en Algérie. Il fut inauguré par le Front Islamique du Salut(FIS), mouvement issu du courant des Frères Musulmans.
Le bourbier algérien : Désormais les civils, notamment les femmes et les enfants, ainsi que les pauvres paysans dans leurs villages et dans leurs champs, furent pris pour cibles et sauvagement exterminés par des bandes armées qui se réclamaient d’un « Islam » qui n’avait rien à avoir avec les interprétations humanistes et tolérantes, couramment connues de la religion musulmane.
Je n’arrive pas à extirper de mon esprit l’image donnée par une information Radio à propos d’un terroriste qui s’introduit dans le cabinet d’un célèbre professeur de médecine. Le malfaiteur se présenta le bras bandé, cachant ainsi un pistolet avant de tirer à bout portant sur la sommité médicale la tuant sur le champ.
Le 11 septembre 2001 aux USA, viendra comme suite logique.
L’aventure Libyenne : L’objet de notre mission était d’implanter notre parti dans les colonies mauritaniennes dans ces différents pays. Depuis plusieurs mois, on vivait au sein du parti un climat intense d’implantation qui devrait être couronnée par un congrès dont la date fut fixée d’avance. Les deux principaux courants du parti, MND et les amis d’Ahmed Ould Daddah se tracassaient pour réunir le plein de voix en vue de gagner la bataille du congrès.
Notre délégation reflétait parfaitement cette division : Etfagha représentait Ahmed Ould Daddah et moi le MND symbolisé encore par Mohemd Elmoustafa Ould Bedredine. Il y a lieu de rappeler que nous deux nous appartenions à ce mouvement au temps où Etfagha étudiait au Koweït et moi élève au Lycée de Rosso et celui de Nouakchott. Le souvenir de cette ancienne amitié ne suffisait pas pour masquer l’inimitié provoquée par les dégâts de notre nouvelle situation. Nous avons programmé de faire de la Libye notre première étape. A l’aller, on avait fait exprès de ne pas trop durer au Maroc et en Tunisie. L’étape de la Libye avait failli nous coûter la vie. Pourtant les ressortissants mauritaniens à Tunis nous avaient tous déconseillé d’aller en Libye. De passage en Libye, un simple demandeur d’un emploi élémentaire risquerait sa vie dès qu’il pose pied dans ce pays.
Une délégation officielle, représentant un Etat ami de la Libye n’était pas à l’abri des maladresses du dirigeant Libyen et ses hommes de main. Quel sort pourrait bien attendre une délégation d’un parti politique quelconque et de surcroit ne se réclamant pas de la « troisième voie » ou nouvelle doctrine du guide suprême Libyen ? Evaluant la situation, j’avais à mon tour demandé à mon compagnon de renoncer à l’étape libyenne. Ce qu’il avait catégoriquement refusé. Malgré tout je lui avais donné mon accord. A vrai dire le goût de l’aventure m’a toujours bercé l’esprit. On engagea donc immédiatement notre périlleux voyage dans l’inconnu : la Libye « made by Khaddafi ». Le périple de René Caillé à Tombouctou constituait en fait un pique-nique par rapport au nôtre.
Et nous nous engouffrâmes dans la gueule du loup. On passera deux semaines en Libye. Nous élirons domicile à Zawiya, un futur foyer de la guerre civile. Le passage des frontières libyennes n’était pas aussi facile. Le pays vivait un embargo aérien imposé par la « communauté internationale » menée par les USA depuis plusieurs années suite à l’une des aventures du guide libyen.
On avait emprunté un taxi appartenant à un ressortissant mauritanien. En route, le froid glacial passait souvent au-dessous de zéro. C’était pourtant le mois de mai : en Mauritanie, la canicule faisait des ravages. On gelait dans la voiture au moindre arrêt du chauffage. A chaque point de contrôle, nous nous trouvions dans l’obligation de sortir de la voiture. Le froid nous serrait la poitrine au degré de craindre de voir notre cœur s’expulser à l’extérieur.
Les détenus de Rass Jdeir : Dans un poste de contrôle situé à Rass Jdeir, une localité sur les frontières tuniso-libyennes, on passa 24 heures d’enfer doublé d’un gel comme au pôle nord. C’était un vendredi, le week-end libyen. Les garde-frontières libyens nous avaient dépouillés de tout ce que nous possédions, y compris tout notre petit budget de 12.550 FF. On attendait une autorisation des autorités de Tripoli nous permettant de rentrer légalement dans leur pays. Après autorisation, les garde- frontières nous avaient rendu nos biens y compris encore notre petit budget diminué de 50 FF.
Décidément même en Libye qui baignait dans les pétrodollars les garde-frontières n’étaient pas à l’abri du besoin. Nous avons usé de tout pour convaincre nos geôliers du caractère pacifique et légal de notre mission. Ils étaient bouchés ; ils ne comprenaient rien : les piles de cartes d’électeurs, les carnets, les cachets, les livres et autres documents en notre possession, manifestations d’ « une civilisation humaine avancée », seulement encore inconnue dans ce vaste territoire habité par une seule personne portant le nom de : Elghadhafi.
La photo piège : Une photo, dans mon sac à moi, rendra notre plaidoyer presque caduc. Il s’agissait d’une photo représentant un groupe de militants de l’UFD, parmi eux, un homme barbu à l’image d’un militant chef religieux. Ce qui compliquait les choses c’était qu’on y figurait tous les deux, assis côte à côte. Elghadhafi était en butte en ce moment avec les frères musulmans. C’était une photo d’Elhassène Ould Moulaye Ely. Donc il s’agissait bien d’un frère musulman, l’un des chefs même en ce moment de l’aile de ce mouvement en Mauritanie. Il fallait se tracasser pour prouver le contraire.
L’homme Libyen : Au moment où nous nous rendions en Libye, nous savions déjà que les relations entre la Libye de Elghadafi et la Mauritanie de Ould Taya n’étaient pas au beau fixe. En ce moment la guerre des ondes faisait beaucoup de dégâts entre les deux pays maghrébins. Nous l’avions rappelé à nos geôliers. Ce qui va accélérer notre libération et rendre notre séjour en Libye plus libre. Nous en avions aussi profité pour rencontrer la direction (moins le guide libyen bien sûr) du parti-Etat de Elghadhafi. J’étais frappé par leur si bas niveau intellectuel. Je disais à mon compagnon Etfagha qu’ils n’étaient même pas du niveau de nos sympathisants nasséristes de 3e ordre des années 70.
Avec beaucoup de subjectivisme, je conclus que tous les Libyens seraient du même niveau, si ce n’était pas plus médiocre. Plus tard, ce préjugé sera effacé de ma tête par l’élite libyenne qui émergea avec la révolution qui balayera le système Elghadhafi à partir de 2011. Dans le courant de cet événement, des dizaines de grands cerveaux libyens, notamment parmi la communauté des exilés, avaient fait leur irruption sur la scène politique. Malheureusement ce soulèvement spontané et généralisé du peuple Libyen sera dévié de ses objectifs salvateurs par la conjugaison d’intérêts centrifuges malveillants. Des hommes aussi clairvoyants, ayant tenté d’orienter les choses dans le bon chemin, seront systématiquement écartés pour laisser place à des opportunistes, des obscurantistes, des médiocrités et des aventuriers de tous bords. Le pays fut noyé dans la guerre civile, menée par plusieurs milices armées sans aucun trait d’union.
Après notre « libération », nous avons passé la nuit suivante à Zawiya, à quelques 70 km de la capitale Tripoli. Le lendemain nous avions fait le déplacement de Tripoli.
Les Romains d’aujourd’hui : En route, nous contemplions le paysage sur les deux bords de la chaussée. Il était entièrement marqué par la nudité. La présence humaine fut peu visible. Quelques modestes habitations apparaissaient par-ci par-là. Hommes et femmes s’habillaient presque de la même façon. Ils étaient tous voilés, habillés dans des habits traditionnels, couleur beige, souvent à la manière des anciens Romains tels qu’ils apparaissaient au sénat de Rome dans le célèbre film Spartacus.
Les deux crochets blancs par lesquels ils fixaient leurs voiles sur leur poitrine ressemblaient étrangement à ceux utilisés par les femmes mauresques dans un temps pas encore très éloigné. On prête à l’ancien président Noumeiri du Soudan d’avoir déclaré à Elghadhafi lors d’une visite officielle en Libye qu’ « apparemment sa tâche n’est pas aussi difficile du moment qu’il a affaire à un pays dont la population est composée uniquement de femmes ». Au Soudan, les femmes aussi se voilent presque à la manière des mauritaniennes.
L’ambassadeur Mahjoub : Il est d’usage qu’une délégation étrangère, même d’opposition, passe d’abord par l’ambassade de son pays pour l’informer de sa présence et de l’objet de son séjour dans le pays hôte. Ce que nous avions tenu de faire.
L’ambassadeur Mauritanien en Libye, Mahjoub Ould Boya, comme nous deux, fut un ancien militant du MND. Il nous avait très bien reçus. Et tout de suite il nous conseilla de rebrousser chemin et de sortir sans tarder de ce pays avant de subir de mauvaises surprises de la part des autorités de Tripoli, qu’il n’hésitait pas à qualifier d’imprévisibles.
Il semblait être sérieux et amical dans ses propos. D’ailleurs il ne faisait que me conforter dans mes inquiétudes exprimées avant à Tunis. Intérieurement, je me disais que je me servirai de ses conseils pour réessayer de convaincre mon compagnon des risques de notre séjour dans ce pays véritablement hors de toutes les lois internationales et des règles élémentaires de la morale humaine. Devant monsieur l’ambassadeur, j’usais d’une argumentation contraire. J’enfonçais les clous dans la critique de la politique du régime d’Ould Taya. En matière de démocratie, j’avais souligné la privation de nos ressortissants à l’étranger de participer, jusqu’à cette date, aux élections de leurs responsables nationaux et locaux. Je conclus que «justement, nous sommes là pour donner l’occasion à son excellence monsieur l’ambassadeur de Mauritanie en Libye d’exprimer pour la première fois son choix dans des élections libres dans son pays ».
Ainsi, on se sépara sur une note de désaccord avec son excellence l’ambassadeur Mahjoub. Au moment où nous prenions congé de lui, son visage était crispé. Probablement, du moment où il ne semblait pas parvenu à nous convaincre, il s’inquiétait sur notre sort dans ce pays de tous les dangers. Au moment où il retournait dans son bureau, n’aurait-il pas été tenté de nous dire « adieu ! » au lieu d’ « au revoir » ? L’ «adieu », dans la perspective de risquer de ne plus nous rencontrer et l’ « au revoir » dans l’espoir de nous revoir de nouveau.
Juste après, au cours d’une courte réunion à deux et sans avoir besoin d’user de beaucoup d’efforts, je parvins à convaincre mon ami Etfagha de la justesse de la position de l’ambassadeur. On avait convenu de limiter notre action en Libye à des réunions de propagande en faveur de l’opposition en Mauritanie et de notre parti en particulier. Ce qu’on avait fait. Ce que nous avions réussi. Nous avions gardé pour nous notre embarrassante paperasse et autres matériaux « d’outre planète» jusqu’à notre retour sur terre de l’espace interstellaire.
(A suivre)