Ahmed Salem Ould El Moctar dit Cheddad, observateur indépendant à propos de la dernière marche des Haratines‘’: Les deux chefs Haratines qui se sont démarqués de la marche ont raté une occasion d’or qui aurait pu leur profiter en premier lieu’’
Le Calame: De votre point de vue pourquoi d’abord les Haratines se permettent de manifester à part ? Et quelle évaluation faites- vous de leur dernière marche?
Ahmed Salem Ould El Moctar dit Cheddad : Je tiens tout d’abord à affirmer que, culturellement parlant, les Haratines font partie intégrante de l’entité arabe de Mauritanie. Leur deuxième caractéristique est que, historiquement parlant, ils sont généralement originaires des ethnies négro-africaines qui peuplaient cette zone depuis la nuit des temps. Ces deux caractéristiques, ajoutées à leur condition esclavagiste d’hier (et dont les stigmates vont demeurer encore pour longtemps), font leur spécifié socioculturelle. Toute autre polémique sur cette question n’a pas de raison d’être.
Aujourd’hui, l’expression de leur spécificité au grand jour est expliquée schématiquement par certains comme une volonté d’une poignée d’opportunistes de se servir de la misère des leurs comme fonds de commerce pour trouver des solutions à leurs problèmes personnels. D’autres l’expliquent par une politique délibérée d’un régime cherchant à multiplier les divisions pour mieux régner. Toutes ces explications, bien qu’à un degré ou un autre peuvent avoir une part de vérité, n’expliquent absolument pas les motivations profondes de la grogne des masses Haratines.
Je crois que dans toute société, y compris la nôtre, les populations pauvres ne cessent jamais d’exprimer de diverses façons leurs malaises. Le plus souvent ça se passe inaperçu ou plus exactement ça se passe sans susciter beaucoup de commentaires, quand il s’agit de grognes manifestées par des groupes sociaux non identitaires ou sans cachet culturel donné. Mais dès qu’il est question de grognes émanant de groupes portant un cachet socioculturel spécifique, on crie aussitôt au scandale et au risque de désintégration du pays.
Sans prétendre posséder des réponses toutes faites à des questions objet encore de recherche, je crois que les meilleures réponses, les plus proches de la vérité, il faut les chercher logiquement dans le phénomène de la mondialisation, ou plus exactement dans ses répercussions sur nous et nos semblables.
Permettons-nous de définir sommairement la mondialisation par la fin de la bipolarisation et l’après guerre froide, ainsi que l’intégration poussée du monde dans une sorte de grand village planétaire. Je crois que la première conséquence de cette évolution humaine est la presque disparition des idéologies qui ont dominé le XXe siècle. Quand on sait que les idéologies constituaient le principal support des partis politiques et à un degré moindre des organisations syndicales, on comprend aisément aujourd’hui le processus d’affaiblissement progressif et apparemment inéluctable de ces formes d’organisations qui ont marqué le siècle précédent. L’émergence de la société civile est le résultat logique de cette évolution. C’est très probablement dans ce cadre qu’il faut chercher des explications raisonnables à cette évolution des choses. Nous assistons depuis quelque temps à l’éveil généralisé des segments et groupes sociaux souffrant, sous des formes diverses, de marginalisation ou d’exclusion, socio-économique ou politique ou les deux à la fois. Et quand on sait que la nature a horreur du vide, on ne peut que constater que la recrudescence, ces derniers temps, de manifestations, souvent à caractère purement social, mais surtout celles à caractère identitaire, est la conséquence logique de l’affaiblissement des partis de l’opposition traditionnelle, en particulier les partis qui incarnaient le plus les aspirations, ainsi que les rêves et les illusions, des groupes sociaux spécifiques. Quand une branche de l’arbre s’affaiblit ou tombe, l’arbre régénère une ou parfois plusieurs autres branches à sa place. C’est une règle élémentaire de la nature.
Exprimant de diverses manières leurs préoccupations, et profitant d’un climat réel de liberté, des milliers de citoyens ne cessent de manifester publiquement ces dernières années un peu partout dans le pays. Parmi ces manifestations, quelques unes peuvent être qualifiées d’identitaires. C’est pourquoi elles attirent l’attention. Il y a une certaine opinion qui souhaite qu’on leur réserve une répression particulière. C’est cette opinion qui accuse les autorités actuelles du pays d’avoir incité sciemment ce genre de manifestations. On ne fournit aucun effort pour le démontrer.
Et quelles appréciations faites vous de la dernière marche ?
Je pense que globalement cette marche a réussi. Je ne sais pas exactement l’objectif premier fixé par ses organisateurs, mais je crois qu’elle a réussi à mobiliser un grand monde, composé essentiellement d’un public jeune et enthousiaste.
D’autre part, elle a bénéficié d’un concours de circonstances exceptionnelles : en plus de la douceur du climat ce jour là, au dernier moment, les deux pôles de la classe politique (majorité et opposition) adhérèrent aux principales revendications figurant dans le fameux manifeste dont elle célèbre le premier anniversaire. Les deux chefs Haratines (Messaoud et Biram, NDLR) qui se sont démarqués de l’évènement ont raté une occasion d’or qui aurait pu leur profiter en premier lieu. Rien que le silence aurait au moins permis à l’un d’eux de sauver une certaine dignité aux yeux d’un public qui lui voue encore un grand respect. L’autre aurait pu s’en servir comme tremplin à sa future campagne présidentielle.
Comment on est arrivé là ? N’était-il pas possible de traiter le problème autrement ?
D’abord je tiens à souligner que je ne suis pas d’accord avec la façon dont certains traitent habituellement ce problème. Beaucoup ont tendance à poser à le sous l’angle purement moral. Ils déplorent, d’ailleurs à juste titre, la situation souvent inhumaine que vivent généralement les descendants d’esclaves en Mauritanie. On fait appel au sens moral des gens en vue de les sensibiliser pour les amener à contribuer à la solution de ce problème. C’est tout à fait juste d’agir de la sorte. Je n’en disconviens pas. Là où je ne suis pas du tout fait d’accord, c’est de s’arrêter là, c’est-à-dire sous l’angle purement moral. Je me rappelle qu’au début des années 70, nous, militants du mouvement des jeunes de l’époque, on posait autrement, et d’une façon pertinente, ce problème de l’esclavage et de ses séquelles. A l’époque, on rêvait d’une Mauritanie totalement émancipée, économiquement développée, socialement et culturellement libérée des tares du passé. On était jaloux des nations évoluées, des nations de citoyens, des nations sans clivages tribaux ou régionaux ou même ethniques. Au lycée de Rosso, l’avant-garde du mouvement scolaire en ce moment, on chantait durant nos grèves : « nous sommes une masse et nous luttons, il n’y a pas de races ni de régions ! ». Pour nous, éradiquer l’esclavage et combattre ses séquelles, n’est pas seulement une exigence morale, mais en premier lieu un impératif de développement. Je garde encore cette conviction. Tous, quelle que soit notre origine sociale ou ethnique, on combattait le système esclavagiste, pas uniquement pour des raisons morales, mais surtout parce qu’on le considérait comme un obstacle majeur au progrès et au développement harmonieux de notre pays. Pour nous également, la lutte contre l’esclavage ne peut pas être gagnée séparément de la lutte contre l’ensemble des obstacles au développement, comme par exemple l’analphabétisme et l’ignorance, les deux véritables fléaux du monde Haratine.
Ceci dit, pour revenir à la question, je crois d’autre part que l’instabilité qui caractérise la vie politique dans notre pays depuis quelques décennies a grandement contribué à l’émergence et l’amplification de bon nombre de problèmes dont nous souffrons encore aujourd’hui, y compris la question haratine.
La gestion du quotidien et surtout les préoccupations sécuritaires accaparent chaque équipe gouvernementale dès son installation au pouvoir. Cette situation a profité à une certaine élite politique et intellectuelle, une élite composée de groupes nantis, dotés de facilités propres pour s’installer dans les rouages du pouvoir et consolider leur emprise sur le système en place, accentuant ainsi la marginalisation et l’exclusion progressive des segments faibles de la société, les Haratines notamment. Pour des raisons historiques, ces groupes nantis sont issus en général de l’aristocratie traditionnelle et esclavagiste d’hier.
L’opportunisme de la classe politique, dominés par les groupes en question, ferme la porte à tout effort sérieux de recherche de solutions appropriées aux problèmes majeurs du pays. Comme tout phénomène, les problèmes, donc, naissent, se développent, s’amplifient, parfois jusqu’au débordement, sans qu’ils soient l’objet du moindre intérêt en vue de leur trouver des solutions avant qu’il ne soit trop tard. Sur ce plan, la question haratine est la meilleure illustration. C’est pourquoi, aujourd’hui, son émergence sur le terrain et au grand jour prend tout le monde au dépourvu.
La principale caractéristique de la dernière marche, contrairement aux manifestations haratine précédentes, c’est qu’elle n’a pas de « héros », c’est-à-dire qu’elle ne s’identifie pas à une personne donnée, à un chef qui se veut providentiel, historique et/ou indispensable.
Certains mettent l’accent sur les survivances de l’esclavage, d’autres sur ses séquelles et d’autres mélangent les deux. Quelle est, selon vous, la part des choses dans tout cela ?
Je rappelle encore ici que l’esclavage en Mauritanie est loin d’être un phénomène moderne. Le système esclavagiste faisait partie intégrante et inévitable de la société mauritanienne précoloniale, la société traditionnelle aussi bien maure que négro-africaine. Dans la sous région ouest africaine, l’esclavage était pratiqué à une très large échelle dans les anciens empires du moyen âge africain qui ont prospéré au sud du Sahara Occidental. Dans ces empires, le commerce de l’esclavage était courant à côté de celui du bétail et des denrées alimentaires. Dans cette zone, dans ces contrées désertiques, on imagine difficilement une tribu ou un émirat de l’époque précoloniale qui pourrait fonctionner sans système esclavagiste.
Au lendemain de l’indépendance de la Mauritanie en 1960, le système esclavagiste est demeuré presque intact. Les fils d’esclaves ont très peu bénéficié de l’école coloniale. Le régime, qui était aux commandes après l’octroi de l’indépendance, était composé essentiellement d’anciens interprètes, dont le niveau scolaire ne dépassait pas souvent le cycle primaire, et ils étaient généralement fils de chefs de tribus encore vivants à l’époque. Bon nombre d’entre eux se servaient de leurs esclaves dans la maison, à Nouakchott ou à l’extérieur (dans les chancelleries et ambassades de Mauritanie), comme ils s’en servaient en brousse sous la tente. Devant la plupart de maisons de responsables Nouakchottois de la première « république » il existait une chambre réservée à une famille d’esclaves. Le « boy » ou la «bonne », au statut indépendant et rémunéré mensuellement est venu bien après.
Les rares intellectuels, plus ou moins évolués (comme ceux du parti Nahda), qui osaient s’attaquer, même verbalement au phénomène esclavagiste, risquaient d’être lynchés et traités de « Kafir ! » (Apostat).
Il a fallu attendre la sécheresse du début des années 70 pour assister à l’effondrement de l’économie rurale, économie dépendant entièrement de la pluie. L’agriculture et le bétail ont presque disparu. L’esclave et son maître sont réduits à la pauvreté absolue. Beaucoup vont émigrer en ville à la recherche d’un emploi. L’ancien esclave et son ancien maître, désormais réduits à la même condition de misère traînent souvent dans des lambeaux devant les bourses du travail. Les plus chanceux sont embauchés comme manœuvres dans les sociétés minières (la Miferma et la Somima). Pas d’exagération si on dit que la sécheresse était le plus grand libérateur des esclaves de Mauritanie. Les textes de loi abolissant ou incriminant l’esclavage viennent certainement en seconde position. D’ailleurs sans les effets de la sécheresse, aucun régime ne prendrait le risque de s’attaquer frontalement à ce phénomène.
Contrairement au passé, aujourd’hui, dans notre pays personne ne vit économiquement d’esclavage. Les ONG et les chercheurs qui opèrent dans ce domaine déploient des efforts gigantesques pour découvrir et confirmer les cas avérés d’esclavage rencontrés de temps en temps par-ci par-là. Alors que les stigmates et les séquelles du système esclavagiste sautent aux yeux. Pas besoin de fournir le moindre effort pour les démontrer. C’est ainsi que les autorités locales, embarrassées des fois par des cas d’esclavage découverts dans leurs zones réussissent facilement à le camoufler pour n’en laisser aucune trace. Alors que les nombreuses conséquences néfastes du système esclavagistes dominent la vie quotidienne.
Malgré que les victimes hier de l’esclavage, du point de vue de la loi et de la « Chariaa », jouissent aujourd’hui en majorité écrasante de leur entière liberté, l’évolution moderne du phénomène esclavagiste pourrait même être interprétée comme étant un prolongement sournois de l’esclavage d’hier. Dans la société traditionnelle, les esclaves assumaient presque toutes les activités du travail manuel : agriculture, élevage, cueillettes, cuisine, corvées d’eau…etc.
Malheureusement, dans la Mauritanie moderne, les choses ont peu évolué dans leur essence : le travail manuel, de surcroît peu rémunéré, demeure assuré en grande partie par les descendants d’esclaves. Les activités « propres », les fonctions et les activités garantissant de grands revenus, appelés ailleurs postes des « col blanc », sont dans les mêmes proportions l’affaire d’anciens maîtres d’esclaves. Dans les deux cas, les exceptions ne font que confirmer la règle. La charrette qui passe est généralement menée par un ancien esclave. La voiture flambant neuve qui la croise est souvent conduite par un descendant de l’ancienne classe esclavagiste. Hier, la femme esclave assure la cuisine quotidienne, aujourd’hui l’image de « la bonne » dans le maison et surtout l’image de la vendeuse d’ « Elaich » (galette de mil) et du couscous sur les trottoirs, exposée en permanence aux durs aléas du climat, reflète parfaitement l’image funeste du passé et présage de l’avenir sombre de cette importante couche de la population. Faute de moyens, les enfants de ces pauvres gens sont condamnés à relayer leurs parents dans les mêmes activités, à la fois précaires et ingrates. Ce qui est sûr est qu’ils n’auront certainement pas de place dans les meilleures écoles de Nouakchott. Ils constituent une source intarissable pour le petit banditisme urbain.
Les derniers développements de la question Haratine mettent en cause l’ensemble des approches suivies jusque là par les différents régimes dans le but de trouver des solutions appropriées à ce problème. L’option prônant le développement et la valorisation des Adwabas (villages de grandes concentrations Haratine) a fait faillite. Là, les écoles ouvertes n’ont pas fonctionné, parfois faute d’enseignants, parfois même faute d’élèves. Le salaire d’un enseignant est insuffisant pour l’entretenir dans un pauvre Adabaye, qui n’a pas les moyens de le prendre en charge. Les parents d’élèves, par nécessité économique, ne peuvent pas se passer de leurs enfants. Ces derniers, quand ils n’émigrent pas en ville, travaillent avec eux dans les champs. Les mêmes problèmes sont rencontrés par l’infirmier du village. Dans les deux cas, les pauvres fonctionnaires finissent souvent par déserter même au prix de leur licenciement
Aujourd’hui, tout développement humain passe par l’école. La mort clinique de l’école publique fait que seule l’école privée, avec toutes ses imperfections chez nous, permet d’ouvrir des perspectives plus ou moins certaines aux jeunes générations. Un gap ne cesse de se creuser entre généralement les enfants des classes aisées et ceux des couches pauvres de la société à dominance Haratine. Les premiers évoluant dans les meilleures écoles privées du pays et les seconds sont cloîtrés comme des agneaux dans ce qui est encore appelé écoles publiques. Le manifeste du 29 avril 2013 met particulièrement l’accent sur cette question scolaire.
D’ailleurs, sans exagération, on peut affirmer que la réduction de ce gap, pour ne pas dire sa suppression, doit être considérée comme une question de sécurité nationale.
L’accès des pauvres, des fils des pauvres précisément, aux chances et aux facilités économiques offertes aux fils de ce qu’on peut appeler aujourd’hui notre classe moyenne, est l’unique solution pour épargner à notre pays des lendemains incertains.
Propos recueillis par AOC