Palabre sous les paillotes: Je faisais partie des délégués qui devaient participer à un congrès du parti (PKM). Au dernier moment, ce congrès fut transformé en conférence pour des raisons non explicitées. Je soupçonnais que mes amis, les partisans de l’ouverture au pouvoir, se sentant minoritaires au congrès, bien que largement majoritaire au niveau du mouvement, préféraient une formule de conférence purement consultative. Cette dernière fut tenue à Rosso Sénégal, au mois de février 1975. 11 délégués y prirent part. J’en faisais partie. À une heure tardive de la nuit, mon ami Mohamed Ould Moubarek conduisit la pirogue pour traverser le fleuve au niveau d’un passage clandestin situé au sud-est du quartier Diourbel de Rosso. Pour ne pas éveiller les soupçons de la police, Ould Moubarek, ancien promotionnaire au Lycée de Rosso, passait les nuits à animer les soirées d’Elmedh (louages du prophète) dans les différents quartiers de Rosso. Il continuera cette tradition bien après, alors qu’il travaillait déjà à la Société Mauritanienne de Banque (SMB).
Parmi les 11délégués, on était seulement 3 à défendre le point de vue d’un rapprochement avec le régime. Il s’agissait de Abdellahi Ould Ismail, Taleb Mohamed Ould Lemrabott et moi. Les neufs challengers sont menés principalement par Mohamed Vall Ould Bellal dit Vali. Parmi eux, je me souviens des camarades : Bà Boubakar Moussa, Limam Sherif, Koréra Moussa, Mahmoud Ould Salem dit Mahmoud Riad et son parent « le piroguier », Mohamed Ould Moubarek. Mahmoud Riad, renvoyé de 1ère du Lycée National, assumait en même temps la tâche de chef cuisinier. Tous, on lui servait comme apprentis ou serveurs. La conférence eut lieu dans une belle villa au cœur des majestueuses paillotes légendaires de Rosso Sénégal. Elle serait louée pour un mois alors que nous allions y passer que 3 jours à peine.
Du « café au lait… »: Le temps était bien réparti : une bonne douzaine d’heures de débat par jour entrecoupées de pauses pour le manger et un peu de détente. Bâ Boubakar Moussa, toujours fidèle à son sens de l’humour, est connu aussi pour être pointilleux sur les détails, nous égayait souvent avec ses farces, nous faisant oublier pour un moment l’animosité provoquée par les débats. Une fois, au cours du petit déjeuner, il se mit à nous servir du pain et du café. Il jouait avec les mots : « café au lait ». Il nous mit en garde contre toute confusion entre la formule « café au lait » et « lait au café ». Il nous expliquait, je ne me rappelle pas lequel des deux, signifie à dominance café et l’autre à dominance lait. J’étais un peu agacé par son insistance sur ces détails que je jugeais superflus. Il s’adressa à moi, interrogatif sur mon choix. Je lui répondis : « du lait au lait ». C’était bien mon choix puisque je n’étais pas grand consommateur du café. Tout le monde se mit à rire. Et Bâ Moussa, un peu froissé par ma réponse, se plia à ma volonté.
Wali du Trarza: la Tradition depuis le temps de feu le président Mokhtar s’interdisait de nommer un administrateur chez lui. J’étais probablement le premier à faire exception. Après la conférence, je me suis installé à Rosso. J’étais désigné comme nouveau représentant du mouvement au Trarza. Hamadi Ould Hamadi me passa service au cours d’une courte réunion à deux. C’était un garçon d’une grande intégrité morale. Il défendait avec passion le point de vue opposé au mien. Sans pour autant parvenir à le convaincre, je réussis après quelques discussions à le dépassionner énormément. Il avait une forte influence sur son entourage, notamment sur Petit Haye, le futur grand speaker de la BBC et de Radio Mauritanie. Mohamed Abdellahi Ould Haye dit Petit Haye, ce gosse d’à peine 15 ans, qui s’était fait renvoyer de l’école primaire, manifestait des velléités de grande intelligence. Il va le prouver dans sa vie professionnelle.
Un autre jeune, presque adolescent à l’époque, plus connu sous le nom de Nnahah, de son vrai nom Abdellahi Ould Mohamed, l’actuel secrétaire général de la CGTM, principale héritière de la tradition de lutte de l’UTM, va émerger très tôt de l’entourage du mouvement politique à Rosso. Il était le pur produit du mouvement syndical des années 70 à commencer par le Comité d’Action Ouvrière (CAO), qui va donner son nom à son premier président, Ladji Traoré dit Cao. Pour moi, le nom de ce dernier est lié aux noms des deux intimes amis à lui : feu Sid’Ahmed Ould Ndeylla et Boubakar Ould Messaoud, l’architecte, et futur fondateur de SOS-Esclaves.
Les tournées « administratives »: Pendant quelques mois, je ne cessais de faire la navette entre les différents départements du Trarza, surtout entre Rosso, Boutilimitt et Mederdra, là où nous étions le mieux implantés. À Boutilimitt, où on m’appelait publiquement Cheikh, je descendis chez le camarade Mohamedou Nnaji, directeur des études du collège de Boutilimitt. Là, un cercle de connaissances, composé de sympathiques camarades et amis m’entourait. Parmi eux, citons, feu Sidiya Ould Cheikh, Abdellahi Fall et sa femme Marième Touré, Ouleydane, Ssadatt, Haja, la sœur de Mohamedou Nnaji, la mignonne, feue Khaddi Mint Sangoura, Mahjouba Mint Salek et son dynamique frère, feu Mohamed Ould Salek, les grands artistes feu Mohamed Ali et ElbouMhaijib.
À Mederdra, je descendis chez les Khoubah, les parents du grand militant du mouvement, feu Ahmed Ould Khoubah et de sa sœur, la belle et sympathique, feue Mint Haybilti, mère du jeune Ahmed Ould Cheikh du Calame, sœur de l’ancienne militante du CC des jeunes filles de Nouakchott, Vatma Mint Khoubah. Une fois, après une longue séparation, elle fondit en larmes lorsqu’elle m’aperçut chez les Ichidou, venant en ce moment d’Akjoujt. Elhassène Ould Taleb et Ahmed Salem Ould Elbeyidh, appuyés par d’autres jeunes comme le sympathique Brahim Diakité, encadraient l’activité du mouvement à Mederdra. Je profiterai de mon séjour à Rosso pour rendre visite aux parents. Depuis 1971, je n’avais jamais posé pied chez eux. Mes deux chers grands-parents, Kaaina et Bou, décédèrent à mon absence, la première en 1972 et Bou en 1973. Ma disparition pendant de longues années de la vue de Kaaina aurait certainement contribué à la fragiliser. Je surpris les parents par une visite d’une semaine au mois de février 1975.
(A suivre)
Témoignage
Cheddad ou l’ami inconnu
Je viens de terminer la lecture passionnante de l’ouvrage de mon ami Cheddad, de son vrai et moins célèbre nom, Ahmed Salem Ould El Moctar.
Dans ce livre intitulé « Ce que je pense avant de tout oublier », Cheddad essaie, avec succès d’ailleurs, de se départir enfin d’une carapace de réserve impénétrable qui l’a enveloppé jusqu’ici à mes yeux et me l’a présenté sous la forme d’un personnage mystérieux.
Je l’ai connu très tôt (ou plutôt, je l’ai côtoyé de près) au lycée de Rosso et à Méderdra, sans jamais pouvoir déchiffrer ce qu’il cachait derrière son pas accéléré et son regard furtif…
Je le voyais toujours empruntant les ruelles les plus étroites, sans se mêler aux attroupements qui se formaient ça et là pour les raisons les plus anodines.
Je savais, par intuition, qu’il était un haut gradé dans le mouvement des « Kadihines » et j’entendais souvent les « camarades » parler de lui avec une admiration non feinte mais qui ne se justifiait pas à mes yeux. Pourtant, cela accentuait mon désir de l’approcher de plus près…
Ce n’était pas facile ! (J’étais même tenté décrire : de l’apprivoiser) mais une voix intérieure me soufflait que je n’en n’avais pas le droit…
Il faut reconnaître, à sa décharge, que ma position dans le mouvement révolutionnaire en vogue à cette époque-là n’a jamais dépassé le stade de « sympathisant précautionneux » (pour ne pas dire froussard) et que pour cela, je ne méritais pas le privilège de rentrer dans le secret des Dieux…
J’assistais pourtant aux réunions qui se tenaient régulièrement chez EhlKhoubbah ou chez EhlZein que lui – Cheddad – ne ratait jamais.
Au cours de ces retrouvailles clandestines, il restait toujours silencieux et presque effacé. On dirait que les « grands camarades » savaient lire ses pensées à travers ce silence complice et cette timidité affichée…
Il m’est arrivé plus d’une fois de penser naïvement qu’il me prenait pour un indicateur de la gendarmerie (un mouchard) tellement il était bref avec moi quand je le croisais par hasard en ville et cela arrivait presque quotidiennement.
Il me paraissait tellement « occupé » par « d’autres choses » qui l’empêchaient de s’extérioriser et de mener une vie ouverte comme tous les jeunes de son âge.
Ce livre est enfin venu pour répondre clairement à des questions qui le concernent en premier lieu et que je me suis toujours posées depuis plus de quarante ans.
Grâce à ce texte magnifique, j’ai enfin connu mon Cheddad… Ce n’était pas chose facile et j’avoue aujourd’hui que je lui dois des excuses pour les préjugés les plus fous que j’avais à son égard.
Il est vrai qu’à ma décharge, je ne concevais pas qu’un mauritanien puisse aussi longtemps garder le même rythme de vie et supporter autant de sacrifices pour une cause quelconque.
J’ai savouré le récit de sa naissance, ses rapports avec ses maîtres (ou plutôt ceux qui prétendaient l’être), sa vie scolaire faite de détermination et de témérité et son parcours révolutionnaire qui l’a contraint à une éternelle clandestinité qui lui colle toujours bien d’ailleurs.
J’ai aussi détecté le visage humain et presque sentimental de Cheddad à travers ses rapports avec ses parents de tous bords et, aussi inattendu que cela puisse paraitre, ses sentiments affectifs à l’égard de ceux qui pensaient pouvoir le prendre à la légère et le maintenir dans un état primitif de dépendance sociale sans jamais réussir à le dompter.
Je n’y ai décelé aucune rancune, aucun sentiment d’infériorité et c’est peut-être cela qui a fait la force de l’homme et affermi ses capacités d’endurance.
Egal à lui-même
Aujourd’hui, je peux me prévaloir de connaitre le vrai visage de cet ami qui me paraissait hermétique.
En plus de tout cela -et c’est le plus important- ce livre retrace fidèlement les moments forts de la plus sérieuse période de l’histoire politique de la Mauritanie indépendante : l’ère du MND et du mouvement (ou parti) des Kadihines.
Ces « camarades », pétris dans l’abnégation et la clandestinité, n’ont jamais voulu nous révéler les secrets de leur mouvement, au risque d’étouffer à jamais la lutte héroïque qu’ils ont menée contre le néocolonialisme et les premiers faux pas de la République naissante.
Et bien que plusieurs d’entre eux (pour ne pas dire l’écrasante majorité) aient vite oublié leur engagement au contact des climatiseurs et de l’argent bienfaiteur, certains – dont en tête Cheddad – sont restés égaux à eux-mêmes et se rappellent encore avec force détails les « belles » années de privations et de torture qu’ils ont endurées.
Je ne cesserai pas d’insister sur la force et la singularité de cet homme qui est resté le même face aux multiples changements que notre paysage politico-social a connus.
Le lecteur averti n’aura aucune difficulté à voir dans le récit de sa vie mouvementée sa ferme détermination à ne jamais dévier du but qu’il s’est tracé depuis sa tendre jeunesse et qui se résume en trois mots : Personnalité – Liberté – Indépendance.
C’est ainsi qu’il n’a jamais été séduit par les mouvements sectaires qui prétendaient servir les mêmes causes que les siennes. L’activisme tribal et le « notabilisme » en vogue, non plus… Et pourtant, il avait bien les moyens d’émerger à travers ces créneaux payants en mobilisant les siens (une parentèle cultivée et politiquement aguerrie) aux plus forts moments de nos innombrables campagnes électorales.
Rien de tout ceci ne l’a intéressé car le MND (mouvement démocratique national) l’a marqué à vie au fer rouge.
« Ce que je pense avant de tout oublier » est donc un livre-témoin dont la lecture m’a ouvert les yeux et permis de comprendre et d’apprécier un grand ami que j’ai toujours apprécié et aimé mais qui m’était jusque-là un parfait inconnu.
Mohamed Ould Ahmed Meiddah