La Mederdra de mon enfance
Bazeid Mohamed Abdallahi est l’une des grandes plumes de la presse et surtout de Radio Mauritanie. Sa voix s’écoute partout sur le territoire national. Nous vous faisons découvrir une série de ses textes succulents. Avec La Mederdra de mon enfance, il use d’un grand exercice de mémoire. Et nous offre l’image d’une certaine Mauritanie où tout le monde est ami à tout le monde, les lieux de mémoires des patrimoines communs.
A lire, entre confessions, rires et recherche de repères !
Que les anciens amis, ou familles qui se reconnaîtront, n’hésitent pas à réagir : nous transmettrons !
Du temps où j’y fréquentais l’Ecole Folantant, au début des années soixante du siècle dernier, Mederdra était une petite bourgade paisible où il faisait bon vivre. Enserrée entre de grandes fourrières, des périmètres boisés soigneusement protégés par des fils barbelés, elle s’étirait du nord au sud sur une colline de moyenne altitude. Côté nord, il y avait Médina, un quartier périphérique, point de passage quotidien des voyageurs se rendant à Hssey El Mahsar, le fief de l’émirat qui a donné son nom à la région. C’est un quartier tranquille où résidaient certains amis d’enfance et promotionnaires : Brahim Dicko, un garçon timide et sans histoire devenu par la suite un officier de la douane et les regrettés Aicha Dicko, sa soeur et Mohamedou Dieng qui, lui, a fait l’armée.
Je me souviens de quelques noms qui, dans ma mémoire, sont restés synonymes de Médina : c’est le cas d’Ehel Jelledi dont le fils, Mohamed, devenu journaliste puis fonctionnaire de la FAO est un ami de longue date – d’un ancien directeur d’école, Monsieur Seyni Ndiaye et de son épouse Dadou – de Ndiaya, la mère de Dadou, de Demba Gallo, de Béchir Ould Dialagui et de Mohamed Jules. Je me souviens aussi d’un homme chétif et coléreux qui vivait chez Ehel Dialagui, Monsieur Yembea. De tous les mederdrois, il était le seul auditeur assidu qui suivait les radiodiffusions d’Union Soviétique, d’Iran, du Viêtnam, du Honduras, d’Ethiopie, du Canada, de Tanzanie et de plusieurs autres contrées du monde. C’était une manière pour Monsieur Yembea, qui ne parlait d’autre langue que le hassania, de meubler ses interminables séances de thé qui commençaient généralement en fin d’après-midi et se poursuivaient jusqu’à l’aube.
Passé le terrain vague qui séparait Médina du reste de la ville, on tombait inévitablement sur de petites maisons en dur de style colonial. Croulants sous le poids des dunes, et presque coupées de la ville, elles servaient de logements précaires à quelques fonctionnaires et agents de l’Etat. Je me rappelle avoir déposé, quelques jours de suite, dans les locaux exigus de l’une de ces demeures, le sac de Monsieur Soumaré Hadémou, l’un de mes anciens enseignants, un soninké du village de Arr, devenu par la suite, un mederdrois à part entière. Je l’ai croisé à Tiguent, quelques années avant sa mort. Il n’avait pas changé. Le même bout d’homme affable et courtois que j’avais connu il y a trente ans. Il tenait à la main, comme à son habitude, un morceau de cola et n’avait rien perdu de son goût pour la causerie.
Vient ensuite la cité des gardes cercle, des maisons basses en banco devant lesquelles traînaient à longueur de journée des chèvres voraces et belliqueuses. Là, vivaient en parfaite harmonie quelques familles issues des régions lointaines de l’Adrar et de l’Inchiri : Ehel Eddick, Ehel Mogueye, Ehel Hmoymod… Elles avaient des enfants de mon âge qui fréquentaient l’école : Tari, Sidahmed, Esseyda et d’autres dont j’ai oublié les noms. Esseyda mint Eddick était une fille gentille, correcte mais turbulente et bagarreuse. Pas un garçon, pas une fille n’osait la provoquer. Je l’ai retrouvée en 1986 à Rosso à l’occasion de la visite du Président Maaouiya au Trarza. Elle m’a reconnu tout de suite. Nous avons évoqué, l’espace d’un thé, des souvenirs d’enfance, parlé de tout et de rien comme le font généralement des promotionnaires qui se rencontrent après une longue séparation. Elle m’a présenté à son mari, Monsieur Sidi Mohamed qui était alors gouverneur du Trarza et qui, malheureusement, a trouvé la mort quelques années plus tard dans un mystérieux crash d’avion entre Nouadhibou et Zouératt.
Un peu plus loin, il y avait le château d’eau, le plus haut sommet de la petite ville. Il dominait largement la prison de Mederdra, une grosse bâtisse en banco, érigée à la fin des années vingt et qui dit-on a abrité d’illustres hôtes dont le savant poète Mhamed O. Ahmed Youra. L’histoire de l’emprisonnement de cette éminente personnalité de l’Iguidi est le fruit, non pas d’un quelconque crime ou délit, mais d’une délation lui attribuant un poème qui décrit dans des détails ironiques et plaisants le transport, à la demande du Résident, de la côte atlantique à Mederdra, d’un colon abattu par la résistance. Le plus grand brigand « d’El Guebla » des années cinquante, Deigdag (le démolisseur), a fait plusieurs séjours dans cette prison pour des raisons différentes, bien entendu, de celles de Mhamed. La prison ouvrait sur un grand magasin en fer massif de couleur vert olive, à l’intérieur duquel étaient stockées les armes et les minutions du peloton de la garde. Derrière la prison, bien adossée à la fourrière, se trouvait une bâtisse du même style que celles qui se dressent entre Médina et la ville. Cette maison là, je la connais bien. Elle fut pendant des années la résidence de Madame Khadaja mint Moloud, une infirmière, originaire de la ville voisine de Boutilimitt et l’une des premières accoucheuses de la Mauritanie indépendante.
L’amitié qui me liait à son neveu, Ahmed Miske O. Abdallahi, El Qarneini pour les intimes, à son jeune et turbulent fils, Tourad, et à sa fille Mouleika m’a amené à séjourner chez elle à plusieurs reprises. Je garde de Khadaja l’image d’une femme élégante et raffinée et qui, de surcroît, parlait un français impeccable. Sa maison ne désemplissait jamais. On y servait des menus copieux, et du thé à la menthe jusqu’à une heure tardive de la nuit. Des personnalités bien en vue, de la société mederdroise des années soixante, ne rataient pas une occasion de se retrouver chez elle ! Dans son salon, richement meublé, ces personnalités entamaient aussitôt une interminable causerie ponctuée de rires joyeux et de plaisanteries ou s’installaient confortablement pour une partie de belote. Parmi ces personnalités j’ai en mémoire le défunt émir du Trarza, Hbib Ould Ahmed Salem, le Chef Général des Tachedbitt et intime ami de l’émir, Itawal Oumrou Ould Hmoyed, un respectable commerçant de Mederdra, Mohamedou Ould Abdallahi, un agent du fisc et cousin de l’émir, Amar Ould Amar Ould Ely.
A deux cent mètres de chez Khadaja vivait un autre personnage de la ville : Monsieur Sidi Niang, un infirmier halpoular, qui a fait toute sa carrière à Mederdra. Tout le monde l’aimait et le respectait. Les enfants non circoncis, eux, le fuyaient comme la peste et cela l’amusait beaucoup. « Je vous attends au dispensaire », leur disait- il souvent en fronçant les sourcils. Cet homme, je l’ai appris plus tard, est originaire de Kaédi, plus précisément du vieux quartier de Touldé où vivent encore ses cousins germains, des Diagraf c’est-à-dire des princes peulh ayant en charge la gestion des terres de culture. Sa femme Hawa est une dame corpulente, élancée et peu bavarde. Elle sortait rarement de chez elle, trop absorbée par le ménage, la vaisselle, l’entretien d’un beau troupeau de vaches et d’une grande sa basse cour.
Presque en face du domaine de Sidi Niang, il y avait le bâtiment des PTT, une maison imposante et aérée qui servait à la fois de bureau et de résidence au percepteur de l’Administration des Postes, Télégraphes et Téléphones, Monsieur Alioune Diarra. Du temps où ce dernier dirigeait le service de la poste, tout allait bien, très bien d’ailleurs. C’est ainsi qu’on pouvait téléphoner à loisir de Mederdra à de nombreuses villes de la Mauritanie : Boutilimitt, Rosso, Aleg, Boghé, Kaédi, Mbout, Moudjéria, Magta Lahjar et j’en passe. Mieux, on pouvait joindre des correspondants installés au Sénégal, notamment à Saint-Louis, Rufisque, Mbour, Louga, Dakar, et même Paris, en France !
Un manœuvre, dont j’ai oublié le nom, prenait le soin de tourner une manivelle, tout le temps que durait la communication, pour produire l’énergie nécessaire au dispositif téléphonique. Le courrier en provenance de l’intérieur et de l’extérieur du pays était distribué, dans les règles de l’art, par le facteur de la ville, l’infatigable Dahabou. Ce dernier habitait une maison située à l’entrée nord de l’école et avait comme passion la réparation, quand le temps le lui permettait, de postes radios et de montres. C’est lui en personne qui se chargeait de la distribution, à un certain nombre de fonctionnaires en poste à Mederdra, de journaux français: le Monde, le Canard enchaîné, Paris Match, l’Observateur, le Figaro et de revues spécialisées : la Sélection du Reader’s Digest et Science et Vie. Parmi les abonnés aux journaux et revues des années soixante, on retrouve Monsieur Diallo Mohamed, le défunt colonel de Boutilimitt qui a enseigné à Mederdra avant d’intégrer l’armée, son frère, feu Abdallahi Diallo, un instituteur, un directeur d’école et un administrateur hors pair, mort dans un stupide accident de voiture ; Monsieur Sylla Alley, un ancien moniteur de français dont j’ai perdu la trace ; Monsieur Henry Riquet, le dernier instituteur de nationalité française resté à l’Ecole Folanfant, après l’indépendance.
Pour en revenir à Monsieur Abdallahi Diallo, Abdallahi Ould Balla pour les boutilimittois, je me souviens que son jeune frère, Ishac, que je n’ai plus revu et son neveu, Mohamed Koné, que j’ai eu l’occasion de rencontrer à de rares occasions ont fait une partie de leur scolarité à Mederdra. Des garçons sans histoire et bien éduqués. Une autre personnalité de la ville, Monsieur Madéké Faye vivait non loin du domicile de Sidi Niang. C’est un homme de haute taille, le front large, la voix grave, le regard perçant, un pur produit de la communauté sérère. Il est originaire du Sénégal profond, probablement de la petite côte, cette région magnifique qui a vu naître le chantre de la négritude, le Président Léopold Sédar Senghor. Toute sa vie, Monsieur Madéké s’est employé à maintenir en état de marche le réseau téléphonique Mederdra- Boutilimitt et Mederdra- Rosso. Ce travail pénible l’amenait à effectuer de fréquentes tournées, à dos de chameau, pour remettre en place ou changer les fils téléphoniques endommagés suite aux intempéries ou aux caprices d’une horde d’enfants nomades en mal de distraction.
D’une intégrité morale et d’une piété sans borne, Madéké faisait toutes ses prières à la mosquée et n’avait d’autre souci que l’entretien de sa progéniture, plus d’une dizaine d’enfants : Sayar, Wali, Abdou, « Madame » et les autres. A l’est de ce pâté de maisons se trouvait l’imposante résidence du Commandant. C’est un bâtiment gigantesque, un palais peut-on dire, comprenant plusieurs chambres spacieuses qui communiquent les unes avec les autres. Avec ses murs épais et solides, ses magasins, ses terrasses, ses réserves d’eau, ses guérites, sa buanderie, ses dépendances et ses lourdes portes en fer, elle a été construite pour résister au temps et probablement à un siège prolongé de la résistance.
En face de cette muraille imprenable il y avait le bureau du Résident, un solide bâtiment en dur où travaillaient généralement le Commandant, son secrétaire et l’agent spécial. A l’extrémité nord de la cour du Commandant se dresse le gîte d’étape, une bâtisse discrète et peu connue du public. Jusqu’à la fin des années soixante on pouvait admirer, soigneusement rangés dans ses placards, des lits pliants, de la vaisselle, de la draperie et des matelas, toute une logistique héritée de l’administration coloniale et destinée à l’hébergement des fonctionnaires en mission. En empruntant la petite artère bordée de gros prosopis qui relie la résidence du Commandant au centre ville, on passe inéluctablement devant le vieux poste de santé. Là travaillait l’une des équipes médicales les plus expérimentées et les plus dévouées que la Mauritanie ait jamais connue. Les opérations bénignes et le suivi des malades en observation étaient du ressort de Sidi Niang, l’administration des piqûres et les petits soins revenaient à Jiddou Ould Yargueit, le suivi des grossesses et les accouchements étaient assurés par Khadaja Mint Moloud, l’accueil et le tri des patients revenaient au chef du centre médical, Monsieur Mohamed Jules. Ce dernier était un bel homme de haute taille, galant et fier, un personnage un peu autoritaire certes mais droit, consciencieux, généreux et très bon musulman. Il s’habillait avec goût, possédait une très belle collection d’armes et était un champion du tir à la cible. Mohamed Jules aimait passionnément les jolis parfums et les parties de chasse.
Je descendais chez lui le dimanche et les jours fériés où sa grande fille, Tfeila, et ses fils : Cheikhani, Demba et feu Ahmed Salem m’accueillaient toujours en ami et en frère. Sa première épouse, Toutou, c’est son nom si je ne m’abuse, était une femme remarquable et généreuse dont la disparition subite avait émue tous les Mederdrois. Son fils, Cheikhani Jules, qui est devenu plus tard avocat puis maire de Mederdra est un promotionnaire et ami d’enfance que j’ai rarement eu l’occasion de rencontrer. Curieusement, notre première et dernière rencontre, depuis la fin de notre scolarité à l’école Folanfant, a eu lieu en 1995 à… Melun, en Ile de France. Tous deux étions invités à assister à des festivités commémorant je ne sais plus quel anniversaire du jumelage de certaines villes du Trarza et du Brakna avec des communes de la Nouvelle ville de Sénart, en Seine et Marne. Il était là en tant que maire de Mederdra, j’y étais en tant que membre de la délégation de Tiguent.
Juste à côté du dispensaire se trouvait la grande mosquée, un lieu de prière et de piété où l’on pouvait rencontrer à l’époque d’éminents érudits, aujourd’hui disparus : Ahmed Salem Ould Beibah (Haham), Ahmed Salem Ould Bagaa, Mohamedou Ould Alem, Mohamed Baba Ould Enneda et le reste de la respectable djemaa. Le dispensaire faisait face à des magasins, de modestes maisons poussiéreuses recouvertes de tôles ondulées appartenant, je crois, à Mohameden Ould Ivekou, un riche homme d’affaires mederdrois. Mohameden, je m’en souviens encore, était un bel homme, de haute taille, avec un grand visage et une barbe fournie mais toujours soigneusement taillée. Il avait l’habitude de porter d’amples boubous de Bazin riche, des pantalons noirs de cotonnade et des chemises longues manches. Je le voyais souvent au volant de sa « Deux Chevaux » parcourant l’artère menant à la résidence du Commandant, sous l’œil émerveillé des enfants. Derrière ces magasins il y avait un pâté de maisons où résidait la famille d’Ehel Ejiwane : Sidina, ses sœurs et sa nièce Chreive, une amie et promotionnaire que j’ai eu l’occasion de rencontrer il y a quelques années à Nouakchott. Elle était devenue bibliothécaire. Du coté opposé de la rue il y avait une grande maison en dur construite, aux dires des gens, par feu Cheikh Sidati Ould Cheikh Taleb Bouya. Elle était munie d’escaliers grossiers et de portes en bois délabrées. On l’appelait Dar Lechyakh. J’avais l’habitude de venir y jouer à « ma maison », la marraine, ou de m’exercer, avec des amis, à griffonner des absurdités truffées de fautes d’orthographe et de fautes grammaticales, sur les rares surfaces encore vierges de ses murs délavés. La maison de Lechyakh était aussi, j’allais l’oublier, un coin vers lequel convergeaient, en fin d’après midi, tous les jeunes enfants de la ville. Les gamins restaient là des heures et des heures à attendre l’arrivée des camions en provenance de Rosso.
Au volant de ces automobiles T 46, de marque Citroën, il y avait d’intrépides chauffeurs : Djibi Ndiaye, Seck, Malik, Saliou, Saad Bouh, El Id, Boy Nar, Soued Ahmed Lekreibolli, Boibih et j’en oublie. La plupart de ces grosses voitures appartenait à une grande famille de Mederdra : Ehel Brahim Vall, principalement aux frères Mohamed Abdel Hay et Ivekou, des hommes qui ont fait fortune dans le transport terrestre[1]. J’ai fait plusieurs fois la navette Mederdra Rosso dans ces camions, gratuitement cela s’entend.
Je me souviens très bien des villages situés sur ce parcours long de soixante kilomètres : Bouzbeila, Hssey Abdou, Charatt, Lekraa Lahmar, Ehssey Evellejitt, Rach Enneye, Rach Zembotti ? Rach Ehel Lemrabott, El Khoussane et Boundreynaya.Je me souviens d’un autre camionneur de Mederdra, monsieur Teyah Ould Ahmedou, un homme modeste et courtois, un cousin d’Ehel Brahim Vall dont le camion a pris feu, à la sortie de Rosso, juste en face du marigot de Bakh, au début des années soixante dix. Le centre ville de Mederdra est traversé par une rue spacieuse et sableuse, très animée le jour, quasi déserte le soir et qui se prolongeait à l’ouest jusqu’à la fourrière. Des deux cotés de cette rue se trouvaient les commerces : une maison basse donnant sur une grande cour intérieure où étaient disposés, pêle-mêle des articles, des produits frais et des céréales venant de la chemama, du lac Rkiz et de la campagne : sorgho, maïs, petit mil, haricot, pastèque, arachide, beurre, outres, tans, vans, peaux, cordes, etc. C’est la boutique du vieux Yali, un mederdrois de la première heure, un homme pieux, sage et hospitalier. Yali est le père d’un vieil ami et promotionnaire, aujourd’hui disparu, Ahmed Salem, Beichala pour les intimes, du docteur Ethmane Ould Yali, l’un des premiers médecins de la Mauritanie indépendante, de Omar Ould Yali, l’une des figures emblématiques de l’APP et de grandes filles dont j’ai oublié les noms. Son voisin, Mohamed Sidia Ould Bah, avait une échoppe bien garnie où l’on pouvait se procurer toute sortes de marchandises y compris les meilleurs parfums de l’époque : Kiki 44, Maty Guèye, Joli soir, Nostalgie, Habanita, Dankoma et les cigarettes en vogue : Craven ״A״, Bastos, Camélia, Gauloises et Gitanes. Elle rivalisait avec les commerces tenus par Ould Jeilani, Mohamedou Ould Hamdinou dont les fils Mohamed et El Hassène font partie de mes promotionnaires, Mohamed Abdel Hay Ould Brahim Vall, Ely Salem Ould Ely, le Chérif Bouna, le mari de Lalla mint Braika et Sidati Ould Maloum, le père d’un garçon adorable et sans histoire, Boullah. J’ai rencontré ce dernier à Dakar en 2008, en marge des négociations mauritano mauritaniennes ayant abouti au dénouement de la crise née du renversement du Président Sidi Ould Cheikh Abdallahi. Nous nous sommes retrouvés chez une vieille et sympathique connaissance de Mederdra, Monsieur Ahmed Bazeid Ould Bowah, un diplomate alors en poste à l’ambassade de Mauritanie au Sénégal. Avec Boullah, que je n’avais pas revu depuis un quart de siècle, j’ai effectué le voyage retour du Sénégal jusqu’à Tiguent où nous avons passé ensemble une excellente journée parmi les siens.
A proximité de la boutique de Sidaty Ould Maloum, se trouvait un commerce tenu par le vieux El Marrakchi, un marocain qui a atterri à Mederdra au temps de l’occupation française. El Marrakchi s’adonnait au commerce des peaux et de la gomme arabique, des produits qu’il achetait localement à vil prix et revendait avantageusement à des Libanais installés au Sénégal. Son long séjour dans l’Iguidi et ses contacts quotidiens avec la société mederdroise d’antan ne l’ont pas aidé à perdre l’accent de la région de Marrakech Tensift El Haouz ni à s’approprier quelques rudiments de l’indéchiffrable culture locale. Nombreux étaient les malentendus qui le mettaient aux prises avec sa clientèle, constituée dans sa majorité des cousins de mon vieil ami Elim Erra Hal que j’ai revu par hasard, deux à trois fois depuis notre séparation, chez des amis communs. Non loin de là il y avait la modeste demeure de Dah Ould Madiguéne, un brave homme chez qui j’ai pris souvent du thé en compagnie d’un autre ami d’enfance Moloud Ould Dah qui a rejoint la cour des comptes.
A quelques centaines de mètres d’El Marrakchi vivait, presque en marge de la société, une dame répondant au nom de Bassine et à laquelle la population prêtait des pouvoirs surnaturels. Il y avait enfin les commerces modestes, ceux d’Ahmedal Ould Babeddina, de Baba Ould Cheikh, de Kheiratt et les petites échoppes tenues par mes défunts cousins : Mohamed Abdel Hay ould Nih (Nahay), Mohamed Lemine O. Béchar, Ammi ould Moutali, Mohamed Lemine Ould Moustapha et Dahoud Ould Moustapha. Devant ces petites boutiques se rassemblaient souvent les braves manœuvres de l’époque : Djabel, Ambouha, Zayed Ould Brahim, Belkheir, Mboyrik Ould Abdout, Ebboyah, Dah et le reste du groupe. C’est sur cette rue que se trouvait aussi le four de monsieur Alioune Ould Sabar, un four qui fabriquait un pain doré, croustillant et savoureux. J’en raffolais. Comme moi, les mederdrois le préféraient de loin au pain de Monsieur Souéid et à celui fabriqué par un certain Sabar dans un four situé non loin de la boutique d’El Houssein Ould Bilal Diouli. Alioune Ould Sabar est le père d’un promotionnaire qui a fait carrière dans la gendarmerie nationale, Brahim.
Le nord du centre ville était traversé par une artère parallèle à la rue principale. En bordure de celle-ci il y avait une grande boutique tenue par un commerçant de l’Adrar, Monsieur Ahmed Ould Dhmine. L’incendie de sa boutique, intervenue alors que j’étais très jeune pour me rappeler des détails et des circonstances de ce sinistre, avait soulevé un grand élan de solidarité et de sympathie parmi les mederdrois. Dans le quartier donnant sur cette rue vivaient trois familles de gardes forestiers : Ehel Chenane dont le fils, Moktar, un ami d’enfance robuste et courageux, a trouvé la mort dans la guerre du Sahara – Ehel SidAmed, une famille de l’Adrar, leur fille Salka, devenue par la suite propriétaire d’une grande auberge à Nouakchott est une promotionnaire ainsi que son frère Lemhaba – Ehel Mohamed Salem Ould Zein dont le fils, Mohamed Abdallahi, a honoré l’école Folanfant en obtenant, en 1965[2], le rang de premier de la Mauritanie aux épreuves du concours d’entrée en sixième.
Après des études supérieures en économie, cet ami d’enfance chétif mais d’une étonnante témérité a travaillé dans les banques avant de se reconvertir dans le tiéb-tiéb. J’ai réussi, non sans peine, à maintenir le contact avec cet imbécile. A deux pas des forestiers vivait la famille d’Ehel Demba Dia dont le père était maçon, si mes souvenirs sont bons. Le vieux Demba Dia était un homme généreux chez qui se réfugiaient : Mohamed Ould Barka, Bayenni, Ennoummah, Deweiden et Mint Emmon’Ha, de pauvres hères sans défense qui sillonnaient les rues de Mederdra, à longueur de la journée, sans but précis[3]. Lorsqu’ils n’en pouvaient plus de la traque acharnée et impitoyable des enfants les fugitifs se rendaient aussitôt chez Demba Dia où ils trouvaient protection, gîte et couvert. Dans le même alignement se trouvait la grande concession des Tar Diop. Je ne me souviens pas du père des Tar Diop qui, dit-on, était un forestier, originaire de la vieille ville de Saint Louis du Sénégal mais je connais par contre les membres de sa famille : Ken Bouguel, Kewa et feu Bay Diop. Leur mère « Madame », c’est son nom, était une femme de petite taille, mince, débordante de joie et généreuse. A l’heure du déjeuner, « Madame » avait l’habitude de servir à manger à toutes les personnes qui se trouvaient dans sa maison : des mendiants, des campagnards, des citadins, des voyageurs venus du Sénégal voisin et d’ailleurs. Une aile de la maison des Tar Diop servait à la fois de bureau et de résidence au cadi de Mederdra, Monsieur Hamed Ould Bebaha.
Du seuil de leur maison les Tar Diop pouvaient voir le va et vient des femmes se rendant au marché tout proche. Là les attendaient les bouchers Ahmed Salem Ould Sabar, Rayhana, Moloud Ould Amgheiratt et l’unique vendeur de légumes Bilal Ould Diouéri. Le sud du centre ville était traversé par une autre rue étroite qui prenait naissance, à l’Est, au niveau de la maison d’une vieille dame vivant en bordure de la route de Rosso, Aicha Motiara, l’épouse d’un certain Mbarek Ould Bouhchicha. Etaient construites en bordure de cette rue des habitations appartenant à de vieilles familles de la ville : Ehel Dahabou, le facteur dont j’ai déjà parlé – Ehel Maaouiya, des cousins dont le père, feu Ahmedou Yeslem a enseigné dans l’extrême Est du pays puis à Mederdra et à Boér Toress avant d’être promu économe du lycée de Rosso. C’est le père de l’administrateur et ancien ministre de l’intérieur Mohamed Ould Maaouiya. Les Ehel Maaouiya avaient pour voisins un saint homme, le vieux Hmada, une personnalité de Nievrar et Ehel Baba Samaké dont le fils Omar Sy, un diplomate disparu, était un ami agréable et un promotionnaire. Je me souviens de sa mère Khadijetou, de son oncle, le géant Sidibé, l’homme avec qui nous avions l’habitude de marchander la confection de redoutables lance pierres, de ses tantes : Zeinebou, devenue par la suite aide infirmière au poste de santé de Mederdra et Foyta Samaké, l’épouse du docteur Ethmane Ould Yali. A cent mètres de là habitaient les Ehel Mohamed Ould Chedad, la vieille Salma mint Amar Leghnem, Zeinebou, la mère de mes amis Maham et Ennine, Naha, Ahmed, le boucher farceur, Dah, leur demi frère, l’un des rares amis d’enfance avec lequel j’ai gardé le contact et qui a fait carrière dans la douane. Suivait ensuite le vaste domaine d’Ehel Ahmed Ould Abdallahi dont le père tenait une boutique sur la rue. Son fils, Ethmane, Esseyver pour les intimes, est un promotionnaire que j’ai perdu de vue. Il avait des sœurs et des frères : Ellout, l’épouse d’Ahmed Ould Brahim Vall, Monnah qui n’est plus, Abdallahi, Khadijetou et un grand frère répondant, si je ne me trompe, au nom de Mohamed. Un peu plus loin vivait, dans une petite maison, un maçon chevronné et sans histoire: Mohamed Ould Gdala dont la fille, Fatimetou, a fini par travailler au trésor public. Les voisins de ce maçon étaient Ehel Meidah : le vieux et sage Mhamed, sa femme dont j’ai oublié le nom et ses filles : Aicha et Mroum qui ont épousé de grandes personnalités de l’Est mauritanien, Mama, qui a fait sa carrière à Radio Mauritanie, Fou et Malouma qui ont fréquenté l’école Folanfant.
De l’autre côté de la rue vivaient leurs cousins, Ehel Ahmedou Ould Meidah : la mère, Mint Ebnou et les enfants : Mohamed, Kahlouch pour les intimes, un parfait musicien et ami de longue date avec lequel j’ai partagé des moments agréables et des aventures inouïes, Loubaba, Mechalem et Doueina que j’ai vu grandir sous la bienveillance de leurs oncles : Mohamed et Doudou. Dans ce même quartier résidaient en permanence les familles de deux amis d’enfance Ramdhan Ould Tahman, devenu infirmier d’Etat et que j’ai eu le plaisir de revoir et Yargouma Ould Ambouha que j’ai revu à de rares occasions. Les grands-mères de ces derniers sont des dames qu’aucun mederdrois de ma génération ne peut oublier : Vatma mint Stoula[4], une femme adorable dont on disait qu’elle préparait le meilleur gâteau du Trarza, Moimana, une grand mère gaie et charitable dont les beignets, de forme arrondie et soigneusement saupoudrés de sucre fin, étaient le plus beau cadeau que l’on pouvait offrir à un enfant.
Une autre mederdroise non moins célèbre vivait dans ce quartier : Emmachen, une dame dont le tam-tam envoûtant et les longues tirades narratives étaient de toutes les cérémonies. Dans le prolongement d’Ehel Ahmedou Ould Meidah vivaient Ehel Jreivine : Mohamed et sa fille Marieme –- Ehel Ely Ould Meidah, leur père Ely était le seul mederdrois à traverser la ville à dos de cheval – Ehel Sid Ahmed et j’en oublie d’autres. A la limite sud de ce quartier peuplé se trouvait la petite concession d’Ehel Bilal Diouli : l’inoubliable et douce Salma, leur mère qui a vu défiler de nombreuses générations d’élèves internes, sa fille El Hachmiya qui lui a succédé, ses grands fils El Hassène et El Housseine.
Le quartier Sud Ouest était le fief de grandes familles de Mederdra tout aussi réputées que les premières: Ehel Haham dont les fils Beibah et Jeyid étaient de grands amis. J’ai connu aussi leur grand frère Bedde, un érudit de santé fragile hélas disparu et leur jeune frère Mohameden Baba Ould Etfagha, le talentueux journaliste d’Aljazeera, plus connu localement sous son pseudonyme Emmeni – Ehel Ahmed Ould Meidah, le vieux Ahmed, le père de mes amis d’enfance : Rajala, celui-là même que Abdallahi Diallo taxait de faire le gros dos et le très sérieux et raisonnable Mohamed. Dans le voisinage immédiat d’Ehel Ahmed Ould Meidah vivaient le vieux Diouéri, un agriculteur – Ehel Yargueit : Mohamed, le commerçant, Jiddou, l’aide infirmier, Mohamedhen, le technicien de Radio et le reste de la famille – Ehel Taleb Jiddou – Ehel Zeidoune – Ehel Sellahi – Ehel Ely Warakane : Mohamed, son épouse Marième, une femme d’une remarquable piété et leur fillette, la toute petite Koumbane. A quelques encablures d’Ehel Ely Warakane se trouvait le domaine d’Ehel Enemray dont le père Enemray, un grand homme débordant d’énergie et de vitalité était le coiffeur attitré de Mederdra, le propriétaire du plus beau jardin de la ville, le muezzin de la mosquée et le technicien en charge du sondage[5].
Plus au sud étaient installés Ehel Bowah dont le père Dah a servi de longues années comme surveillant à l’école Folanfant et dont le fils Diyah est devenu plus tard un officier de l’armée nationale – Ehel Emmène dont le fils Haddou, qui n’est plus de ce monde, était un ami et un promotionnaire. Le Gowd ou la vallée, cette dépression qui sépare la ville des légendaires dunes blanches de Mederdra, abritait le service des eaux et forêts et celui de l’élevage, l’abattoir, le sondage, les puits : celui de la ville, le puits des eaux et forêts (hassi Ehel Esdar) et le puits de Bedioura. C’est dans le Gowd que résidait l’un de mes amis d’enfance que j’ai perdu de vue, Ibnou Ndiaye, le fils d’un vétérinaire qui a servi à Mederdra au début des années soixante. Les enfants de son successeur, Monsieur Ould Haibelti, un vétérinaire originaire du Brakna, ont fréquenté en même temps que moi l’école Folanfant.
Le Gowd était enfin le domaine d’Ehel Mbarek Ellawssay, d’Ehel El Alem et d’une famille originaire de Boutilimitt, Ehel Mamady dont le père, Ahmed, était puisatier. Son fils Brahim est un promotionnaire et ami d’enfance que j’ai revu deux ou trois fois à Nouakchott au milieu des années quatre vingt. Sans aucune préparation et sans raison valable je suis retourné à Mederdra au début du mois d’octobre 2010. J’ai flâné sans but précis dans les ruelles, exactement comme le faisaient chaque jour Mohamed Ould Barka, Bayenni, Ennoummah, Deweiden et Mint Emmon’Ha. Comme eux, j’ai sillonné la ville de long en large. Pendant ma traversée je me suis mis à guetter le moindre signe familier : le vrombissement d’un camion T46, le brouhaha des enfants se rendant à la maison de Lechyakh, le tintement de la cloche de l’école Folanfant, le hennissement du cheval d’Ely Ould Meidah, le battement du tam-tam de Emmachen, l’appel à la prière d’Enemray…Peine perdue.
La Mederdra qui s’étendait à mes pieds m’était complètement étrangère. Le visage ratatiné que me renvoyait le rétroviseur intérieur de mon véhicule n’était pas le mien non plus. Quelque chose de profond s’était produit avec le passage du temps : Mederdra a beaucoup changé. Moi aussi.
Désemparé et secoué dans mon for intérieur, j’ai fait demi tour et suis rentré précipitamment à Nouakchott. Comme consolation, il me reste une chose : préserver jalousement, intacte, l’image vivante et joyeuse de la Mederdra que je porte dans mon cœur, l’image de la Mederdra de mon enfance.
[1] Ces camions appartenaient, d’après Rajala O. Meiddah, à Mohameden O. Ivekou. C’est possible, mais d’après ce que j’en sais les Ehel Brahim Vall ont fini par posséder leurs propres camions. Les camions partaient généralement le matin de bonne heure et arrivaient à Rosso entre huit et neuf heures. Ils éprouvaient beaucoup de mal à se frayer un passage au milieu d’une végétation riche et abondante. Cette dernière était composée, dans sa partie nord, d’acacias Sénégal (Eirwar), d’acacias raddiana (Ettalh), d’acacias nilotica (Essadra El Beidha) et de Zizuphus muratinianas (Esder). Dans sa partie sud, les essences forestières dominantes étaient les balanités aegyptiaca (Teychott), le salvadora percica (Iverchi), le cammiphora africana (Adress), le tamarix gallica (Ettarva) et bien entendu d’immenses espaces recouverts de panicum turgidum (oumourkba).
Pas une seule fois les défunts frères Mohamed Abdel Hay et Ivekou « Oulad » Brahim Vall n’ont exigé du pauvre élève que j’étais le payement du prix du transport. D’ailleurs ils ne réclamaient jamais rien à personne se contentant d’empocher tout bonnement ce que les passagers scrupuleux consentaient à leur donner en contrepartie du voyage. Des âmes généreuses, le père et l’oncle de mon promotionnaire Dah Ould Brahim Vall. J’ai rarement rencontré ce dernier qui, d’après ce que j’en sais, a fait carrière dans les banques.
[2] Le Docteur Abdallahi O. Kerim qui faisait partie de notre promotion soutient que le concours en question a eu lieu en 1967-1968. Ont passé le concours avec nous feu Toutou mint cheikh Ahmed Lelvalli, Nounou mint El Hassène et Salka mint Sid ahmed.
[3] Le Professeur Rajala Ould Meiddah, un ami d’enfance, soutient que ces personnages avaient l’habitude de prendre leurs repas chez les Tar Diop et non chez le vieux Demba Dia.
[4] Le vrai nom de Mint Stoula est Messouda et non Vatma, une précieuse mise au point de Rajala O. Meiddah.
[5] Monsieur Enemray était infirmier vétérinaire de profession. Il était coiffeur, jardinier et muezzin mais n’avait pas en charge l’exploitation du sondage.