La chercheuse américaine ne voit aucune ambiguïté dans les propos tenus le 1er avril par les deux professeurs français. Elle affirme que de nombreux professionnels partagent les mêmes idées, et dénonce les violations de l’éthique qui devraient être inacceptables aux yeux de tous.
Propos recueillis par Michael Pauron
Harriet A. Washington, 68 ans, est une écrivain scientifique américaine spécialiste de l’éthique médical. Militante infatigable depuis un demi siècle, ses révélations, en 2018, des chirurgies expérimentales du Dr James Marion Sims, sur les femmes afro-américaines, ont conduit au retrait de la statue du « père de la gynécologie améraine » dans Central Park, à New York.
De nombreuses fois primée pour ses travaux, elle a été chercheur à la Harvard Medical School, enseigne la bioéthique à l’Université Columbia et, depuis 2016, est membre de la New York Academy of Medicine. Elle est l’auteur de « Medical Apartheid: The Dark History of Medical Experimentation on Black Americans From Colonial Times to the Present » (Doubleday, 2006), et, plus récemment, de « A Terrible Thing to Waste: Environmental Racism and Its Assault on the American Mind » (Little, Brown Spark, 2019).
Elle réagit pour Mondafrique aux propos des professeurs Camille Locht, chercheur à l’Inserm, et du professeur Jean-Paul Mira, chef du service de médecine intensive et réanimation à l’hôpital Cochin, tenus le 1er avril sur LCI, dans lesquels ils suggèrent d’utiliser le continent africain pour tester un éventuel vaccin contre le coronavirus.
Mondafrique : Que vous inspirent les déclarations de Camille Locht et de Jean-Paul Mira?
Harriet A. Washington : Ces déclarations sont sans ambiguïté. La proposition est d’utiliser des patients africains pour tester des médicaments à des milliers de kilomètres de l’Occident où se trouvent pourtant les foyers les plus importants.
C’est contraire à l’éthique pour plusieurs raisons, mais principalement parce qu’on leur demanderait d’assumer tous les risques alors qu’il est peu probable qu’ils en bénéficient en définitive, car il y a beaucoup moins de cas dans la plupart des pays africains et parce que le prix des médicaments est hors de portée du budget des Africains. Rappelons que presque tout le monde, y compris des médecins sur place, s’était opposé à la mise à disposition du ZMapp aux Africains lors de l’épidémie d’Ebola de 2014.
J’ai été l’un des rares éthiciens à insister pour que les Africains reçoivent ce médicament. Il a été refusé, même au virologue en chef de la Sierra Leone, le Dr Sheik Umar Khan, décédé d’Ebola.
Tedros Adhanom Ghebreyesus, le chef de l’Organisation mondiale de la santé,estime que ces propos sont « l’héritage d’une mentalité coloniale ». Il a raison ?
Nous sommes davantage en présence d’un animus historique [formation d’un l’inconscient collectif, NDLR].
Camille Locht et Jean-Paul Mira assurent cependant avoir été mal compris…
Je ne vois aucune possibilité d’interprétation erronée de leurs déclarations. Je ne vois que des tentatives de mettre en doute leurs déclarations et celles faites ailleurs, par des professionnels partageant les mêmes idées, car ce raisonnement est nullement exclusif aux protagonistes de cette affaire. Par exemple, l’invocation du BCG est particulièrement troublante. Quand Camille Locht, acquiesce aux propos de Jean-Paul Mira, et ajoute qu’ils sont en train de penser à une étude en Afrique en parallèle de l’approche avec le BCG, « avec un placebo (…) », il invoque l’utilisation du placebo, une pratique qui, pourtant, tombent en disgrâce en occident, car elle signifie que certains patients ne sont pas traités.
Le fait que l’Afrique serait moins équipée que l’occident pour faire face à cette pandémie ne justifie-t-il pas d’accélérer la mise en place d’un vaccin sur ce continent en particulier ?
Non. La logique développée est terrifiante : le manque de vêtements de protection, invoqué dans les propos, faciliterait l’utilisation des Africains en tant que groupe de comparaison ou de contrôle. Pourtant, il existe également une pénurie de protections aux États-Unis et en France, où il y a bien plus de cas qu’il n’y en a dans aucun pays africain. Il s’agirait donc de maintenir les Africains dans une situation de non protection, quand les ressources existent pour les protéger, pour la commodité et le bénéfice des pays occidentaux.
Un autre point apparaît dans ce débat. L’hypothèse tacite, selon laquelle l’immoralité des Africains les rend moins dignes du respect accordé à la vie des sujets blancs, se révèle dans la comparaison faite avec l’utilisation tout aussi contraire à l’éthique des femmes pour tester les antirétroviraux contre le VIH, dont certaines étaient des prostituées.
C’est ce qui ressort des propos tenus par le Dr Jean-Paul Mira, quand il compare ces essais à certaines études sur le SIDA réalisées sur « des prostituées » parce qu’elles « sont très exposées et ne se protègent pas ». On y décèle aussi une tendance à blâmer la victime, suggérant que les Africains sont responsables de leurs propres maladies. J’ajoute au passage que l’immense diversité des peuples et des cultures en Afrique est ici niée et traitée comme une masse homogène…
Face aux nombreux scandales qui ont secoué la recherche médicale en Afrique, dont l’un des derniers, en 2010, concerne le laboratoire Pfizer, responsable de la mort d’enfants suite aux tests de molécules contre la méningite, la loi internationale n’encadre-t-elle pas mieux ces pratiques ?
Hélas, non. Ces pratiques sont contraires à l’éthique et illégales, mais elles persistent. L’Afrique est le laboratoire de l’Occident et cela n’a fait que s’aggraver, puisqu’une série d’interventions afin de «moderniser» la Déclaration d’Helsinki [adoptée en 1964 et qui énonce l’éthique professionnelle des médecins en matière de recherche sur des sujets humains, NDLR] a réduit la protection des sujets de recherche à l’étranger.
Le profit, en particulier le système des brevets, encourage l’utilisation du monde en développement par l’occident, sans consentement éclairé et en exploitant les épidémies pour forcer les sujets africains à choisir entre des soins médicaux expérimentaux ou pas de soins médicaux du tout, comme cela s’est produit au Nigeria avec Pfizer.
La peur d’être à nouveau pris pour des cobayes est donc légitime ?
Oui, mais plutôt que de parler de «peur», je préfère parler de l’inacceptabilité éthique de ces pratiques, que nous devrions tous détester et dénoncer. On met trop l’accent sur l’émotion, trop peu sur l’inacceptabilité des violations de l’éthique.
Il existe des réalités éthiques, et même les partisans du relativisme éthique doivent respecter ces limites. Utiliser un groupe de personnes pour répondre aux besoins d’un autre, en particulier lorsque la capacité de consentir ou de résister est compromise, est contraire à l’éthique. Accepterions-nous de faire pression sur les habitants du Connecticut ou de la France pour qu’ils assument le risque de tester des médicaments qui ne seraient ensuite disponibles qu’au Nigeria ?