Le Wagf […] La Mauritanie […] – 7 /Par Ian Mansour de Grange

Une fois perçues les subtilités entre propriété, usufruit et jouissance d’un bien waqf, la question de leur gestion se pose avec acuité. En s’y penchant, on va voir apparaître des perspectives de pontage entre tradition et modernité…

Inséparable de son fondateur, le waqf l’est également et peut-être plus encore de ses administrateurs successifs. Leur compétence et leur assiduité déterminent immanquablement la bonne santé de la fondation et le fiqh ne s’y est pas trompé. Quelle que soit l’école, l’accent est mis sur les conditions impératives de l’exercice de cette fonction : moralité exemplaire, incorruptibilité, rigueur gestionnaire, dévouement et disponibilité. La nomination du premier de ces « hommes de confiance » par le fondateur ou selon le processus défini par celui-ci est avalisée par l’organisme de tutelle des awqafs ou des habous (1). Parfois c’est ce dernier qui procède à la nomination, faute de directives précises dans l’acte fondateur ou en application de législations nationales spécifiques. Nous y reviendrons également.

Le choix du nazir dépend en première analyse du champ de sa fonction. En tous cas, celle-ci comporte trois secteurs a priori bien distincts :

  • la conservation du fonds
  • la production de bénéfices
  • l’attribution de ces derniers

Dans la pratique, nous l’avons suggéré précédemment, les deux premiers secteurs sont souvent confondus dans une location à un tiers, contractualisée à terme et renégociable en fonction de l’évolution du bien et de la conjoncture. Le travail du nazir s’en trouve facilité. Mais c’est aussi la racine, à notre point de vue, de distorsions complexes dans la perception de la propriété (2). Rappelons-le : le travail est la source principale de la richesse. Dans la mesure où celui-ci est entièrement confié à un tiers, il est bien normal qu’à terme plus ou moins long, la richesse accumulée doive revenir, principalement à l’exploitant, contrevenant ainsi, plus ou moins, aux principes et aux dispositions originelles du waqf. En ces conditions administrateur de biens, le nazir est un simple intermédiaire, entre l’exploitant, les allocataires et l’État chargé du respect de la légalité de cette gestion.

Mais, sitôt que la fonction intègre la dimension entrepreneuriale, un dynamisme nouveau se met en place. Nous reviendrons très largement sur cette intégration fondamentale, nous semble-t-il, dans la conduite d’un waqf contemporain. Il semblerait à la lecture de nos précédents propos que cette dimension ait été négligée dans le passé. Or l’analyse du cadre juridique qui s’est lentement construit autour du nazir va nous prouver le contraire. Sans rentrer dans les détails différenciant les différentes écoles, résumons les capacités généralement reconnues à celui-ci selon chacun des secteurs d’activités susdits.

 

Formules complexes

 

Concernant la conservation du fonds, le nazir a la possibilité :

  • d’utiliser des revenus à fins de réparations ou d’investissements indispensables à cette conservation ;
  • d’échanger, sans atteinte à la valeur du fonds (ou sinon, dans le sens de son élévation), des biens waqfs tombés en désuétude, au profit d’autres propriétés d’un meilleur apport (istibdal).

Concernant l’exploitation, il peut également :

  • investir, à un moment choisi par lui et selon un plan strictement défini, une part de bénéfices dans le but d’optimaliser l’exploitation ;
  • acquérir des biens ou services nouveaux augmentant la capacité productive ou commerciale ;
  • embaucher et licencier du personnel ;
  • choisir les locataires éventuels, définir et signer les contrats y afférant ;
  • d’une manière générale, établir et signer tout contrat visant à améliorer l’exploitation du fonds.

Concernant enfin l’attribution des bénéfices, le nazir peut :

  • modifier, voire supprimer, telle ou telle allocation dans des conditions précises (mort, apostasie, crime majeur de l’allocataire, apparition de bénéfices supplémentaires, exceptionnels ou imprévus, investissements défensifs ou productifs, etc.) ;
  • organiser l’achat, la distribution (ainsi que la revente éventuelle des surplus) des biens et des denrées devant être distribués.

Nazir, simple administrateur de biens ? À la lecture de ces dispositions légales, on a certes l’impression d’avoir déjà affaire à un chef d’entreprise. C’est que, nous le verrons bientôt, la simplicité des awqafs ahli – généralement terrains agricoles et immeubles de rapport, loués, nous l’avons dit, et dont les revenus sont partagés entre les bénéficiaires désignés dans l’acte fondateur – cache la complexité des autres formules, en particulier des awqafs khayri qui forment en réalité le cœur du système.

Avant d’en aborder l’étude, notons cependant une entrave spécifique à l’activité du nazir. Chaque modification du waqf (en son fonds, en son fonctionnement comme en ses attributions) nécessite uneautorisation officielle de l’autorité de tutelle de la fondation (conseil d’administration, cadi ou ministère spécialisé, selon la formule administrative retenue par le fondateur ou imposée par l’État). Cette entrave à la libre entreprise, très compréhensible  au vu de la nature du bien waqf, affecte en réalité surtout la population concernée par les activités de l’entreprise. Les avis et décisions d’une éventuelle association des allocataires ou d’un regroupement de travailleurs et de locataires restent contingentés à l’aval de l’autorité, le plus souvent publique, via le canal obligé du nazir : pesanteurs administratives probables, jeux de pouvoirs en perspective… (À suivre).

 

NOTES

(1) : Nous n’entrerons pas dans la distinction subtile et controversée entre waqf et hubs. Les termes sont,en pratique, synonymes.

(2) : Dans un cadre moderne, un examen attentif du Droit international concernant les locations foncières et immobilières, notamment sur les questions de détérioration, d’usage et d’usure, très étudiées en Occident capitaliste, devrait permettre de réduire sensiblement ces incertitudes, sur la base de limites précises clairement contractualisées,  assurant en toutes circonstances les objectifs fondateurs du waqf. Dans un ordre d’idées voisin mais beaucoup plus tourné vers la justice sociale, on doit requérir une attention particulière à la répartition équitable des fruits du capital et du travail entre les augmentations, toujours proportionnées du premier, de la rémunération du second et du montant des allocations aux bénéficiaires.