Je me sens très ému à cet instant où je retrouve la belle ville de Weimar, son personnel dirigeant et les activistes allemands des droits de l’Homme, qui m’ont soutenu et épaulé, il y a dix ans, alors dans mes débuts, semés d’embuches, au commencement d’une rude et longue bataille avec le pouvoir de mon pays, la société et le corpus idéologique dont il procède.
Uni aux puissantes corporations du capital privé national, les politiciens, le clergé et les média, l’Etat de Mauritanie adoptait contre nous, dès le début, la ligne de l’éradication, par tous les moyens, il fallait étouffer dans l’œuf, le nouvel avatar du mouvement abolitionniste et antiraciste que nous venions de créer.
Les manifestations autour de la thématique de l’esclavage constituaient des tabous, délimités d’une ligne rouge.
Chères mesdames et messieurs, après que vous m’avez primé en 2011, sous votre belle étoile, je bénéficiais, en chaine, de prestigieuses distinctions dans le domaine de la défense des droits humains. Sans prétendre à l’exhaustivité, je citerai le prix Frontline Defenders (Irlande), celui des Nations-Unies pour la Cause des Droits de l’Homme (Onu), le Tulipe (Pays-Bas), le ICNC (Boston, Usa), le Tip Héros (Departement States, Usa), Aichana (Abolition Institute, Chicago, Usa), Mémoires et Partage (Bordeaux, France). Grâce à votre soutien précoce, je figurais parmi les 100 personnalités de TimeMagazine2017 et les 100 africains de l’année en 2017.
Cependant, comme une rançon de la notoriété, le revers de la médaille, je vous le dois aussi: en effet, mes compagnons d’IRA-Mauritanie et moi même, avons subi plus de 15 procès, depuis ma distinction devant vous, ici en 2011. Toutes ces poursuites nous furent infligées – arrestation, emprisonnement, jugement et peine – à cause des idées et des activités pour lesquelles vous m’avez primé, trois fois entre 2011 et 2018 et dix autres, au profit de compagnons de route. Ceux-ci et beaucoup et d’autres ont été torturés, blessés, fracturés, au cours d’une répression indicible que le pouvoir mauritanien nous appliquait pendant une décennie.
Mais, Dieu merci, malgré l’ampleur du sacrifice, notre mouvement s’en sort revigoré et aguerri, en somme affermi par l’épreuve. C’est pourquoi, moi-même candidat aux élections présidentielles 2014 et 2019, avec un programme phare dans le domaine des droits humains, je représentais, envers la fraude massive et les coups de force, le choix, premier, des électeurs de l’opposition. Le peuple l’a certifié, à trois votes d’affilée, notamment quand il m’élevait au rang de député, du fond de ma cellule de prison en septembre 2018. Je recouvrais la liberté, le 31 décembre.
Chères invités, mesdames et messieurs, il serait utile de vous entretenir de la nature du changement au sommet de l’Etat, survenu à l’occasion du scrutin présidentiel de juin 2019. Le nouveau chef de l’Etat, compagnon d’armes et d’entreprises protéiformes de son prédécesseur, hérite d’un bilan de banqueroute et se prévaut d’une victoire contestable, dans les urnes. Pour ma part, j’avais décidé de ne pas trop m’appesantir sur le contentieux électoral, dans un pays, fort fragile, où la justice sert le Prince du moment.
A la lumière des éléments que nous détenons, le nouveau Président a enclenché une nouvelle approche de la gouvernance vertueuse, consistant à ouvrir l’espace des media publics aux opposants, leur parler et les écouter, ne serait-ce qu’une fois ; à sa décharge pour ne pas dire à son mérite, il suspend la répression des manifestations et réunions pacifiques, pourtant réflexe mécanique du temps de son prédécesseur. Ce sont, ici, des prémices heureuses, que dis-je prometteuses; nous avons tenu à vous en souligner l’intérêt.
Cependant, en dépit de l’apaisement social et de la reconnaissance, de facto, de la légalité de Mohamed Ould Ghazouani, ce dernier n’a pas encore pris les mesures de réformes qu’induit la faillite des institutions et l’effondrement de l’économie. IRA-Mauritanie et des formations de vocation identique demeurent sous interdiction ; des opposants exilés, endurent des poursuites judiciaires et des mandats d’arrêts, au-delà des frontières.
Le cancer de l’esclavage continue son œuvre de déshumanisation. L’exemple de la victime mineure, Ghaya Maiga, nous renseigne sur l’axe officieux de la résistance à l’éradication de l’esclavage, sous le Président Ghazouani. Il s’agit du corps des magistrats mauritaniens, un repaire d’extrémisme religieux et de conservatisme. Issus du bloc dominant, ils bénéficient de la culture de la supériorité de naissance qui justifie l’exclusion et la violence symbolique envers les descendants de castes serviles. Les juges de la République islamique de Mauritanie sont les principaux vecteurs de l’opposition à l’égalité des citoyens et un frein à l’enseignement de l’universalisme. Les lois, grâce auxquelles ils défendent les intérêts de l’hégémonie tribale, entretiennent le rejet de l’Autre et exposent les militants de la liberté, à la violence sacrée, en vertu de l’article 306 de notre code pénal, lequel punit, de mort, l’apostasie et le blasphème.
Ces édiles du pire s’abreuvent et abreuvent des générations de jeunes, des manuels prétendument de la charia qui codifient, légitiment et accordent l’immunité à la pratique de l’esclavage, dans sa version hideuse, elle-même contraire à la forme la plus élémentaire de la dignité de la personne. Les instituts d’enseignement confessionnel que l’Etat finance perpétuent la haine, le repli sectaire et la disponibilité morale à l’attentat.
L’autre axe démonstratif de la continuité des obstructions à toute avancée notoire sur la question de l’égalité de naissance, c’est le négationnisme zélé et actif des agents de l’Etat. Le système, non sans vice, parvient à recruter et actionner, à cette fin, les fils et petits-fils d’esclaves. Hélas, pour eux, leur durée de vie professionnelle se rétrécit, au fil de la prise de conscience parmi leurs frères d’extraction similaire. Le nouveau ministre de la justice, docile avec les fauteurs d’esclavage et connivent avec les juges, représente le cas atypique.
Sur le registre de la discrimination raciale envers les mauritaniens subsahariens dès le milieu des années 80 qui ne cesse de se renforcer depuis, les victimes et les justes ne perçoivent nul signe de rétablissement de la vérité contre l’impunité. Tous les autres compartiments des droits humains, tels la torture, les graves préjudices causés à l’environnement, la fraude sur les médicaments et les diplômes, semblent cristalliser l’angle mort de la gestion naissante. Sur ces questions, hautement sensibles, le nouveau président tarde à convaincre. Peut-être, sommes-nous pressés et Dieu sait qu’il y a de quoi ! Nous avons patienté durant des siècles de chaines et d’humiliation. Ne sommes-nous pas assez fondés à ressentir et manifester de l’impatience ? Je crois que oui.
Je vous remercie.
Biram Dah Abeid,
Weimar (Allemagne), 10 décembre 2019
Source : IRA-Mauritanie