Dans la soirée du lundi 12 mars 2019, l’annonce par le président Abdelaziz Bouteflika de son renoncement à un cinquième mandat et du report de l’élection présidentielle a attiré les regards des médias étrangers, qui se sont précipités pour rapporter les réactions de la population dans les rues du pays.
Alors qu’une journaliste de la chaîne émiratie Sky News Arabic couvrait les manifestations de joie à Alger-centre, une voix s’est élevée pour prendre la parole et interrompre le reportage en direct de la chaîne.
C’était un jeune Algérien qui avait décidé d’intervenir pour « corriger » le commentaire de la journaliste et lui faire savoir que le peuple n’était pas joyeux et que l’annonce de la démission du président n’était qu’un jeu politique.
Mais l’intervention inattendue et spontanée du jeune Algérien qui a surpris la journaliste était exprimée en dialecte algérien. Alors, la journaliste lui a demandé de s’exprimer en arabe afin que les téléspectateurs de la chaine puissent comprendre ses propos. Le jeune lui a répondu spontanément : « Je ne sais pas parler en arabe, c’est ça notre darija » (dialecte algérien).
Cette vidéo a fait le tour des réseaux sociaux en Algérie et pour la première fois, le parler algérien a fait irruption dans un média s’adressant à un public habitué à la langue arabe classique. Pour l’écrivain jordanien et chercheur en langue arabe Hisham Bustani, c’était « une sorte de soulèvement d’un opprimé contre ceux qui ne veulent pas entendre ses cris et comprendre sa langue ». On peut comprendre à travers cette vidéo que le jeune homme fait partie d’un grand groupe dont il tire sa force. Une force qu’il exprime sous la forme d’une confrontation à caractère linguistique. Le jeune homme a fait sa déclaration de manière confiante et cohérente, refusant ainsi de prononcer ses paroles dans le langage de la journaliste et de ses téléspectateurs. « C’était une réponse ‘‘incendiaire’’ dans ce contexte, envers une journaliste qui voulait transformer la protestation en un ‟spectacle” télévisé pour son public », a-t-il souligné.
« Le jeune Algérien, issu du peuple, fait partie des opprimés exigeant le changement. Il fait aussi partie d’un groupe social qui exige que les autres (le pouvoir, les médias, les officiels) le comprennent et appréhendent ses ‟demandes”, ses espoirs et ses ambitions ». Toujours selon Bustani, le jeune en question s’est adressé à un système qui fait la sourde oreille et semblant de ne pas comprendre ce qu’il dit, exigeant de lui qu’il parle une autre langue du « compromis », des « demi-solutions » et de « la procrastination ».
« Le jeune a dit : ‟Ytennahaw ga3’’, et c’est au pouvoir et aux téléspectateurs de comprendre », poursuit-il. Par ailleurs, Hisham Bustani rappelle, dans ce contexte, les mots : « Je vous comprends », prononcés par le président tunisien déchu Zine El-Abidine Ben Ali avant qu’il quitte le pouvoir, sur fond de manifestations populaires. C’était lors du déclenchement des soulèvements arabes de 2011.
« Il s’agit de la ‟compréhension” perdue ou ignorée entre le pouvoir (métaphorisé par la caméra et le microphone), et le peuple qui demande le changement. C’est le langage familier, le langage du ‟dialectal”, du grand public, du peuple. En résumé, la langue de leurs demandes directes et évidentes pour le changement ». « Yetnahaw gaâ » fait son entrée sur Wikipédia
En août 2019, l’encyclopédie Wikipédia a intégré sur ses pages le fameux slogan du mouvement de protestation populaire algérien « Yetnahaw gaâ » : « Qu’ils dégagent tous ! ». Dans sa définition, Wikipédia explique que Yetnahaw gaâ est « un slogan en algérien » apparu lors des manifestations qui ont secoué l’Algérie à partir du 16 février 2019. « Il est devenu une sorte de cri de ralliement des internautes depuis la publication d’une vidéo sur les réseaux sociaux montrant un jeune Algérois interrompant un direct d’une correspondante locale de la chaine télévisée Sky News Arabia ». L’encyclopédie le définit comme « le départ de tous ceux qui ont profité, contribué, participé, renforcé et protégé l’ex-président algérien durant les vingt années de son règne ; faute de quoi, toute tentative de transition vers un modèle démocratique risque d’être torpillée par ces individus. Quand on parle de contrerévolution, c’est de ceux-là qu’il s’agit ».
Pour Wikipédia, ce slogan est le plus répandu dans toutes les manifestations. Depuis mars 2019, les médias locaux et internationaux l’évoquent souvent. Comme preuve de son internationalisation, Wikipédia rappelle deux principaux événements internationaux dans lesquels il a fait son apparition. Il s’agit de la 72e édition du Festival de Cannes, quand des acteurs algériens ont brandi des pancartes et des badges « Yetnahaw gaâ » en guise de soutien aux manifestants algériens. Le deuxième événement s’est produit en marge de la Coupe d’Afrique des nations (CAN 2019) organisée en Égypte. Pour soutenir leur équipe nationale de football, trois supporteurs algériens ont sorti une pancarte sur laquelle était écrit le fameux slogan. Ils ont été arrêtés et expulsés par les autorités égyptiennes. À leur arrivée à Alger, ils ont été arrêtés de nouveau et placés en détention provisoire. Ainsi, cette page de Wikipédia qui n’existe encore qu’en langue française s’est référée à dix-neuf sources différentes, dont des organes de presse français et algériens.
« Cette interlangue dont l’Algérien est fier »
Mais si le dialecte en Algérie est perçu par certains comme un problème, d’autres le considèrent comme une richesse. C’est ce qui fait que nous sommes différents des autres communautés. L’intrusion du politique dans le champ linguistique est à l’origine du problème de la langue. Un avis partagé par le professeur d’université, écrivain et traducteur et linguiste Lamine Benallou, auteur de plusieurs ouvrages en linguistique. Il affirme que l’expression en dialecte algérien (écrit et parlé) dans les messages des mouvements de protestation est une revendication identitaire. « Je crois que le fait d’exprimer leurs messages en arabe algérien, en berbère ou franco-algérien, et même parfois en espagnol, est une forme de revendication de l’identité algérienne avec son multiculturalisme et son interculturalité », explique-t-il. Pour lui, c’est une façon de clamer son refus du système et sa langue officielle. « C’est un refus de la norme et de tout ce qui est issu du système, entre autres la langue arabe classique, la langue de bois et tous les discours qui appuient le pouvoir ».
Benallou refuse que l’expression en dialecte algérien soit la langue qui divise la société algérienne. « Je pense qu’au contraire, cette interlangue dont l’Algérien est fier est ce qui unit le peuple. Les Algériens dans tous les coins du pays se retrouvent dans cette langue riche, pleine de vitalité, d’expressions et de locutions qui font l’identité algérienne », a-t-il estimé.
En revanche, il considère que le dialecte algérien est marginalisé en Algérie, notamment dans les canaux officiels d’expression, les médias, la politique, l’école, etc. « Je n’aime pas trop le terme ‟ dialecte” qui établit une espèce de hiérarchisation des langues, et qui est un concept non linguistique. Je préfère parler d’algérien ou d’arabe algérien. »
Dans une note d’espoir, Lamine Benallou souhaite que le changement tant espéré ait un impact sur le dialecte algérien dans le futur. Il espère que si changement il y aura, il touchera la démocratisation de la derdja. Il souhaite que « ce vent de démocratie, de liberté de ton et de paroles [permette] l’émergence, et ce sans aucun complexe, d’un arabe algérien ».
L’arabisation, une politique qui en cache une autre
Dans sa première allocution publique et officielle au lendemain de l’indépendance, le premier président de la République algérienne Ahmed Ben Bella a défini l’identité algérienne en indiquant : « Nous sommes des Arabes, des Arabes, dix millions d’Arabes (…) il n’y a d’avenir pour ce pays que dans l’arabisme. » À partir de là, la pluralité et la diversité linguistiques sont considérées comme une menace pour l’unité nationale. Tout appel à la diversité linguistique est considéré comme une volonté de semer la division au sein d’un peuple et d’une culture uniques.
Cette politique s’est intensifiée avec le deuxième président du pays, Houari Boumediene, arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’État (juin 1965) qui s’est accompagné de mesures en faveur de l’arabisation. Ce qui était prévisible du fait que Boumediene avait été formé lui-même à la Zitouna de Tunis et à Al-Azhar du Caire. En cette période de l’histoire de l’Algérie, l’arabisation était avant tout un discours politique. La langue arabe était un moyen pour légitimer le parti du pouvoir en place (Front de libération nationale, FLN) et l’ériger en rempart contre le colonialisme.
Mais au fil du temps, l’arabisation de la société a servi d’instrument d’exclusion sociale. Après plus d’un demi-siècle d’indépendance, il s’est avéré que l’enjeu n’a jamais été la maîtrise de la langue arabe, mais la réalisation d’objectifs étroits des détenteurs du pouvoir. En réalité, aucun des défenseurs de l’arabisation ne croyait en ce projet. La preuve en est que les défenseurs les plus acharnés de l’arabisation s’arrangeaient toujours pour scolariser leurs enfants dans des écoles privées ou à l’étranger, où l’enseignement était en langue française.
« Nous sommes libres de nous exprimer en algérien »
Avec la principale et incontournable revendication de tout le mouvement populaire, « yetnahaw ga3 », le message est compréhensible pour toutes les franges de la société algérienne, car exprimé en dialecte algérien. En plus de son sens, cette fameuse phrase, devenue le slogan du « Hirak » (Mouvement), revendique aussi en arrière-plan une identité algérienne.
C’est une véritable confrontation entre l’arabe dialectal et l’arabe littéraire qui a surgi du fond des protestations populaires. Une lutte spontanée entre une langue du peuple, pratiquée dans la vie quotidienne des Algériens, et une autre, devenue au fil du temps celle du pouvoir, car utilisée dans les canaux officiels et par la bureaucratie.
Pendant plus de 130 ans de colonisation française, la société algérienne a su préserver son dialecte, au moment où l’Algérie était considérée comme faisant partie du territoire français. Ce dialecte qui a survécu aussi à la restauration de la langue arabe classique dès l’indépendance, à travers une politique d’arabisation.
Pendant les marches de protestation, nous pouvons lire parmi les slogans écrits en caractères français et arabe, des messages en dialecte algérien, forts et très clairs. À côté du slogan « Ytennahaw gaâ », on retrouve aussi « l’bled bladna w’endirou rayna » (c’est notre pays et nous y faisons ce qui nous plait), « jeych chaab khawa khawa » (le peuple et l’armée sont des frères) ou aussi la fameuse phrase : « klitou l’bled ya serrakine » (vous avez pillé le pays, voleurs).
Hakim, un jeune Algérien qui habite la banlieue d’Alger nous fait savoir que s’exprimer en dialecte algérien est pour lui une forme de liberté. « Je me sens libre et fort quand je clame mes droits et mon opinion en darija », indique-t-il, en ajoutant : « personne ne peut m’obliger à m’exprimer par un langage qui m’est étranger ». Dans les manifestations, ils sont nombreux à exprimer la même opinion.
Leila, une jeune étudiante à l’université d’Alger affirme que cette jeunesse veut casser tous les tabous imposés par le système : « Nous sommes une génération cultivée et qui connait bien l’histoire de ce pays. L’Algérie n’est pas un petit pays, mais un véritable continent, qui rassemble une diversité culturelle et linguistique. Nous sommes fiers d’appartenir à cette diversité et à cette richesse que nous exprimons à chaque manifestation, à voix haute. »
« Nous nous exprimons en darija pour que tout le monde nous comprenne. Même les étrangers arrivent, malgré tout, à nous comprendre, car notre cri sort, spontanément, du fond de notre cœur pour arriver à ceux qui veulent l’écouter », clame un sexagénaire. Pour lui, les slogans criés en dialecte algérien marquent l’originalité de cette révolution pacifique. « Nous sommes libres de nous exprimer en algérien », assure-t-il. « Nous avons été étouffés pendant trop longtemps. Nous n’avons jamais demandé à ce peuple ce qu’il voulait. Dans quelle langue veut-il s’exprimer ? Quel système éducatif lui convenait ? Aujourd’hui, on en a marre de ce pouvoir. Je le dis haut et fort : ‘‘l’bled bladna w’endirou rayna’’ » (c’est notre pays et nous y faisons ce qui nous plait).
Nabil Mansouri
Journaliste, Maghreb émergent.
Source : ORIENT XXI