Chezvlane : On vous attendait plutôt du côté de Birame Dah Abeid.
Jemal Ould Yessa : Birame est un ami, un compagnon de lutte, mais ses alliés, les partisans de l’assassin Saddam Hussein, ne sont les miens. Nous nous retrouverons sans doute au lendemain du scrutin pour poursuivre, ensemble, la déconstruction du bloc conservateur.
Chezvlane: Et Sidi Mohamed Ould Boubacar ?
Jemal Ould Yessa : Sa vie politique se confond avec l’ère Ould Taya, auquel il a survécu, en toute élasticité. Il aura, tout de même servi, cette dictature sanglante, jusqu’à sa chute, en 2005. En règle générale, les acteurs qui ne risquent rien dans leur parcours public ne m’inspirent confiance. Celui-ci, à l’inverse de ses concurrents, se singularise par un alignement constant sur les impératifs de prudence. Mohamed Ould Maouloud, Hamidou Baba Kane et Birame Dah Abeid ont subi, à un moment de leur lutte, l’exclusion, la stigmatisation ou la prison. Mohamed Oud Mohamed Cheikh Ghazouani fut un acteur de la délivrance en août 2005, avec Mohamed Ould Abdel Aziz et les deux auraient pu y périr ; d’ailleurs, les Mauritaniens leur doivent de la gratitude, pour longtemps. En Sidi Mohamed Ould Boubacar l’amnésie a trouvé son candidat émérite.
Chezvlane : Et Mohamed Oud Mohamed Cheikh Ghazouani ?
Jemal Ould Yessa : C’est un acteur du système séculaire, à l’inverse des trois précités. Sa socialisation le prédispose bien plus au consensus qu’à l’audace. Cependant, Ould Ghazouani peut surprendre, s’il sait agir avec détermination, durant le premier trimestre de son mandat. Il lui faudrait alors une nouvelle majorité au Parlement et se débarrasser des deux tiers de son actuelle équipe de campagne. Il devrait surtout se persuader qu’il est devenu Président de la République et gouverner en conséquence, sans se laisser dicter.
Chezvlane : Et son programme ?
Jemal Ould Yessa : J’ai lu un catalogue d’intentions, à peu près exhaustif en termes de constat. Seule l’institution de résorption des inégalités héritées comporte une évaluation de coût, à 20 milliards d’ouguiya. Il convient de s’en féliciter. Cependant, la substance du document s’avère évasive sur les conditions de réalisation, les montages financiers, la périodicité, l’échéance, etc. Concernant l’enjeu central du racisme, de la réconciliation et le besoin de publier la vérité des crimes de masse commis de 1986 à 1991, le texte abuse de raccourci et de circonlocution ; pour aborder la réhabilitation de la citoyenneté, les auteurs de la dissertation s’emploient, comme d’habitude, au brouillage lénifiant. Pourtant, ce sujet sensible nous poursuivra à vie et empoisonnera notre devenir commun, tant que nous nous efforcerions de le taire. Vous ne pouvez « déculturer », déporter, massacrer, impunément et imposer, aux victimes et rescapés, la triple injonction de l’attente, du pardon et du silence. Si vous ne souhaitez rendre justice, au moins publiez la vérité. Beaucoup de mes compatriotes bidhanes continuent à croire qu’entre 1989, les noirs, armés par le Sénégal et le sionisme international, ont tenté de les éradiquer. Le moment est venu de rétablir les faits pour qu’ils acquièrent valeur de pédagogie.
Le candidat Ould Ghazouani ignore ou semble éluder que Mauritanie est arrivée à un degré élevé de délitement ; elle ne pourrait encore souffrir la monomanie des replâtrages, ravaudages et demi-mesures. Il lui faut un remède de cheval, des réformes robustes, dans le sens de l’égalité des droits, de la gestion rigoureuse de l’Etat et de la préservation des écosystèmes. Le pays n’a plus besoin d’un homme patient, courtois et bienveillant, mais bien d’un meneur audacieux et pressé.
Chezvlane : certains voient en Birame Dah et Abeid et Hamidou Baba Kane, des candidats ethnistes, qui s’adressent à une communauté. Qu’en pensez-vous ?
Jemal Ould Yessa : Ils ne le seraient pas plus que les autres. L’ethnisme empirique, c’est plutôt le monopole ininterrompu du pouvoir, l’endogénéité exclusive de sa transmission. Depuis la naissance de la Mauritanie, tous les présidents se recrutent parmi la minorité arabo-berbère. A mon tour de vous retourner la question : est-ce, là, selon vous, un étalon de normalité ? Alors, qui est ethniste, ici ?
Chezvlane : Et que répondez-vous à ceux qui vous accusent de distiller la division et d’encourager la sédition anti-arabe ?
Jemal Ould Yessa : Vous savez, la colère désarme la peur. Nous, les promoteurs de l’« autre Mauritanie » éprouvons la terreur devant l’hyperpuissance du réseau qui détient les armes de guerre et l’argent, répugne au partage, fait preuve d’arrogance à la moindre contestation et hurle à la guerre civile quand il entend l’expression « droits de l’Homme ». Nous exigeons seulement le respect élémentaire de la personne et n’usons, en cela, que d’idées. Nous n’excitons nullement à l’homicide, à la différence de centaines de prédicateurs que protège la République islamique de Mauritanie. Vous ne débusquerez pas notre trace dans un attentat terroriste ou un crime d’Etat. Si vous en doutez, je vous invite à la statistique macabre, elle nous départagerait assez vite. De toute façon, la Mauritanie n’est plus à l’abri d’une révolte, comparable à celles du Soudan, de l’Algérie ou du Burkina Faso. Le soulèvement de ceux qui n’ont pas beaucoup à perdre est une perspective bien redoutable. L’arabité et la religiosité ne sauvent pas de l’exigence de justice.
Chezvlane : Quel sujet vous semble-t-il négligé dans les programmes en compétition?
Jemal Ould Yessa : Je note le peu d’attention aux thématiques de l’écologie, notamment la protection de l’arbre et la protection de la faune primaire. Comme vous le savez, une nature généreuse adoucit les mœurs, un peu à l’image de la musique. La végétation favorise la pluviométrie, mais le stress hydrique entraîne les migrations de panique, source de guerre pour le contrôle de ressources non renouvelables. L’écologie relève, ainsi, de la sécurité. Figurez-vous que des partenaires européens nous paient la préservation de notre environnement naturel; nous empochons le concours mais accordons, aux vendeurs de charbons de bois, l’autorisation d’abattre les troncs verts, notamment en Assaba, aux environs de Kankossa, entre Elmouzit, Tachott jusqu’à Tenaha et Blajmil. Le pillage se déroule depuis au moins deux ans sur la zone précitée. Des camions remorqueurs convoient la marchandise, en plein jour, jusqu’à Nouakchott. Les gardes forestiers perçoivent leur racket et détournent le regard. Voici quelques images, d’avril 2019.
Chezvlane : A votre avis, quel serait le défi le plus urgent du Président élu ?
Jemal Ould Yessa : La problématique de l’extrémisme religieux est au centre de l’interrogation sur la stabilité de la Mauritanie. Par lâcheté et surenchère avec les mouvements sectaires, le pouvoir du moment a laissé prospérer, sans contre-récit ni riposte idéologique, les discours de haine et de culpabilisation. La société, hier riche de sa diversité culturelle, s’est enfoncée, inexorablement, dans l’uniformisation salafiste. Les gens se soignent aux invocations, aux crachats et à l’eau bénite, d’autres rêvent de régresser au 7ème siècle ; au lieu de travailler de leurs mains ou chercher à apprendre un savoir pratique, ils prient jour et nuit pour que l’or et le pain leur tombent du ciel. D’aucuns ne se préoccupent plus que de préparer leur séjour dans l’au-delà ; la mort est devenue la finalité de leur vie. Il y a 20 à 30 ans, les paisibles musulmans de Mauritanie appréciaient la danse, les chants festifs, le rire et la joie ; aujourd’hui, ils sont si tristes, déprimés et déprimants. Beaucoup d’entre eux ont tourné le dos à l’existence terrestre. Notre pays exporte à présent l’obscurantisme et applique, dans ses normes, l’essentiel du programme des zélateurs du Jihad. Il est assez ironique que nos forces armées participent au G5 Sahel alors que l’article 306 nouveau de notre code pénal correspond exactement à la législation de Daesh. Nous sommes sans doute l’un des rares pays dont une loi prétend défendre Dieu, les Prophètes et même les anges ; il faut une sacrée dose de prétention ! Je vous invite à relire ce passage ubuesque où le repentir, référence immémoriale de tout le monothéisme, se trouve abrogé. Cependant, je ne puis que déplorer, ici, la naïveté suicidaire de nos alliés en Occident, lesquels se laissent berner, chez nous, par l’imposture de la « déradicalisation », la légende de l’« appui à l’Etat de droit », la vache à lait du « renforcement des capacités » et autres ruses de la prédation.
Ils accordent des visas (Shengen entre autres), à des prosélytes, d’un abord bienveillant, qui iront semer, chez eux, le venin de la discorde et de la violence. Pire, parmi nos officiels, nombre des interlocuteurs de partenaires occidentaux cultivent l’aversion viscérale au modèle de la société ouverte où l’Etat garantit les libertés de conscience, d’expression, de culte et l’égalité du genre. Par opportunisme scélérat, ils prennent les sous du mécréant et crachent sur ses valeurs. Ils condamnent la tuerie de Charlie Hebdo et promulguent, pourtant, les termes législatifs et les arguments qui ont appuyé sur la gâchette. C’est à rebours de cette duplicité mortelle que le futur Président est appelé à agir.
Chezvlane : Selon vous, exceptée la foi, que signifie être musulman ?
Jemal Ould Yessa : Je n’en sais rien. Demandez-moi de vous décrire un homme juste : celui-là fait le bien autour de lui, donne et sert avec discrétion, défend l’étranger, sait tolérer la différence et se dresse en travers de l’injustice. Seuls les actes authentifient la croyance. Si vous perdez votre humanité sensible, vous perdez votre foi en Dieu. Cela dit, je réitère qu’être bon ou mauvais croyant ne concerne que soi. Peu me chaut de votre dévotion ou athéisme si vous tenez parole, respectez l’autre, livrez le travail convenu ou apportez une plus-value à l’accomplissement de votre prochain.
Chezvlane : Donc, vous assumez toujours la revendication de la laïcité. Quel avantage trouvez-vous à ce concept ?
Jemal Ould Yessa : La laïcité demeure, à ce jour, l’unique modèle de cité où l’appartenance religieuse s’exprime en toute sincérité, sans pression ni faux semblant. Dans un Etat laïc, c’est-à-dire une méthode de gouvernance qui se préoccupe non pas de vous faire entrer au paradis, mais juste de vous permettre une vie décente, personne ne vérifie, donc ne sanctionne, l’authenticité de votre foi. Votre rapport à Dieu appartient à la sphère de l’intimité. Vous avez la faculté d’exhiber ou non vos préférences religieuses ou agnostiques, car nul ne vient vous surveiller ni obliger. De mon point de vue, le musulman fiable vit plutôt dans une contrée séculière, quelque part en Occident.
Chezvlane : Pourquoi ne pas fonder un parti qui défendrait de telles idées ?
Jemal Ould Yessa : Ce n’est pas faute d’avoir essayé. La Mauritanie tolère des associations islamistes et nationalistes, mais refuse d’accepter un projet temporel. Conscience et résistance (CR) sont bannies du jeu politique et même de la société civile. Avec zéro victime humaine, nous passons pour de dangereux égorgeurs.
Chezvlane : Comment combattre l’extrémisme, selon vous, sans avoir à dépenser beaucoup de moyens ?
Jemal Ould Yessa : La manière la moins onéreuse consiste à réhabiliter notre folklore, sa diversité festive et vestimentaire, en des festivals qui mettent en scène la danse, le chant profane, les instruments de musique, l’art narratif, etc. Quand j’évoque la danse, je vise aussi l’exploit harmonieux d’un duel de femmes au rythme d’un Knou suivi de son Ereffad moderato puis allegro.
La plus coûteuse des solutions requiert de tourner l’école vers l’apprentissage des métiers manuels et des langues étrangères, pour que l’élève grandisse dans le rapport au monde réel et s’imprègne des humanités classiques. Comme les deux générations de l’enseignement bilingue, avant l’arabisation à outrance, l’élève s’assurerait alors l’accès à la littérature, à la philosophie et apprendrait une histoire moins tronquée. Un jeune qui expérimente tôt l’ouverture au monde extérieur, l’esprit critique et le désir du voyage s’immunise mieux et plus durablement de la tentation jihadiste. A la lecture des ébauches de règlement dans le programme de Ould Ghazouani, j’ai dû sourire. Le candidat veut « renforcer » les Mahadra et miser « sur la déradicalisation » ; la « déradicalisation » est un canular recyclé. L’on devrait parler de trêve. L’Etat continue à envoyer des milliers de jeunes, dans des universités et instituts d’enseignement originel. Ce faisant, il les condamne au chômage de masse. Dites-moi en quoi de telles usines à gaz servent le développement de la Mauritanie. Une partie de la jeunesse est sacrifiée sur l’autel de la démagogie.
Chezvlane : Pourtant, le terrorisme recule, la Mauritanie est citée en exemple, nous n’avons plus subi d’attentat depuis 2011…
Voyons, vous savez bien quel soupçon pèse sur ce résultat et en pressentez la cause … Je vous invite à trouver la réponse dans l’excellent documentaire Salafistes, de Mohamed Lemine Ould Mohamed Salem et François Marjolin. Ce film doit être projeté et débattu dans nos écoles, à partir du collège.
Chezvlane : Nous en venons à l’affaire Ould Mkhetir, le blogueur condamné à mort pour apostasie, puis blasphème, peine commuée à deux ans et largement épuisée depuis son arrestation au début de 2014. Pourtant, il le voici maintenu en détention illégale. Qu’en pensez-vous ?
Jemal Ould Yessa : Je n’ai plus envie d’en parler, mais travaille activement à sa libération. Dès que le sujet remonte à la surface, la nausée m’assaille. Comme je vous le disais en 2015, le cas Mohamed Cheikh Ould Mkheitir prouve que nous sommes entrés, pour longtemps, dans la maturation du temps de la folie arabe. Il nous sera ardu d’en sortir. La faute revient au pouvoir militaire du début des années 1980. Le germe du fanatisme avait été alors inoculé dans notre quotidien, sous forme de lois sacrées. Ce corpus s’est enkysté sur la sociabilité commune et la greffe a pris. Figurez-vous qu’en Mauritanie, 6 des motifs de peine capitale sanctionnent des paroles et gestes non violents. Seul le 7ème punit le meurtre prémédité. Je signale, à votre attention, que les personnes impliquées dans la campagne appelant à tuer Ould Mkheitir succombent, un par un, à une série de déconvenues, d’avanies et d’infortunes, comme un avant-goût de la justice immanente. Je dois cette découverte, à la perspicacité de Maître Mohamed Ould Moïne, le plus téméraire des Mauritaniens, futur lauréat, je l’espère, d’une prestigieuse distinction, à la mesure de son courage. Maître Fatimata Mbaye, sa collègue, mérite autant de palmes.
Chezvlane : Soit, mais tout ceci ne concerne qu’une minorité…
Jemal Ould Yessa : Face à la brutalité encourue par les dissidents, objecteurs et contrevenants occasionnels, une frange de nos compatriotes, à l’exemple des Saoudiens, des Iraniens ou des Koweïtis, se réfugie dans la fausse apparence de la conformité. Il en résulte l’extension souterraine de l’hypocrisie et le réflexe de la dissimulation. L’aliénation mentale et sa conséquence, la névrose, se disséminent dans la société. Or, le pays compte si peu de psychothérapeutes, même si le recours aux fétiches et amulettes se propage, en sous-main. Vous auriez tort de tenir, pour négligeable, les dégâts qu’occasionne la dissociation de soi, sur l’équilibre de la personne.
Chezvlane : Le « complexe arabe » ? N’êtes-vous pas arabe ?
Jemal Ould Yessa : (rires) ; je ne crois pas être arabe, du moins je ne me sens ainsi et n’ai point envie de me fabriquer une généalogie de complaisance qui me rattacherait à une tribu du Yémen, de la Péninsule ou de la Mésopotamie. Je me suffis de ma berbérité Aznaga et du métissage aux autochtones subsahariens. Mon éducation nomade m’a tôt fait comprendre combien l’univers de sens des Maures, mon ethnie, doit au Gangari, Peuls, Songhaï et Bambara et Wolofs. L’identité du Bidhani dénué de complexe est essentiellement africaine, mais plusieurs de mes compatriotes s’échinent toujours, en de laborieuses acrobaties, à se confectionner une arabité d’ascendance, fût-elle périphérique ; ceux qui ne parviennent raisonnablement à se bricoler une parenté avec le Prophète (Psl) ou l’un de ses compagnons acceptent volontiers de se rabattre sur un Bédouin anonyme. L’affaire prête à sourire.