La Mauritanie a connu jusqu’à aujourd’hui trois types d’élection présidentielle et voici le quatrième, à deux inconnues. Le premier tour aura lieu le 22 juin, juste dans un mois, les règles sont connues et l’Union européenne va dépêcher des observateurs. Les listes électorales sont censées avoir été révisées et les candidatures, appuyées par au moins cent signatures de conseillers de dix wilayas, aucune ne pouvant concentrer plus du cinquième des parrainages, et cinq maires, ont été validées. Des sept déclarées il y a un mois, deux ont renoncé : Seck Mame Diack, neveu et homonyme d’un des ministres du premier gouvernement putschiste en Juillet 1978, et Khaled Bouyahmed Abass, un entrepreneur de 57 ans ayant surtout vécu à l’étranger mais qu’avait observé avec bienveillance, deux des candidats les plus en vue : Sidi Mohamed Ould Boubacar et Biram Dah Ould Abeid, tandis qu’est apparu, originaire de l’Est du pays, un jeune homme du nom de Mourteji Ould El Wavi. Aucune femme en lice.
Les deux inconnues vont faire l’ambiance jusqu’au soir du premier tour.
La première – considérable – porte sur la relation entre deux ex-militaires, généraux putschistes d’Août 2005 et d’Août 2008. Mohamed Ould Abdel Aziz contrôle-t-il la candidature de Mohamed Ould Cheikh Mohamed Ahmed, dit El Ghazouani ? Ce dernier est-il candidat du pouvoir en place, ce qui ne s’est encore jamais vu, le putschiste s’impose personnellement parce qu’il est en possession déjà de la place : Maaouyia Ould Sid’Ahmed Taya en Janvier 1992 et Mohamed Ould Abdel Aziz en Juillet 2009. El Ghazouani, candidat pour compte d’autrui ? Ou selon lui-même ? Une administration territoriale mobilisée pour le soutenir et pour favoriser au maximum une succession qui ne changerait rien, ménagerait le sort politique à venir de Mohamed Ould Abdel Aziz et son retour dans cinq ans, et judiciairement ne l’inquiéterait en rien. Peut-être même une administration et l’actuel président de la République jouant le scenario russe, respectant la lettre constitutionnelle, mais ne transférant pas vraiment le pouvoir dont le titulaire réel changeait seulement de fonction : celle du nouveau Premier ministre et ancien chef de l’État, aussitôt nommé par El Ghazouani, si celui-ci l’emporte, et gardant certainement la main sur le BASEP. Le scenario a déjà eu sa version mauritanienne, puisque la condition posée par Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi pour abdiquer à la fin de Juin 2009, était la dissolution du comité putschiste, le soi-disant Haut Conseil d’État. Ses membres formèrent tout simplement le Conseil de Défense, qui n’était pas encore composé. Quelle part a ce Conseil dans la succession en cours ?
Seconde inconnue
C’est une des formulations de la seconde inconnue : quelle est l’opinion de la haute hiérarchie militaire ? Une délibération du Comité militaire de salut national, il y a plus de trente-cinq ans 1, a établi un serment des officiers des Forces armées nationales. Quelle est l’opinion des sous-officiers ? L’armée-mystère ? Sa seule scission, matée dans des circonstances jamais éclaircies en Juin 2003, n’était qu’un coup de main, sanglant, comme l’avait été la tentative en Mars 1981 de deux des plus valeureux soldats mauritaniens, de surcroît anciens membres du Comité militaire de 1978, quoique n’ayant pas participé au putsch qui changea toute l’histoire nationale. Cette inconnue porte évidemment sur la docilité des forces armées, qui ne traitent que de maintien de l’ordre à l’intérieur du pays, davantage par intimidation que par emploi. Elles ne sont plus engagées dans des actions anti-terroristes depuis le fiasco de Juin 2005 qui, certainement, sépara de Maaouyia Ould Sid’Ahmed Taya la génération nouvelle, devenant à son tour putschiste, celle au pouvoir depuis 2008. Et malgré les apparences d’un G5 des Etats sahéliens, elle n’a participé à aucune action militaire d’envergure, sauf une équipée, mal élucidée, elle aussi, à l’intérieur du Mali. Mystère des âmes, et singularité de l’emploi.
Pourtant, les cadres politiques du pays sont d’opinion et de comportement clair et diversifié s’il faut en juger par les exigences légales pour qu’un candidat obtienne un parrainage. Le système soutenant Mohamed Ould Abdel Aziz en détient quasiment le monopole. L’U.P.R. a largement gagné les élections locales de septembre 2018 : les 13 présidents de conseils régionaux, 169 des 285 conseillers régionaux, 168 des 219 maires, et 2.210 des 3.831 conseillers municipaux du pays sont à elle, ce qui signifie que les candidats, autres qu’El Ghazouani, premier à s’inscrire (le 18 Avril), que l’U.P.R. soutient officiellement depuis le 2 Mars, et selon le premier rassemblement populaire ayant inauguré la candidature de celui-ci… ont obtenu des signatures U.P.R. Celle-ci n’a donc jamais été monolithique, et il est probable aussi que beaucoup en son sein auraient servi un troisième mandat du président sortant. Rien que la candidature du successeur présumé de Mohamed Ould Abdel Aziz a donc changé complètement l’échiquier politique mauritanien, car dans la trentaine de partis – plus de la moitié de ceux existant actuellement – soutenant El Ghazouani. Les trois plus notoires étaient traditionnellement dans l’opposition. Le M.N.D, se présentant comme nationaliste arabe de gauche (nassériste) a naguère été dirigé par Mohamed Vadel Ould Dah, père de l’épouse du candidat. A cet appui aussi clanique que politique s’ajoute ce qu’apporte le soutien du président sortant, qui a éliminé la possible concurrence de l’ancien Premier ministre Moulaye Ould Mohamed Laghdaf et rallié la plupart des membres de l’Union du patronat, à commencer par celui de son président Zein El Abidine. L’actuel porte-parole du gouvernement, le président de l’Assemblée nationale ou encore l’actuel ministre de la Défense ont été amenés au candidat par la famille de Mohamed Ould Abdel Aziz.
Démocratique ou non ?
La candidature de l’ancien Premier ministre Sidi Mohamed Ould Boubacar a le même effet de reclassement des forces politiques, mais elle emprunte bien moins à la mécanique du pouvoir en place et aux alliances familiales. Soutenue par Tawassoul, le parti « frériste » ou islamiste modéré, elle a mis hors champ deux des plus importants personnages de la vie nationale mauritanienne : Ahmed Ould Daddah du RFD et Mohamed Jemil Mansour de Tawassoul. Certains cadres de leurs partis respectifs ont démissionné pour se porter vers El Ghazouani. Les deux candidatures ont comme point commun d’être bien davantage définies par leurs soutiens populaires que par le parcours et l’identité des deux rivaux. Celle de l’ancien chef d’état-major, complice décisif de Mohamed Ould Abdel Aziz pour acheter la complaisance de la France envers le putsch d’Août 2008, est portée par toutes celles et ceux qui entendent la déterminer, la forcer vers une véritable rupture du cours politique mauritanien, mais en profitant de l’ambigüité grandissante des relations entre les deux ex-généraux. Habib Ould Hemet, organisateur de la seule concertation nationale libre et ouverte qu’ait connue la Mauritanie à l’automne de 2005 depuis les séminaires de cadres vécus par le pays et sa jeune génération à l’initiative de Moktar Ould Daddah en 1969-1970, s’est approché significativement d’El Ghazouani et le conseille. La candidature de Sidi Mohamed Ould Boubacar s’identifie plus explicitement : elle est soutenue par une nouvelle génération, une élite intellectuelle faisant confiance aux états de service d’un homme d’État, décisif en 1991-1992 pour le rétablissement des finances et de la monnaie, fondateur d’un début de parlementarisme jusqu’en 1995, et parvenu à unir militaires et « société civile » en 2005-2007. L’ancien Premier ministre a donc l’appui d’anciens cadres militaires comme l’ex-chef d’état-major de la « transition démocratique » de 2005-2007, d’une vingtaine de partis politiques, dont une douzaine de la majorité présidentielle, cinq de l’opposition « dialoguiste », constituée en 2013 et trois de l’opposition radicale. Significativement, une part importante de la tribu des Smassides (celle de l’ancien président de la République de 1992 à 2005 et ayant auparavant, putschiste de la première génération, accaparé le pouvoir à partir de 1984). De nombreux anciens sénateurs, comme la chanteuse Malouma, qui ont donc voué une haine farouche au président sortant et celui qu’ils considèrent comme son candidat se tournent majoritairement vers Ould Boubacar. Enfin, Imam Cheikh Ould Ely, journaliste reconnu ayant travaillé aux Nations unies et au cabinet du Premier ministre, longtemps proche de Mohamed Ould Abdel Aziz, assure que les milieux d’affaires soutiennent Sidi Mohamed. Ancien financeur du putsch de 2008, Mohamed Ould Bouamatou, les symbolise, quoique prudemment en exil.
Ce sont ces deux candidatures qui innovent. Toutes deux promettent le changement. La psychologie et l’expérience de Sidi Mohamed Ould Boubacar en répondent. Le complice et alter ego de Mohamed Ould Abdel Aziz, s’il l’emporte, sera aussi évalué pour la suite par sa relation pratique avec son prédécesseur. Rien ne peut s’en présumer.
Les autres candidatures sont de personnalités et de « plate-forme » connues. Elles sont indépendantes du pouvoir actuel, représentent une partie de la sociologie du pays mais n’ont aucune expérience du pouvoir. Seule la victoire de l’une d’elle serait une très forte innovation. Biram Dah Ould Abeid, étendard éloquent de l’anti-esclavagiste, lui-même hartani, second à l’élection présidentielle de 2014, peut démontrer – ce qui n’a pas encore été fait – l’existence du vote harratine, mais beaucoup de ses soutiens l’ont quitté. Mohamed Ould Maouloud, président de l’UFP, a reçu le soutien d’Ahmed Ould Daddah sinon de tout son parti, ainsi que du nouveau mouvement « Nous pouvons». C’est le dernier des chefs historiques de l’opposition démocratique et de gauche, meneur des « légitimistes » du F.N.D.D. ayant réclamé pendant près d’un an, la réinstallation en 2008-2009, du président Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi. Kane Hamidou Baba, candidat ethnique, n’est pas totalement concurrent de Biram Dah Ould Abeid, et aucun des deux ne peut prétendre assembler les Mauritaniens, originaires de la Vallée du Fleuve. Malgré tant de dictatures, malgré le drame du printemps de 2009, malgré les « années de braise » sous Maaouyia Ould Sid’Ahmed Taya, la Mauritanie est d’une seule nationalité et les détresses et injustices sociales ne distinguent pas les ethnies.
Très certainement, une ère nouvelle commence. Dès le soir du 22 Juin, suivant qu’il y aura ou non un second tour, on saura si elle est d’abord démocratique.
Bertrand Fessard de Foucault
20 Mai 2019
1 – délibération n° 86-021 du 4 Mars 1986, portant création du Serment des officiers des Forces armées nationales – JO 26 Mars 1986, p. 163