De la nitroglycérine. La politique française menée en Libye sous l’égide de Jean-Yves Le Drian depuis sept ans – ministre de la Défense sous François Hollande (2012-2017) puis ministre de l’Europe et des Affaires étrangères depuis l’élection d’Emmanuel Macron – est devenue un sujet de conflit potentiellement explosif entre Tripoli et Paris.
Fathi Bashagha, ministre de l’Intérieur du gouvernement d’union nationale (GNA), a annoncé « l’arrêt de toute coopération avec la France » concernant les sujets bilatéraux (entraînements, assistance technique…) au motif que Paris soutient « le criminel de guerre Haftar ».
Un coup de semonce diplomatique. Et une critique qui ne cesse de s’amplifier depuis le début de l’offensive sur Tripoli. Lorsque des quotidiens italiens, La Repubblica notamment, ont publié des articles démontrant les liens entre le maréchal de l’est de la Libye et certains services français, dans les couloirs du Quai d’Orsay on a répondu que « même les journaux sérieux écriv(ai)ent des conneries ». Pourtant, La Repubblica n’est pas précisément un quotidien pro-Salvini. Si l’UE affiche un soutien clair et net au GNA, ce n’est pas le cas de certains de ses États membres.
205 morts, 913 blessés
Si l’attitude de la France pose question, c’est lié à la brutalité de l’attaque lancée par le maréchal Haftar sur l’ouest de la Libye et Tripoli – capitale où se trouve la Banque centrale et la NOC. Une guerre sans nuance. Depuis dix-huit jours, l’armée d’Haftar, la LNA (un agglomérat d’ex-soldats de Kadhafi, de mercenaires soudanais, tchadiens, de salafistes et de guerriers tribaux) ne cesse de monter en puissance. Son objectif officiel ? Combattre « les terroristes ».
Haftar promettait d’épargner les civils et les institutions de l’État. Les derniers rapports, confirmés par l’ONU sur place, font état de tirs de roquettes sur les habitations civiles. Le dernier bilan établi par l’OMS totalise 205 morts et 913 blessés. Le nombre de « déplacés » dépasse les 25 000. De son côté, l’OIM (Office international des migrations) annonce que la situation des migrants retenus dans des centres de détention est « alarmante ».
Joël Millman, porte-parole de l’OIM, avance le chiffre de « 3 600 migrants présents dans des centres de détention de la capitale ». Des ponts humanitaires ont permis de rapatrier 342 d’entre eux depuis le 4 avril, 2 jours après le début des hostilités. Haftar mise son avenir dans cette conquête de Tripoli. D’où cette violence qui va crescendo. L’homme ne peut se permettre de perdre. D’où l’embarras français.
Difficile pour une démocratie européenne, titulaire d’un siège au Conseil de sécurité, d’avouer publiquement soutenir le responsable de cette nouvelle guerre en Libye. Le pataquès qui s’est déroulé à la frontière tuniso-libyenne n’a pas dissipé les troubles. Le ministre tunisien de la Défense révélait mardi que « 13 hommes » avaient été stoppés au poste-frontière de Ras Jedir. Ils disposaient d’une immunité diplomatique française et d’armements. Dans un communiqué – envoyé dans la soirée du jeudi 18 avril –, Olivier Poivre d’Arvor, l’ambassadeur de France en Tunisie, précise qu’il s’agissait de « membres du détachement qui assure la sécurité de l’ambassadrice de France pour la Libye à Tripoli ». La Tunisie a voulu faire passer un message aux autorités françaises.
Les propos désabusés du représentant de l’ONU
De son côté, Ghassan Salamé, envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies, ne dissimule plus son dépit devant une situation qui pourrait provoquer « un embrasement général ». La conférence nationale qu’il mitonnait depuis un an, à force de rendez-vous bilatéraux, de petits progrès et de minuscules défaites, tombant sept fois, se relevant huit, cette conférence a été torpillée par cette guerre pour Tripoli que mène le maréchal Haftar. Salamé reconnaît que « l’unité de la communauté internationale sur la Libye était une unité superficielle et de circonstance ».
Et d’ajouter un sous-texte fort peu diplomatique : « Il y a des pays qui ont auparavant investi dans M. Haftar comme un champion de la lutte antiterroriste et il est vrai que M. Haftar a été actif à leurs yeux et a réussi à Benghazi, Derna (est) ou, plus récemment, dans le sud à neutraliser des cellules terroristes. Ils ne vont pas le lâcher maintenant, même s’ils ne sont pas d’accord avec son attaque sur Tripoli. » De quoi provoquer un sifflement d’oreilles à Paris, de l’Élysée aux rives du Quai d’Orsay. La présidence de la République française a démenti hier tout soutien à Haftar.
La France dans l’axe Égypte-Arabie saoudite-Émiratis
Après la vague d’attentats qui a ensanglanté la France depuis 2015, de Paris à Nice, de Charlie Hebdo au colonel Arnaud Beltrame, la lutte contre l’État islamique s’est intensifiée. Il a fallu trouver des alliés, des remparts. Lutter dans le silence des opérations spéciales, François Hollande allant jusqu’à reconnaître avoir approuvé des missions « Homo », des assassinats ciblés (1).
Sur les champs d’influence et de batailles au Moyen-Orient, le maréchal Sissi a reçu force égards de la part de la France et de l’Union européenne. C’est Le Caire qui a été retenu pour abriter le sommet entre l’UE et la Ligue arabe, le 24 février dernier, ce qui a fait tousser quelques-uns, les pratiques du régime de Sissi ne cadrant pas avec les valeurs affichées par l’UE. Au menu du sommet : terrorisme et migrants. Emmanuel Macron avait consacré une visite officielle de quarante-huit heures en janvier. La stabilité du régime égyptien prime sur toute autre considération.
En soutenant Sissi, la France de Jean-Yves Le Drian renoue avec ce qui a toujours servi de politique arabe à la France : soutenir des régimes autoritaires ou dictatoriaux au nom de la « stabilité », de la lutte contre le terrorisme et « l’obscurantisme », ainsi que des garantis d’endiguement de la vague migratoire. L’alliance Riyad-Abu Dhabi-Le Caire fonctionne à plein régime. Realpolitik vs « bons sentiments ».
L’intervention française en 2011
Toute action française en Libye ne peut être interprétée qu’au regard de son intervention militaire, sous couvert de l’Otan, en 2011. Alors que l’armée de Kadhafi fonçait sur Benghazi, les forces françaises et britanniques avaient stoppé net l’avancée, provoquant de facto la chute du régime. C’était une époque où l’on brandissait le drapeau français dans les rues de Benghazi, ou le nom de Sarkozy était salué. De Tunis au Caire, on appréciait l’appui de la France à la révolution libyenne. C’était 2011. Une fois le despote – quarante et un ans de règne – éliminé, la Libye se retrouva dépourvue de dirigeants. Et les Occidentaux n’avaient pas prévu de plan B.
L’étoile de la France a singulièrement pâli dans ce pays du Maghreb. Sa mise en accusation par le gouvernement d’union nationale libyen est un camouflet. À soutenir officiellement celui-ci tout en entretenant d’excellentes relations avec Haftar (Le Drian a salué à plusieurs reprises sa lutte contre « les terroristes », « les organisations criminelles », les « bandes armées étrangères »), la politique française en Libye est devenue illisible faute de discours clair.
(1) « Un président ne devrait jamais dire ça », de Gérard Davet et Fabrice Lhomme. Éditions Stock.
Par notre correspondant à Tunis, Benoît Delmas
Source : Le Point Afrique (France)