Les images de migrants africains vendus commes esclaves sur un marché en Libye ont saisi d’effroi. Ce drame ne peut être compris sans expliquer l’histoire millénaire de la traite transsaharienne et de l’esclavage en Afrique du Nord, argumente l’universitaire Pierre Vermeren.
Le reportage de la chaîne de télévision CNN sur la vente de migrants africains noirs sur un « marché aux esclaves» en Libye dévoile une réalité impensable. Aux yeux de nos contemporains les plus attentifs, c’est pourtant la dernière manifestation d’un trafic d’êtres humains à très grande échelle qui se déroule sous nos yeux depuis des années, qui a déjà envoyé par le fond de la Méditerranée des dizaines de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants, depuis les années 1990.
Les milliers de familles d’Afrique qui envoient leurs enfants mineurs seuls en Europe, et les filières de la traite des prostituées nigérianes, en sont les scandales les plus saillants. Et, de façon plus générale, pour les historiens de l’Afrique et du bassin méditerranéen, ces tragédies sont la dernière manifestation en date du phénomène bimillénaire de la traite transsaharienne et de l’esclavage.
De l’Antiquité au début du XXe siècle, le Sahara est demeuré un des espaces mondiaux de la traite esclavagiste, notamment grâce au dromadaire, introduit au début de notre premier millénaire en Afrique du Nord. Si toutes les sociétés ont été à une époque ou à une autre esclavagistes, l’Afrique du Nord a été constamment irriguée, jusqu’à l’aube du XXe siècle, par un commerce transsaharien de trois types de «produits»: les hommes, les métaux (or et cuivre) et les sous-produits de la chasse (ivoire, plumes d’autruche, fourrures).
Des routes caravanières immémoriales les ont transportés vers la Méditerranée, au départ du fleuve Sénégal, de Tombouctou, d’Agadès, du Bornou (lac Tchad) ou du Darfour. Au nord, dans les têtes de pont du marché caravanier (Sijilmassa, Marrakech, le Mzab, Ghadamès, Tripoli ou Le Caire), des marchés aux esclaves vendaient les arrivants noirs à leurs nouveaux maîtres. Ces esclaves noirs étaient auparavant la propriété d’Africains qui les avaient asservis à l’occasion de guerres entre royaumes. Ces propriétaires d’esclaves les vendaient à des marchands arabo-berbères spécialisés dans la traite, nomades, ou parfois installés dans les villes du Sahel.
Le commerce des esclaves à travers le Sahara, qui commence dès l’Antiquité, ne s’est jamais vraiment ralenti du VIIe siècle au XVIIIe siècle. La traite transsaharienne touchait chaque année quelques milliers d’hommes et de femmes.
Le commerce des esclaves à travers le Sahara, qui commence dès l’Antiquité, ne s’est jamais vraiment ralenti du VIIe siècle au XVIIIe siècle. La traite transsaharienne touchait chaque année quelques milliers d’hommes et de femmes, soit, sur plus d’un millénaire, plusieurs millions de personnes (le chiffre de 10 millions a été avancé). Précisons qu’il existait par ailleurs une traite à destination du Moyen-Orient, empruntant l’océan Indien et l’actuel Soudan, mais cette traite ne concerne pas le Maghreb, objet de notre réflexion.
A l’époque ottomane, la traite transsaharienne a perduré. Par ailleurs, les grandes villes du Maghreb, du XVI au XIXe siècle, recouraient aussi aux esclaves blancs et chrétiens convertis de force à l’islam dans l’enfance, mamelouks pour les hommes, ou parfois circassiennes (Tcherkesses) pour les femmes, en provenance des Balkans et du Caucase. En outre, jusqu’au début du XVIIIe siècle, d’autres esclaves provenaient de la course sur les navires européens. Des corsaires, agissant pour le compte des États (Maroc) ou des Régences (Alger, Tripoli), faisaient prisonniers équipages et passagers des navires européens, qu’ils capturaient en mer, et les réduisaient en servitude. Des corsaires opéraient aussi, jusqu’au XVIIe siècle, des razzias sur les côtes du Languedoc ou de l’Italie. Ces esclaves européens donnaient lieu à des rançons juteuses pour les corsaires et leurs commanditaires. En Europe, les Franciscains, en particulier, s’étaient spécialisés depuis le Moyen Age dans le rachat des esclaves chrétiens en Berbérie.
La traite saharienne vers l’Afrique du Nord s’est poursuivie jusqu’au début du XXe siècle. Ainsi, les Français ont fermé le marché aux esclaves noirs de Marrakech en 1912. Plusieurs raisons ont concouru à la permanence de cette si longue traite.
Surmortalité et mutilation
La première est la surmortalité des esclaves enferrés durant la traversée du Sahara (estimée à 20 %), et à la suite de mutilations comme la castration des hommes. Au milieu du XIXe siècle, le consul anglais de Tunis demande par courrier au bey, qui dirige la Régence, de faire cesser les castrations systématiquement réalisées sur les esclaves noirs avant leur arrivée sur les marchés d’esclaves du Maghreb (le diplomate relève que ces castrations sont salement cicatrisées par de l’huile ou du sable chauds). On ne peut exclure que la castration des hommes noirs assurait une rente pérenne aux marchands d’esclaves, rendant indispensable le renouvellement de cette population.
Mais il faut ajouter que, comme dans toute société esclavagiste, la prohibition du métissage était la règle, surtout avec des non-croyants, ce qui rendait impensable leur union avec des femmes musulmanes. Dans le cas des femmes, il est à noter qu’au sein de l’Empire ottoman, odalisques et concubines serviles du harem étaient principalement blanches, comme nous le verrons, ce qui n’était pas le cas de l’Empire chérifien (Maroc), de plus en tourné vers l’Afrique depuis la perte de l’Andalousie en 1492.
La prohibition des mariages entre Maghrébins et esclaves noires est une autre explication de la pérennité de la traite, puisque, de ce fait, la descendance des esclaves est rare.
La prohibition des mariages entre Maghrébins et esclaves noires est une autre explication de la pérennité de la traite, puisque, de ce fait, la descendance des esclaves est rare ; quand bien même elle aurait lieu, ces enfants perdent leur statut servile dès lors que leur père est musulman. C’est d’ailleurs assez généralement le cas au Maroc, notamment dans les familles aristocratiques, où le métissage – fruit de cet héritage – est bien plus visible que dans le reste du Maghreb et au Moyen-Orient, malgré l’importance de la traite.
Enfin, la possibilité offerte à l’esclave de se convertir à l’islam ouvre au changement de statut: l’affranchissement pur et simple ; ou le maintien dans une condition semi-servile proche du servage, pratiqué dans les oasis du nord du Sahara. Ces «harratine» ou leurs descendants, attachés à leur terre et soumis à leur maître arabe ou berbère, peuplent encore de nombreuses oasis du grand Sud marocain et la Mauritanie. Eux aussi, quoi qu’ils en soient, disparaissaient des marchés aux esclaves. Pour toutes ces raisons, la traite se poursuivait afin d’alimenter les marchés.
La traite a davantage façonné les sociétés sahariennes et oasiennes que l’Afrique du Nord pastorale et montagnarde, pour des raisons économiques et sociales. Dans ces régions du sud, des groupes tribaux, des villes et des oasis se sont spécialisés sur le très long terme dans la traite, et la protection de ses routes. Ainsi, le royaume des Rostémides au IXe siècle, en Berbérie centrale, installe des berbères Zénètes venus des confins de la Libye le long des routes sahariennes. Ces futurs «Touarègues» ont été constamment au contact des royaumes sahéliens, en charge de ce commerce Sud-Nord. Enfin, les cours princières, les familles aristocratiques et les grandes villes ont toujours usé d’esclaves. Au XVIIe siècle, le sultan Alaouite du Maroc, Moulay Ismaël, forge une armée de 40 000 esclaves noirs, les Abid, qui met le Royaume en coupe réglée fiscale, attisant la haine des tribus, qui massacrent les Abid à la mort du sultan.
Les choses changent du tout au tout entre le milieu du XIXe siècle et celui du XXe siècle. La traite est interdite au Congrès de Vienne (1815). L’esclavage est supprimé dans l’Empire britannique (1833). Sous pression de Londres, la régence de Tunis abolit l’esclavage en 1846, un an avant l’Empire ottoman. En 1848, la France abolit l’esclavage dans toutes ses possessions d’outre-mer, Algérie comprise. Toutefois, si la police des mers assurée par la Royal Navy puis la pression française au Sahara permettent d’endiguer la traite, l’esclavage ne disparaît pas du jour au lendemain. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le gouvernement général d’Alger rappelle régulièrement la loi, comme en métropole pour le travail des enfants.
Néanmoins, l’imprégnation culturelle anti-esclavagiste devient réalité en Tunisie et en Algérie, tour à tour ottomanes, françaises et républicaines, puis indépendantistes et socialistes à partir, respectivement, de 1956 et 1962. Dans ces deux pays, l’esclavage est peu à peu devenu un fait étranger. Il en demeure pourtant un rapport très particulier, voire raciste, envers les subsahariens. Cette question fait aujourd’hui au Maghreb l’objet de nombreux débats, autocritiques et remises en cause, tant les étudiants et immigrés africains, en nombre croissant, se plaignent du racisme. Mais si la condition noire reste délicate en Algérie et en Tunisie, au moins l’esclavage est prohibé.
Au Maroc, les familles urbaines, peu à peu privées de leurs esclaves, ont eu recours aux « petites bonnes » (dès 7-8 ans) venues de la campagne, encore présentes par dizaines de milliers au tournant du XXIe siècle, et dénoncées comme le plus gros scandale du Maroc.
Les choses sont assez différentes au Maroc, et très différentes en Mauritanie et en Libye. La colonisation tardive de ces pays, au début du XXe siècle, fait que la possession d’esclaves y a été tardivement prohibée. La France l’interdit au Maroc en 1922 par exemple. Certes en Libye, l’abolition fut ottomane dès 1847, mais est-elle jamais sortie des villes littorales? Toujours est-il que des faits avérés d’esclavage ou certains dérivés ont traversé tout le XXe siècle. Au Maroc, les familles urbaines, peu à peu privées de leurs esclaves, ont eu recours aux «petites bonnes» (dès 7-8 ans) venues de la campagne, encore présentes par dizaines de milliers au tournant du XXIe siècle, et dénoncées comme le plus gros scandale du Maroc. Une poignée d’intellectuels comme l’historien Mohammed Ennaji, de journalistes et d’ONG ne cessent de combattre préjugés et atavismes en ce domaine.
En Mauritanie, la situation est plus dramatique. Dans ce pays partagé entre populations arabes et populations noires, l’esclavage n’a jamais totalement disparu. Plusieurs scandales y défrayent la chronique judiciaire, d’anciens esclaves dénonçant le scandale de l’esclavage qu’ils ont connu, et cherchant gain de cause, ce qui leur vaut parfois un emprisonnement arbitraire.
En dépit de son socialisme proclamé, Kadhafi a maintenu sa société dans une situation sociale et tribale archaïque, qui peut expliquer les brutales résurgences actuelles.
Enfin, la Libye est un cas atypique. Sous Kadhafi, le pays a alterné l’accueil et le renvoi brutal de centaines de milliers de migrants et travailleurs africains noirs. Kadhafi se présentait parfois en grand chef africain, et il jouissait d’une incroyable popularité en Afrique centrale et saharienne, pétrodollars obligent. Mais en dépit de son socialisme proclamé, Kadhafi a maintenu sa société dans une situation sociale et tribale archaïque, qui peut expliquer les brutales résurgences actuelles.
Dans les sociétés arabo-berbères, le discours et les pratiques anti-esclavagistes ont été importés de l’empire ottoman, d’Angleterre et de la France coloniale. Cela a pu discréditer, retarder, voire empêcher des mouvements abolitionnistes autochtones. Après les indépendances, les Maghrébins ont rejeté leurs racines et leur passé africains. Ce n’est plus le cas. La prise de conscience des élites et des pouvoirs est assez générale.
Reste à revenir sur cette histoire, à faire tomber les préjugés charriés par la langue et par une mémoire fraîche (au Maghreb les termes de khel ou de ‘azi, généralement adressés aux Noirs, signifient «nègres» ou «esclaves»), alors que s’imposent de nouvelles nécessités géopolitiques et la vive conscience de ces anachronismes.
Pierre Vermeren est membre du laboratoire Sorbonne-Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe (Sirice), qui regroupe Paris I-Panthéon-Sorbonne, Paris IV Paris-Sorbonne et le CNRS. Il est l’auteur de nombreux ouvrages salués par la critique, dont Le Choc des décolonisations – De la guerre d’Algérie aux printemps arabes (Odile Jacob, 2015) et Histoire du Maroc depuis l’indépendance (La Découverte, coll. «Repères», 5e édition, 2016).
Source: La Tribune