[Note d’introduction : Après la publication d’un énième entretien outrancier à Biram Dah Abeid en Occident, cette fois-ci dans le site d’information La libre Belgique, le 25 février 2017, signé par Dorian de Meeûs, j’ai envoyé un petit article pour lever les graves affirmations contraires à la vérité du président de l’IRA.
Marie-France Cros, m’a répondu d’abord par l’affirmative, et finalement elle n’a plus donné de ses nouvelles. De fait, elle est l’auteure de plusieurs articles sur la question depuis 2013[1], qui montrent sa proximité des positions de l’IRA.
Ainsi, j’ai décidé donc de le publier en Mauritanie, dans une version un peu plus longue, car les dernières déclarations de Biram sont bien plus graves que d’habitude et il me semble qu’il est grand temps, pour nous autres chercheurs de base, de commencer à répondre aux versions simplistes et toxiques de certains journalistes en avançant des faits de la réalité mauritanienne.]
• La Mauritanie attire l’attention des médias occidentaux en raison du prétendu « esclavage » qui resterait à peu près immuable dans cette société assez mal connue et assez marginale en Afrique de l’Ouest et en Afrique du Nord. Biram Dah Abeid, président de l’association (non reconnue) Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), créée en 2008, multiplie des déclarations qui dénoncent l’esclavage au sein de la société hassanophone (l’arabe local) de Mauritanie.
Ancien fonctionnaire de la justice, il était greffier, ancien militant dans les associations de défense des droits des « hrâtîn », les groupes serviles hassanophones, il s’est fait bien connaître dans les médias des Etats-Unis et d’Europe, et reçoit une grande attention des Occidentaux, fascinés par la permanence d’un esclavage qu’on croyait disparu en Afrique, mais surtout fascinés par l’histoire qu’on leur raconte : des « Blancs » arabo-berbères auraient (encore !) des esclaves « Noirs ».
• Je conduis des recherches en anthropologie sociale en Mauritanie depuis 1986, et j’ai eu l’honneur de diriger le premier livre collectif sur le thème des Groupes serviles au Sahara. Approche comparative à partir du cas des arabophones de Mauritanie (CNRS-Éditions, 2000). Depuis lors, je suis de près l’évolution sociale du pays. Dans la Chronique politique 2016, j’ai apporté des précisions sur les « formes extrêmes de dépendance » et sur les faux discours de Biram.
• Un portrait de Biram Dah Abeid a été publié par le journal Libération le 23 janvier 2017[2], par Célian Macé. Il rapporte une déclaration mensongère de Biram selon laquelle il est « encore courant en Mauritanie d’offrir un homme ou une femme pour une naissance ou un mariage »… Sans donner aucune preuve bien entendu. En trente ans de recherches en Mauritanie je n’ai jamais entendu une plainte de ce genre ; et les Mauritaniens que j’ai interrogé récemment n’ont jamais eu écho d’un seul cas de « donation d’esclaves ».
• Le 25 février 2017, La Libre Belgique a publié un entretien à Biram Dah Abeid, apparemment obtenu à Genève par Dorian de Meeûs, dans lequel il revient sur ses discours outranciers, totalement éloignés de la réalité mauritanienne. Il affirme par exemple :
(1) « Le fait d’appartenir totalement à son maître est inimaginable. Dès l’âge de 8-9 ans, les filles ont déjà toutes été violées plusieurs fois par le maître, ses fils, son chauffeur et son hôte de passage. » (…)
(2) « Mon père, qui devait être esclave, a été affranchi par hasard alors qu’il n’était encore qu’un fœtus dans le ventre de sa mère. (…) Le code de l’esclavage mauritanien inclut les fœtus des femmes esclaves tout comme tout ce qui peut s’apparenter à la moindre propriété privée. » (…)
(3) « L’esclavagisme des Maures Noirs (haratins) pèse de manière exorbitante sur les intérêts politiques, économiques et culturels du pays. Les esclaves offrent des privilèges énormes au groupe minoritaire arabo-berbère qui en possède. [Ils assurent] le prestige et le faste depuis le 12e siècle. »
(1) Ces déclarations sont totalement fausses. Si des fillettes étaient violées de manière si « ordinaire » la justice du pays, les associations de défense des droits humains, l’UNICEF et le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme de l’ONU, ainsi que les ambassades occidentales auraient dénoncé ces crimes atroces. Les viols sont condamnés par la société et par la justice, et il ne s’agit pas d’un fait divers commun comme l’affirme Biram Abeid.
• Après la grande sécheresse des années 1970, l’esclavage ancien, celui qui relie des maîtres à des personnes possédées de manière licite suivant les normes coutumières et islamiques, a quasiment disparu en Mauritanie. Malgré cela, l’État et les journalistes continuent à parler d’« esclavage », un raccourci dangereux.
Car ce qui persiste c’est la hiérarchie statutaire qui sépare les personnes selon leurs origines libres ou serviles chez les hassanophones, mais aussi chez les communautés africaines du pays : les Halpulaar’en (Tukolor et Peul), les Soninké et les Wolof. En effet, la hiérarchie distingue les personnes selon leurs origines paternelles libres (avec des gradations entre les nobles et les roturiers), ou serviles (avec des gradations allant de la forme extrême de dépendance à l’autonomie complète).
L’idéologie servile se maintient par la perception d’une transmission par les mères du « sang impur » des esclaves statutaires. La hiérarchie se reproduit par la fermeture relative des mariages. La grande majorité des « hrâtîn » sont libres et autonomes, aussi bien dans les campagnes que dans les villes. Certains cas de mauvais traitements ou de surexploitation sont encore présents dans le pays, mais ils sont rares, et régulièrement dénoncés par les associations de défense des groupes serviles, notamment SOS-Esclaves.
(2) L’affranchissement des esclaves licites (en arabe abîd) pouvait se faire par décision des maîtres ; mais les enfants à naître n’étaient affranchis que par le père qui libérait la mère de l’enfant à naître (umm walad). Il semble donc étrange le cas de libération exposé par Biram Abeid.
(3) Contrairement à ce qu’avance Biram Abeid, les hrâtîn —et les affranchis des communautés africaines (les machube pulaar, les komo soninké, les jam wolof) dont il ne parle pas—, sont marginaux dans le pays. Cela dit, des nombreux descendants d’affranchis ont réalisé des parcours extraordinaires et occupent des postes d’ambassadeurs et de ministres.
Citons un exemple illustre, celui du ministre actuel de l’Enseignement supérieur et de la recherche, Monsieur Sidi Salem, brillant physicien formé en France, et qui, lors d’un entretien que nous avons eu à Nouakchott le 21 février 2017, m’expliquait qu’il ne ressentait aucun problème pour son intégration réussie dans la société, et qu’il avait des relations respectueuses avec tout le monde, en tant que cadre national qui défend l’État, la nation et la citoyenneté.
• En 2007, l’État mauritanien a adopté une nouvelle loi qui criminalise l’esclavage, et en 2015, une autre loi qui le déclare « crime contre l’humanité » ; une agence nationale (www.tadamoun.mr) s’occupe de concrétiser ces mesures étatiques. Bien évidemment, beaucoup reste à faire, mais on ne peut pas prétendre que rien n’a été commencé.
• Finalement, il semble navrant qu’un dirigeant comme Biram Dah Abeid, qui reçoit des prix internationaux, et qui est un pur produit de la mobilité sociale des groupes serviles mauritaniens, puisse instrumentaliser son appartenance statutaire et inventer un « esclavage généralisé » pour obtenir une place politique, surtout à l’international. Ce faisant, il instrumentalise la juste cause de l’égalité sociale républicaine à des fins personnels ; ce qu’il vient de montrer par son rapprochement du pouvoir mauritanien en janvier 2017, car il voudrait se représenter comme candidat à la présidence en 2019…
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Pour en savoir plus :
Villasante M., 2000, Sous la direction de, Groupes serviles au Sahara. Approche comparative à partir du cas des arabophones de Mauritanie, Collection Études de l’Annuaire de l’Afrique du Nord, CNRS-Éditions, 360 pages. [A l’Institut français de Nouakchott].
— Bhrane Meskerem, 2000, Histoires de Nouakchott : discours des hrâtîn sur le pouvoir et l’identité, in M. Villasante (dir.), Groupes serviles au Sahara : 195-34. Réédité in M. Villasante, avec la collaboration de Christophe de Beauvais, Le passé colonial et les héritages actuels en Mauritanie, L’Harmattan, 2014 : 473-512.
Villasante M., 2014, Chronique politique de la Mauritanie 2014, Décembre
Réélection du président Aziz, avancée de l’islamisme radical et mouvements sociaux
[Voir aussi Adrar-Info et CRIDEM].
https://www.academia.edu/9897214/Chronique_politique_de_Mauritanie_Décembre_2014
Villasante M., 2015a, Pas de contrainte en islam : il faut libérer Mohamed Cheikh, condamné à mort pour ses idées, en Mauritanie. Dossier publié dans Opinion internationale, le 10 février 2015 [Voir aussi Adrar-Info et CRIDEM].
Villasante M., 2015b, Les droits humains et les tensions sociales en Mauritanie. Les cas de l’emprisonnement de Biram ould Dah et de la condamnation à mort de Mohamed Cheikh ould Mkhaitir, Essais sur la Mauritanie n°1, le 9 mars [Voir aussi Adrar-Info et CRIDEM].
https://www.academia.edu/11341065/Les_droits_humains_et_les_tensions_sociales_en_République_Islamique_de_Mauritanie._Les_cas_de_lemprisonnement_de_Biram_ould_Abeid_et_de_la_condamnation_à_mort_de_Mohamed_Cheikh_ould_Mkhaitir
Noor Info, le 9 mars, http://www.noorinfo.com/Essais-sur-la-Mauritanie-Les-droits-humains-et-les-tensions-sociales-en-Republique-islamique-de-Mauritanie-Les-cas-de-l_a15256.html
Villasante M., 2015c, Les formes extrêmes de dépendance dans la société hassanophopne de Mauritanie et les revendications d’égalité sociale, (version longue, décembre 2015)
https://www.academia.edu/19884773/Les_formes_extrêmes_de_dépendance_dans_la_société_hassanophone_de_Mauritanie_et_les_revendications_dégalité_sociale._Lidéologie_du_pur_et_de_limpur
Villasante M., 2017a, Nouvelles sur la condamnation à mort pour « apostasie » et « mécréance » de Mkhaitir. République Islamique de Mauritanie, Essais sur la Mauritanie n°2, on line le 6 janvier. [Voir aussi Adrar-Info et CRIDEM].
Villasante M., 2017b, Chronique politique de Mauritanie, 2016
Un pays à la croisée des chemins : autoritarisme affirmé, islamisme, servilité et lutte de classements
https://www.academia.edu/31104195/Chronique_politique_Mauritanie_2016_UN_PAYS_À_LA_CROISÉE_DES_CHEMINS, le 28 janvier]. Voir aussi Adrar-Info et CRIDEM
Publications sur la Mauritanie : https://www.academia.edu/29687761/Publications_Mauritanie_2017
; http://www.lalibre.be/actu/international/il-lutte-contre-la-justification-religieuse-de-ce-crime-il-est-passible-de-la-peine-de-mort-51bf6636e4b0ac68e0f93540 ; http://www.lalibre.be/actu/international/mauritanie-les-anti-esclavagistes-menaces-de-mort-5466372b3570a5ad0ee352b9; http://www.lalibre.be/actu/international/mauritanie-cinq-ans-requis-contre-les-antiesclavagistes-54a2f3063570e997253dcc0d
; http://www.lalibre.be/actu/international/mauritanie-2-ans-de-prison-pour-avoir-proteste-contre-l-esclavagisme-54b7f0ec3570c2c48ad601fc ; http://www.lalibre.be/actu/international/mauritanie-juges-parce-qu-opposes-a-l-esclavage-55d6221735708aa437a019a4 ; http://www.lalibre.be/actu/international/le-militant-anti-esclavage-doit-etre-libere-dit-la-cour-supreme-de-mauritanie-573b42d335708ea2d595538c ; http://www.lalibre.be/actu/international/en-mauritanie-l-esclavage-est-un-commandement-de-dieu-581ce36dcd70958a9d5cffec De fait, affirmer que « l’esclavage est un commandement de Dieu » est absurde, faux et de mauvaise foi ; cela conforte probablement les préjugés des fascistes européens qui considèrent l’islam et les musulmans comme des dangereux arriérés.
[2] Voir http://www.liberation.fr/planete/2017/01/23/mauritanie-une-vie-contre-les-chaines-invisibles_1543517
Dr Mariella Villasante Cervello (Anthropologue, École des hautes études en sciences sociales)
Source : Adrar-Info (Mauritanie)