L’image est archaïque et semble venue d’une époque révolue. Des hommes appelés à servir d’autres sans avoir le droit de partager le repas de ceux qui se prétendent leurs maîtres.
Cette image persiste pourtant dans un pays, la Mauritanie, où la liberté nécessaire à chaque citoyen pour exercer pleinement ses droits fait encore trop souvent défaut. Dans ce pays, le mien, où l’esclavage est aboli depuis 35 ans, des citoyens continuent d’être victimes d’esclavage et de discrimination.
Cette réalité révoltante a motivé et nourri mon envie de me lever pour dire non à une pratique discriminatoire d’un autre âge, dans une société pourtant égalitaire dans sa Constitution. J’ai dédié ma vie, aux côtés d’autres hommes et femmes, à la lutte contre l’esclavage et contribuer à rendre leur dignité à ceux qui sont péjorativement appelés harratines ou descendants d’esclaves en Mauritanie.
A travers l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA Mauritanie), une organisation anti-esclavagiste, j’ai trouvé l’espace nécessaire pour exprimer librement ma révolte. Mais cet engagement demande des sacrifices et, dans un pays comme la Mauritanie, vous expose à la répression et aux arrestations arbitraires. J’en ai récemment fait l’amère expérience.
Aujourd’hui, je vous écris de la prison de Dar Naïm, une commune située à 30 km de Nouakchott, la capitale mauritanienne, où je suis détenu depuis trois mois jour pour jour aujourd’hui, avec 12 autres militants anti-esclavagistes injustement condamnés à des peines de 3, 5 et 15 ans de prison ferme. Notre seul crime : lutter contre l’esclavage. Qui aurait pu s’attendre à des condamnations aussi lourdes ?
Le 30 juin 2016, j’ai été tiré de mon lit à 8h du matin par quatre policiers et des agents des services de renseignements généraux. Ils ont saisi mes appareils téléphoniques et fouillé mon domicile. J’ai passé 12 jours sans pouvoir communiquer avec aucun membre de ma famille ou même un avocat. Durant les jours qui ont suivi mon arrestation, 12 autres camarades ont été arrêtés à leurs domiciles et lieux de travail.
Lors de notre garde à vue, nous avons appris que notre arrestation était liée à une manifestation spontanée le 29 juin dernier par des habitants à majorité harratine (descendants d’esclaves) de Bouamatou, un bidonville de Nouakchott, menacés d’expulsion à la veille du sommet de la Ligue arabe qui devait se tenir en juillet.
Malgré les perquisitions dans nos bureaux et domiciles, la saisie de nos ordinateurs et, téléphones portables, la vérification des appels reçus et émis, et l’ouverture de nos courriers électroniques, et comptes Facebook, la police mauritanienne n’est jamais parvenue à établir le moindre lien entre mes camarades et moi-même, et les événements de Bouamatou.
Insultés et longuement torturés pieds et poings liés
Mes camarades Abdellahi Matallah Seck, Balla Touré, Khatri Rahel Mbareck, Jemal Beylil et Moussa Biram ont par ailleurs été victimes de torture lors de leur garde à vue. Leurs mains et pieds ont été liés dans des positions douloureuses pendant plusieurs heures. Ils ont été interrogés sur la présumée planification et participation à la manifestation du 29 juin. J’ai pour ma part été insulté et menacé de mort au cours de mon interrogatoire et contraint de manger des repas contenant du sable, sans possibilité de boire de l’eau.
Cette manifestation n’a pourtant pas été organisée par l’IRA et ses membres n’y ont pas pris part, ce qui a d’ailleurs été confirmé par les habitants du bidonville. L’absurdité était d’ailleurs de voir mon camarade Mohamed Jarroulah, condamné par le tribunal à trois ans de prison ferme alors qu’il se trouvait en mission à Bousteille, à 1200 km du lieu de la manifestation !
Cette condamnation et celles dont j’ai été témoin visant des membres de l’IRA au cours des procès de 2010, 2011, 2012, 2013, 2014 ,2015 et aujourd’hui 2016, me conforte dans l’idée que désormais, tous les militants anti-esclavagistes sont des condamnés en sursis.
Sous la pression intérieure et extérieure, l’État cède parfois en adoptant des lois criminalisant l’esclavage. Mais, dans le même temps, des militants anti-esclavagistes continuent d’être persécutés. Les autorités doivent mettre fin au règne de la peur et cesser de réprimer les militants anti-esclavagistes et les défenseurs des droits humains de manière plus générale.
Notre organisation a déposé sa demande de reconnaissance en 2008 et n’est à ce jour ni reconnue ni autorisée par les autorités mauritaniennes. Chaque militant de l’IRA court le risque à tout moment d’être condamné pour « appartenance à une organisation non reconnue ».
Cependant, faisant écho aux voix de mes camarades détenus, je réaffirme que ni les tentatives d’intimidation, ni la répression, ni la détention, ni même les condamnations à de lourdes peines ne pourront entraver l’engagement et la détermination de notre organisation à poursuivre ses actions, tant que séviront en Mauritanie le système de domination esclavagiste et le racisme. Aussi longtemps qu’il sera nécessaire, nous maintiendrons nos protestations pacifiques.
Pour les militants anti-esclavagistes que nous sommes, il importe peu que la personne qui dirige la Mauritanie soit négro-africaine, harratine, maure, ou métisse ! Qu’elle vienne du Nord, des hauteurs de l’Adrar, ou des confins du fleuve nourricier. Cela importe peu. Pourvu qu’elle soit capable de construire une Mauritanie sans esclavage et dépourvue de toute forme de discrimination. Une Mauritanie où les défenseurs des droits humains ne seront pas persécutés ni condamnés pour des crimes qu’ils n’ont pas commis.
Amadou Tidjane Diop est vice-président de l’organisation anti-esclavagiste IRA-Mauritanie (Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste en Mauritanie). Condamné à 15 ans de réclusion, il écrit de la prison de Dar Naïm.
Source : Jeune Afrique