Le Calame : C’est la troisième fois que Le Manifeste marche pour réclamer plus de droits politiques, économiques et sociaux. Quel bilan tirez-vous de ces actions?
Samory Bèye : Permettez-moi de remercier, d’abord, tous les membres du Manifeste, ses sympathisants et tous ceux qui ont accepté de lui apporter soutien et solidarité, à l’occasion de cette troisième marche. Par rapport à votre question, En effet, l’esclavage et ses pratiques persistent ; les Haratines continuent à vivre dans la marginalisation, à tous les niveaux : politiques, économiques et sociaux. On peut considérer que le Manifeste n’a pas fait bouger les lignes comme on l’aurait souhaité mais il ne faut pas perdre de vue que, rassembleur d’une grande diversité de sensibilités, il n’a pas du tout démérité, dans la mesure où il a réussi à préserver sa cohésion et à maintenir le cap. C’est, en soi, un pas. Ces différentes sensibilités du Manifeste sont parvenues, je le rappelle, à un consensus autour de trois axes fondamentaux.
D’abord, que les Haratines constituent une composante différente des Beïdanes ; ensuite, qu’ils sont victimes de l’injustice, de la marginalisation à tous les niveaux, alors qu’ils constituent la plus importante composante du pays ; enfin, qu’ils vont œuvrer ensemble, pour changer cette situation, se battre pour conquérir la place qui est la leur, auprès des autres composantes du pays : maures et négro-africains, dans le respect réciproque des spécificités des uns et des autres.
Le Manifeste a réussi à asseoir les base de cette vision, en poser le premier jalon, ce qui lui a permis de s’imposer, aujourd’hui, en tant que force politique et sociale importante dans le pays, de devenir un interlocuteur de poids, sur la scène nationale, avec sa spécificité culturelle et sociale qu’il entend préserver, promouvoir et défendre. Nous pouvons dire que le résultat est là. Il peut paraître maigre pour certains mais, dans un contexte d’hostilités, je pense que c’est un premier pas de franchi. Un pas important qui a conduit à une grande prise de conscience de la communauté haratine, avec ses spécificités, sa hartanité.
Comme vous le savez, nous travaillons dans un environnement hostile. Le régime dont nous gênons l’entreprise, pour avoir, surtout, marqué notre différence par rapport aux Beïdanes, ne ménage aucun effort pour saper nos rangs. Tout y passe : tentatives de corruption, de débauchage, d’intimidation… Mais, grâce à la détermination de ses militants, à la prise de conscience de la jeunesse haratine, le Manifeste a réussi à survivre à ces attaques, à préserver sa cohésion et à poursuivre son noble combat, son combat libérateur. Le Manifeste fait donc tout pour poursuivre le combat.
– Si, je ne m’abuse, aucune de vos revendications n’a donc été satisfaite par le pouvoir. Vous n’avez pas réussi à faire libérer les militants d’IRA, malgré des demandes réitérées. A quoi servent alors ces marches ? N’avez-vous pas l’impression de faire du surplace, comme l’a dit l’un des membres du directoire du Manifeste ?
– Comme je l’ai dit tantôt, le régime en place, je devrais dire le Système qui gouverne le pays, depuis son accession à l’indépendance, n’entend rien céder, nous en sommes conscients. Pire, il fait tout pour torpiller notre action. Mais le Manifeste se bat et continuera à se battre, pour détruire le discours de ce système raciste. Il existe, aujourd’hui, une jeunesse haratine très consciente, très déterminée à se battre pour déconstruire le système. C’est là un important signe d’espoir. La cause haratine est désormais affirmée, soutenue et défendue.
Le pouvoir fait tout pour bloquer les activités et actions des Haratines. J’en veux pour preuve le cas des dirigeants d’IRA, incarcérés, injustement, depuis bientôt deux ans, pour rien, sinon pour leur position, leur refus du système en place. Malgré les demandes répétées de la communauté nationale et internationale, ces personnalités continuent à croupir en prison. Le pouvoir se trompe lourdement, en croyant tenir là la solution. Ce n’est pas en embastillant les Haratines qu’on va les faire plier. Ils continueront à se battre, vaille que vaille, pour faire triompher leur cause, c’est dire détruire le système d’apartheid qui gouverne le pays.
– Contrairement aux deux précédentes éditions, les observateurs ont relevé un déficit de mobilisation lors de cette troisième marche. Quelles en peuvent être les raisons ?
– L’important, à mon avis, n’est pas le nombre des marcheurs, mais, plutôt, la qualité et la charge symbolique qu’il y a, derrière, pour porter le message, dénoncer les maux de la communauté, marquer son rejet du système en place. Cette troisième marche a prouvé, une fois encore, la détermination du Manifeste à poursuivre son combat.
De mon point de vue, on aurait pu faire l’économie des querelles intestines, lors de la succession du regretté président Mohamed Saïd Hamody, dans la mesure où le statut et le règlement intérieur avaient défini la règle de succession. La charge devait, naturellement, échoir au premier vice-président, Boubacar ould Messaoud. C’était très simple. Très pressés, certains ont tenté de changer les règles du jeu. Nous comprenons leur empressements et leur ambitions mais ils doivent s’habituer à respecter les règles du jeu, à se plier aux règles démocratiques de la structure. Le Manifeste est un ensemble démocratique où des ambitions peuvent s’exprimer, c’est légitime, pourvu, simplement, qu’elles respectent les règles en place. Au terme d’un débat au sein du groupe, nous avons réussi à stabiliser la situation, à surmonter cette difficulté conjoncturelle. Ces querelles ont-elles eu un impact sur la mobilisation pour la marche ? Nous le saurons au terme de notre évaluation. Ce qu’il nous faut déjà reconnaître, je crois, c’est que nous avons manqué de temps matériel nécessaire pour sa préparation. C’est une tâche ardue et ingrate, j’en sais quelque chose pour avoir présidé, à deux reprises, la commission d’organisation. Cette fois, absent du pays, je n’ai pas pris part aux préparatifs. Cependant, j’estime que la marche a été à la hauteur ; on a réussi à prouver notre maturité, notre détermination, l’engament de nos militants et sympathisants à poursuivre le combat qu’ils ont enclenché depuis trois ans.
– N’avez-vous pas l’impression que cette marche n’est plus seulement celle des Haratines mais de toutes les victimes des injustices du « Système » qui gouverne le pays depuis son indépendance ? Ne redoutez-vous pas une récupération ?
– La marche, dans sa forme actuelle, peut être interprétée de diverses manières. Chacun peut y aller de sa lecture. Certains peuvent penser qu’il s’agit d’une ouverture à tous les Mauritaniens, parce que le Manifeste pose un problème national et défend une cause juste contre la discrimination. Quand une question nationale se pose, elle doit interpeller l’ensemble des Mauritaniens qui doivent tous s’unir pour trouver, ensemble, une solution. D’autres peuvent penser que cette ouverture cache une tentative de récupération et de manipulation. A mon avis, il ne faut pas négliger cette préoccupation. Certes, il faut s’ouvrir aux autres mauritaniens, accepter leur solidarité, partager, avec eux, les préoccupations nationales, les impliquer à la gestion et à l’organisation du Manifeste. mais je pense qu’il ne faut pas en perdre, pour autant, notre âme, les objectifs du Mouvement.
Les Haratines ne doivent plus accepter de tutorat, l’histoire de ce pays leur a montré que les autres communautés, ayant eu en charge la gestion de ce pays, n’ont jamais songé à y associer les Haratines, à les sortir de leur situation. C’est aussi pour cette raison qu’ils doivent rester méfiants et vigilants. Nous retenons cette leçon pas du tout encourageante. En dépit de tout ce qui a été accompli, il demeure un mur de béton, des mentalités rétrogrades qui s’efforcent à maintenir le système, à le pérenniser. C’est ce qui explique, peut-être, le ton modéré du discours, c’est d’ailleurs l’esprit du Manifeste, à savoir, prendre en compte toutes les susceptibilités, internes et externes. Le Manifeste est le fruit d’un consensus. Cela impacte forcément sur le ton du discours que certains voudraient plus dur, plus radical.
J’ose penser que, petit à petit, les jeunes qui vont prendre la relève ne manqueront pas de redresser la barre. Aujourd’hui, il n’y a rien qui puisse justifier la modération du discours des Haratines, parce que rien n’a changé depuis trois ans ; ils continuent à croupir dans la misère et la précarité, à souffrir de la discrimination. Ils vivent dans un pays où ils sont considérés comme des maudits, des damnés de la terre. Cette situation exige, de nous, un combat ardent et des sacrifices, pour faire bouger les lignes.
La marche a également prouvé une ouverture du Manifeste aux autres composantes du pays qui ont bien voulu prendre part à la marche, lui témoigner leur solidarité. Le Manifeste prône une Mauritanie où tous les citoyens jouissent des mêmes droits, ont les mêmes chances, les mêmes égalités, un pays débarrassé de l’esclavage et de toutes formes de discrimination. C’est ce message dont est porteur le Manifeste. Nous l’envoyons, conjointement, à l’Etat et à tous les citoyens de ce pays. La Mauritanie doit être et demeurer un pays de tous, sans discrimination aucune. Je pense que le message et bien passé, même si le Système refuse de recevoir le directoire du Manifeste, refuse de recevoir officiellement le document du Manifeste, de satisfaire ses doléances, réparer les torts causés à la communauté haratine. C’est vous dire que le défi est énorme et qu’à ce titre, le combat doit continuer, dans toute sa rigueur, contre un système esclavagiste, rétrograde, discriminatoire, incarnant l’idéologie, si j’ose dire, d’apartheid. Discrimination dans les écoles, dans la répartition des richesses, dans le développement humain durable – certains vivent dans des ghettos – devant la justice, les fonctions publiques, les grades des officiers de l’armée et des forces de sécurité… Le Manifeste ambitionne de déconstruire ce système, pour reconstruire le pays sur des bases saines. Un pays égalitaire, démocratique et juste. C’est la philosophie du Manifeste.
– Que pensez-vous de la mise en place de la commission nationale de prévention contre la torture ?
– La mise en place de cette commission souffre d’un déficit de transparence. Je dirai, même, qu’elle a été, comme tant d’autres inventions du Système, taillée sur mesure. Des postulants remplissant tous les critères objectifs de sélection ont été écartés, tout simplement pour ne pas gêner le pouvoir. Mon cas en est une illustration parfaite. J’ai constitué un dossier solide, en ma qualité de syndicaliste et d’activiste des droits de l’homme, mais je n’ai pas été retenu. Personne dans ce pays et, même, ailleurs, n’ignore le rôle de Samory dans le mouvement syndical et dans celui des droits de l’homme mais, à ma grande surprise, mon dossier a été rejeté. Tous les corps ont été représentés, sauf les syndicats, un corps social pourtant très présent, dynamique. Je ne peux que dénoncer cette manière de faire, cette volonté de monter des commissions faire-valoir, en lieu et place de structures à même de défendre les véritables causes. Cette manière cavalière prouve, une fois encore, que le pouvoir persiste dans sa politique de fuite en avant, de discrimination, et autre marginalisation. A chaque fois qu’il tente un pas en avant, il rétrograde de deux pas en arrière. C’est cette hypocrisie que nous dénonçons et continuons à dénoncer, à la CLTM, au Mouvement El Hor et au parti El Moustaqbel.
Propos recueillis par Dalay Lam
Source : Le Calame