Entre crise et espoir
Démantèlement de l’apartheid contre maintien du système économique, c’était le compromis historique passé entre l’ANC de Nelson Mandela et le gouvernement de Frederik de Klerk dans les années 1990…
L’ANC, en alliance avec la COSATU, la principale centrale syndicale, et le Parti communiste sud-africain (SACP), s’est donc inscrite délibérément dans le libéralisme, en mettant en place une politique économique connue sous le vocable de GEAR (growth, employment and redistribution, soit croissance emploi et redistribution).
Un bilan désastreux
Concernant la croissance, l’Afrique du Sud se débat dans une crise économique liée notamment au ralentissement de l’économie chinoise qui importe moins de matières premières. Ainsi le groupe minier Lonmin annonce la suppression de 6 000 emplois, soit 21 % de ses effectifs et pour Anglo American, 85 000 postes sur 135 000 devraient disparaître d’ici à 2018.
Quant à l’emploi, le pays a atteint un pic de chômage de 26,4 %, un des plus élevés depuis dix ans. De plus, le patronat mène des attaques sur la qualité des emplois en tentant de systématiser la sous-traitance, en favorisant le moins-disant social.
Et pour ce qui est de la redistribution, elle est bien effective… mais seulement pour les dirigeants de l’ANC qui ont largement profité du Black Economic Empowerment (promotion économique des Noirs) pour s’enrichir de manière éhontée, laissant la grande masse de la population dans la misère.
Crise morale
Cette crise économique s’accompagne aussi d’une crise de gouvernance des élites. Avant même d’être président, Jacob Zuma était accusé de corruption dans l’affaire de la société Thint, marchand d’armes et filiale de Thalès. Les poursuites judiciaires avaient été abandonnées pour des questions de vices de procédure. Un autre, Ramaphosa, ancien dirigeant syndical du NUM (National Union of Mineworkers, syndicat des mineurs), s’est transformé en homme d’affaires. Actionnaire de Lonmin, lors de la grève de la mine de platine de Marikana où 34 mineurs ont été assassinés, il a été accusé d’avoir fait pression sur la direction afin qu’elle ne cède rien aux grévistes.
De nouveau, Jacob Zuma est sur la sellette. Cette fois-ci, il est accusé de détournement de fonds publics. Sous prétexte de travaux de sûreté, 19 millions d’euros ont été dépensés par l’État pour aménager sa vaste résidence secondaire à Nkandla, avec construction d’héliports, piscines, auditorium, enclos à bétail, etc. Pendant que des millions de personnes continuent à vivre dans les townships…
Mais l’Afrique du Sud connaît un formidable potentiel de lutte, comme en témoignent la mobilisation victorieuse des étudiantEs et une recomposition politique et syndicale prometteuse. C’est l’ambition de ce dossier de mieux faire connaître ces expériences.
Paul Martial
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L’ANC, de la contestation d’un système à l’adaptation au pouvoir
Le parti ANC restera-t-il toujours abonné au pouvoir ? Pour l’instant, il en a l’air. Même si ses résultats aux élections générales ont baissé entre 2009 et 2014, passant de 65,9 % à 62,5 % des voix, l’ancienne formation de Nelson Mandela reste identifiée par beaucoup de membres de la population noire à son passé, lorsqu’elle était le principal mouvement de résistance au régime d’apartheid…
Bien qu’une nouvelle élite noire se soit formée dans ses rangs, élites dont les conditions de vie sont totalement coupées de celles de sa base sociale, que le chômage réel (pas celui des statistiques officielles) touche de 35 % à 40 % de la population, l’ANC ne souffre pas de concurrence politique qui pourrait lui devenir dangereuse. En tout cas à court terme.
Compromis historique
Une nouvelle bourgeoisie noire, dont l’un des représentants les plus emblématiques est le probable futur présidentiable Cyril Ramaphosa, monopolise une partie des richesses qu’elle partage avec l’ancienne élite blanche. C’était le fondement du compromis historique de 1994, quand, au moment de la fin officielle du régime d’apartheid et des lois ségrégationnistes, l’ANC a accepté de prendre le pouvoir politique tout en renonçant à une transformation sociale profonde. à gauche du gouvernement se sont formés quelques forces critiques du cours de l’ANC, dont l’un des représentants les plus en vue est Julius Malema.
Né en 1981, après avoir été président de la branche de jeunesse du parti (ANCYL) en 2008, il fut exclu des instances du parti ANC en 2012. Aujourd’hui, il dirige une formation, EFF (Economic Freedom Fighters — Combattants pour la liberté économique), qui a obtenu 6,4 % des voix en 2014 et qui a intégré des accents anticapitalistes et panafricanistes dans son discours. Or, Malema lui-même a fait l’objet de vives critiques. En partie pour des mauvaises raisons : certainEs le taxent de prétendu « racisme anti-blanc », alors que la population blanche vit majoritairement toujours dans des conditions économiques très différentes de la majorité des Noirs… Mais en partie aussi pour des motifs réels : Malema a non seulement défendu le dictateur zimbabwéen Robert Mugabe, mais lui-même s’est enrichi dans le passé en tant qu’entrepreneur du bâtiment, bénéficiant de commandes publiques.
Mécontentement et contestation
Mais le vrai danger, à long terme, pour l’ANC pourrait résider dans l’érosion de sa base sociale. Il gouverne aujourd’hui dans le cadre d’une alliance triptyque avec la centrale syndicale COSATU (Congrès des syndicats sud-africains) et le Parti communiste sud-africain (SACP). Ce dernier se montre très largement acritique et « loyal », ayant même félicité la police après les tirs mortels à Marikana. La COSATU, actuellement encore forte de 1,8 million de membres, connaît une crise interne profonde qui a conduit début novembre 2014 à l’exclusion de la fédération de la métallurgie, NUMSA. Cette dernière avait commis le crime de ne pas appeler à voter pour l’ANC en mai 2014, pour la première fois !
Auparavant, la fédération n’avait pas toujours été en tête des critiques. Entre 1996 et 2000, elle avait par exemple collaboré avec le pouvoir et le capital dans l’industrie automobile. Et alors que le groupe allemand Volkswagen avait proposé une grosse commande à l’exportation en 1998 assortie de conditions, la NUMSA avait viré certains délégués critiquant ces pratiques, dont la réduction des pauses et l’allongement du temps de travail à 45 heures hebdomadaires. Les délégués n’avaient appris ces « compromis » que par la presse.
Mais au fil des années, le mécontentement social grandissant a conduit la fédération à se montrer plus critique du pouvoir. Jusqu’au congrès de la COSATU tenu en novembre 2015, celle-ci a perdu environ 300 000 membres à cause de ces conflits.
Double jeu
Le président Jacob Zuma, plus connu pour ses propos populistes que pour son intelligence, a intégré des accents se voulant « africanistes » dans ses discours, pour remplacer la dimension sociale du profil de l’ANC. Ainsi a-t-il renforcé le rôle des royautés traditionnelles, dont les titulaires sont rémunérés par l’État : d’une fonction purement honorifique, ils sont passés à une fonction plus politique.
Alors que certains parmi eux, dont le « roi » zoulou Goodwill Zwelithini, développent un discours carrément xénophobe contre les travailleurs immigrés mozambicains, zimbabwéens et autres, Zuma et son entourage laissent faire. Alors que des pogroms à répétition contre ces ressortissants des pays voisins canalisent une partie de la colère sociale, l’ANC et la COSATU jouent un double jeu. Alors qu’ils ont appelé à des manifestations anti-xénophobie, la centrale syndicale ne fait pas par exemple réellement d’efforts pour syndiquer les travailleurs migrants et se concentre sur la « protection » des salariéEs autochtones.
Bertold du Ryon
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Marikana : une répression criminelle sans responsables ?
Le document fut longtemps attendu. Fin mars 2015, la commission d’enquête chargée de faire la lumière sur le massacre de mineurs grévistes à Marikana – 34 ouvriers tués par la police le 16 août 2012 – a enfin produit son rapport…
Dirigée par un juge à la retraite, Ian Farlam, la commission avait auditionné des témoins pendant 300 jours de séance. Mais une fois le rapport de 650 pages terminé, il fallut encore attendre trois mois avant qu’il ne soit publié au début de l’été. Le président sud-africain Jacob Zuma l’avait gardé sous le coude… Quand il dut se résoudre à le rendre accessible à l’opinion publique, le pays était au début des vacances parlementaires.
Certainement une coïncidence due au hasard…Le pouvoir assassine
Ce rapport comporte plusieurs éléments compromettants par le pouvoir. Tout d’abord, il confirme en toutes lettres que les ouvriers grévistes n’étaient pas armés et qu’il n’y avait eu aucune attaque contre les policiers, alors que les autorités avaient invoqué une prétendue agression préalable pour justifier les tirs policiers par la « légitime défense ». Aussi, joints au dossier, les rapports d’autopsie confirment que 14 grévistes ont été fusillés de dos… En revanche, d’autres point ne sont pas du tout éclaircis, notamment la question des responsabilités individuelles qui seules permettraient – si elles étaient établies – des poursuites judiciaires en vue de punir certains des responsables pour les tirs mortels.
Ce résultat n’est guère étonnant. La commission Farlam a uniquement entendu des membres de la hiérarchie policière, qui n’était pas pressé de s’accuser elle-même, alors que les exécutants sur le terrains, les « simples » policiers, n’ont jamais été auditionnés. Ces derniers auraient pu s’exprimer pour dire quels officiers leurs avaient communiqué quels ordres. Il est donc peu surprenant que le rapport conclut que, malheureusement, des responsabilités individuelles ne pourront pas être déterminées… tout en retenant que les faits pourraient recevoir la qualification juridique d’assassinat, et que des preuves avaient été truquées par la police à la suite des tirs mortels…
En 2012, à Marikana, les ouvriers de la mine de platine, exploitée par la société Lonmin, s’étaient mis en grève. Les mineurs, qui exécutent un travail physique extrêmement dur payé environ 400 euros par mois, revendiquaient des augmentations de salaire allant jusqu’à 200 %. Derrière leurs revendications, il y avait aussi le fait que Lonmin a pris des engagements sous la pression de son principal commanditaire, le groupe chimique allemand BASF. Celui-ci utilise le platine pour fabriquer des catalyseurs de voitures, et exige théoriquement le respect d’un « Code éthique » par ses sous-traitants, ce qui incluait par exemple la construction de maisons pour les mineurs. Des engagements qui n’avaient pas du tout été tenus. Les écoles pour les enfants des mineurs, construites par la société minière sont contaminées par l’amiante, les ouvriers cantonnés dans des foyers misérables, et l’électricité manquant parfois pendant des mois.
Le futur président impliqué
Un des membres du conseil d’administration était Cyril Ramaphosa. Né en 1952 à Soweto, c’est un hiérarque haut placé de l’ANC, ancien dirigeant syndicaliste de la NUM (Union nationale des mineurs) qui dirige aujourd’hui sa propre holding minière. Cet ancien représentant du mouvement de libération anti-apartheid et du mouvement syndical avait exigé, dans des e-mails dont le contenu a été publié, une intervention policière contre les grévistes, un comportement qualifié de « criminel » par Ramaphosa.
Mais sa carrière n’a pas été interrompue par son implication dans ces faits à proprement parler criminels. Quelques mois après le massacre des grévistes, il a été élu vice-président de l’ANC (en décembre 2012), puis vice-président de la République (fin mai 2014), et des observateurs/trices considèrent qu’il fait parti des futurs « présidentiables » du parti. Il y a quelques jours, RFI titrait : « Ramaphosa sur la sellette pour la succession de Zuma »…
Enfin, les liens entre la NUM et le personnel dirigeant de la Lonmin expliquent que la grève de 2012 n’a pas été animée par la fédération syndicale « traditionnelle », mais par un syndicat autonome qui critiquait les trahisons de la NUM : l’AMCU (Union de l’Association des mineurs et de la construction).
Bertold du Ryon
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La lutte victorieuse des étudiant-E-s contre le libéralisme et le racisme
La lutte des étudiantEs n’a pas seulement remporté une victoire significative sur leurs revendications, elle a ouvert une brèche dans la politique néolibérale menée par l’ANC.
Début octobre à Johannesburg, la capitale économique du pays, l’université de Witwatersrand, la plus cotée du pays, annonçait par la voie de son doyen, une augmentation pour 2016 des frais de scolarité de 10,6 % et de 6 % pour les frais d’inscription. Les premières manifestations de refus vont alors éclater et rapidement s’étendre à l’ensemble du pays sous la bannière de « Fees Must Fall » (« Les frais d’inscription doivent baisser »).
Une nouvelle génération
Confrontés souvent aux violences policières, les étudiantEs vont réussir non seulement à maintenir leur unité politique mais aussi à gagner le soutien de la population.
L’accès à l’éducation universitaire reste le moyen le plus sûr pour trouver un travail dans un pays où près de la moitié de la jeunesse est au chômage. Mais l’éducation reste chère : elle peut varier de 3 000 à 4 500 euros par an selon les études. Autant dire hors de portée pour une grande partie de la population dont la moitié vit en deçà du seuil de pauvreté.
Ainsi, beaucoup de familles doivent choisir parmi leurs enfants celui qui fera des études et souvent, malgré les sacrifices financiers consentis, ces jeunes doivent contracter des prêts pour financer leur scolarité.
Cette génération dit des « born-free » (née libre), c’est à dire celle qui n’a pas connu l’apartheid, a une vue différenciée par rapport à ses aînés de l’ANC, la principale organisation qui a mené la lutte contre la ségrégation raciste. Elle ne se prive pas de rappeler la revendication de la « Charte de la liberté », le texte programmatique de l’ANC, qui prône le droit à l’éducation pour tous : « L’enseignement supérieur et de la formation technique sont ouvertes à tous par le biais de subventions de l’État et des bourses attribuées sur la base du mérite . »
Le ministre de l’Enseignement supérieur Blade Nzimande, qui est aussi le secrétaire général du Parti communiste sud-africain (SACP), a beau jeu de critiquer le mouvement étudiant qu’il a qualifié de non constructif, la part consacrée à l’enseignement supérieur est de seulement 0,8 % du PIB, un score qui rejoint la moyenne des pays les moins généreux. On aurait pu s’attendre à une autre politique de la part d’un gouvernement qui déclare comme une de ses priorités la jeunesse et l’éducation. Mais les fais parlent d’eux-mêmes et le gouvernement préfère engloutir des milliards de dollars dans des projets économiques dont on peut douter par ailleurs de la pertinence.
Lors des mobilisations, ce même ministre a dû descendre parmi les étudiantEs avec un seul droit, celui de se taire et d’écouter la colère de ceux-ci.
Contestation politique
La lutte des étudiantEs a été une lutte contre la politique néolibérale du gouvernement dans laquelle la population s’est majoritairement retrouvée. Des personnalités illustres comme Ahmed Kathrada, le compagnon de prison de Nelson Mandela, s’est déplacé – malgré ses 86 ans — pour soutenir la mobilisation étudiante. Il a été accueilli sous les hourras des jeunes qui ont entonné les chants des années de lutte anti- apartheid, faisant référence à cette illustre mobilisation étudiante de Soweto en 1976 qui ébranla un pouvoir raciste qui avait pourtant l’air si sûr de sa puissance.
Quelques mois auparavant, les étudiantEs avaient mené une lutte elle aussi exemplaire à l’université du Cap pour le déboulonnage de la statue de Cecil Rhodes, ministre anglais du 19e siècle, n’hésitant pas à maculer quotidiennement d’excréments ce symbole du colonialisme. Cette lutte s’accompagnait de l’exigence d’une africanisation tant au niveau des programmes d’enseignements que des professeurs.
Deux jours avant la manifestation nationale, Jacob Zuma a dû annoncer lors d’une conférence de presse la suppression des augmentations et une réflexion sur l’éducation donnée dans les universités, ainsi que sur le racisme.
Cette nouvelle génération d’étudiantEs continue la lutte pour un enseignement totalement gratuit mais aussi contre la sous-traitance de certains emplois dans les facultés, remportant des victoires significatives comme à l’université du Cap, et établissant de manière très concrète la solidarité entre étudiantEs et classe ouvrière.
Paul Martial
xXx
« Nous avons de nombreux défis à relever »
Interview de Brian Ashley, éditeur d’Amandla !(1) et membre de la direction du Democratic Left Front. (2)
Revenons sur quelques évènements récents : est-ce que le limogeage du ministre des finances Nhlanhla Musa Nene est dû à son opposition au contrat avec Airbus que soutenaient SAA (3) et sa présidente, Dudu Myeni, soupçonnée d’avoir une relation intime avec le Président Jacob Zuma, ou à son opposition au programme nucléaire voulu par le même Zuma ?
Je crois que l’évincement du ministre des finances est effectivement lié à ces deux affaires. Nene s’était opposé à la présidente de SAA qui voulait acheter plusieurs avions à Airbus car ces contrats sont souvent accompagnés de commissions occultes. De nombreux dirigeants des entreprises d’État (comme SAA, Transet (4) , Eskom (5) ) se sont enrichis par la corruption et le capitalisme de connivence. De plus, Nene était aussi un fervent soutien de la politique d’austérité, et c’est donc logiquement qu’il s’opposait au programme nucléaire car il avait de sérieux doutes sur son financement. Clairement, il était prêt à bloquer tous les arrangements qui auraient permis à une petite coterie qui gravite autour de Zuma de s’enrichir, comme cela avait eu lieu lors des contrats d’armes à la fin des années 90, début des années 2000 (6) .
Mais il y a aussi un second élément dans le limogeage de Nene. En 2017, l’ANC (7) tiendra une conférence nationale élective, lors de laquelle le ou la successeure de Zuma sera nommée. En théorie, Zuma pourrait rester président de l’ANC, mais il ne peut pas se re-présenter à la présidence du pays, car la constitution sud-africaine lui interdit un troisième mandat. Jusqu’à présent l’ANC a été réticent à avoir deux centres de pouvoir, l’ANC et l’État, dirigés par deux présidents différents. Ce qui amène deux questions : qui va être le successeur de Zuma à la tête de l’ANC et quel va être le processus qui va mener à son remplacement ? Zuma, lui, essaie de renforcer sa position pour ne pas être poursuivi quand il quittera la présidence. Autour de 700 affaires qui le menaçaient ont été suspendues en 2007 quand il a brigué la présidence de l’ANC. En remplaçant Nene, Zuma espérait placer des personnes plus loyales et moins à même de lui tenir tête pendant qu’il es-saie d’organiser sa succession au sein de l’ANC.
En ce qui concerne les grèves estudiantines et la campagne #FeesMustFall (8), est-ce que tu penses d’une part qu’il s’agit d’un mouvement anticapitaliste et socialiste et que d’autre part les étudiants ont réussi à créer un front unitaire.
Je crois qu’il est trop tôt pour définir de manière catégorique l’orientation politique de ce mouvement, mais il est clair que les revendications des étudiants suggèrent une confrontation avec les politiques néolibérales actuelles et l’austérité qui est imposée en Afrique du sud. Non seulement les étudiants exigent que les frais d’université n’augmentent pas en 2016 mais ils font aussi deux demandes particulièrement significatives : l’éducation gra-tuite à tous les niveaux pour tous les étudiants (il s’agit donc d’une revendication de type universel) et la réintégration de tous les travailleurs non enseignants dont les tâches (sécurité, jardinage, entretien…) avaient été sous-traitées à la fin des années 90 permettant ainsi aux universités d’alléger leurs coûts en ne payant plus les heures supplémentaires, les arrêts maternité, etc.
Le processus de néo-libéralisation dans les universités a eu des effets sur le contenu académique mais aussi sur les emplois. Ces deux revendications se soutiennent mutuelle-ment car la plupart des travailleurs peuvent s’identifier avec le combat pour une éducation gratuite comme étant la seule solution qui leur permettrait d’envoyer leurs propres enfants à l’université. Et ces mêmes travailleurs soutiennent les étudiants dans leur vie de tous les jours à l’université. Il y a donc un sentiment de solidarité assez fort entre ces deux groupes. S’il continue dans sa lignée et ne cède pas sur ces deux demandes, ce mouvement met en question la politique gouvernementale aussi bien sur le système éducationnel et son financement que sur l’organisation du marché du travail. Dans le même temps et dans plusieurs campus, cette lutte a permis la radicalisation de nouveaux groupes d’étudiants et la formation d’un front uni composé d’étudiants venant de traditions politiques différentes. C’est ce qui lui a permis d’obtenir des victoires importantes dans un temps éclair. Dans plusieurs universités, la direction a accepté d’internaliser les travailleurs et a donné son accord sur un calendrier de mise en place. Les étudiants ont obtenu qu’il n’y ait pas d’augmentation des frais d’université en 2016, et, dans certaines universités, d’autres revendications ont aussi été satisfaites : sur les dettes et les prêts des étudiants, sur les droits d’inscription, sur l’exclusion des étudiants incapables de faire face à leurs obligations de remboursement, par exemple.
Est-ce que tous les étudiants se sont mobilisés et, en particulier, est-ce que les étudiants noirs, blancs ou « colorés (9) » étaient unis ?
Ce mouvement a été caractérisé par l’implication importante des étudiants blancs, ce qui est nouveau, car jusqu’à présent, ils jouaient un rôle politique plutôt conservateur dans les universités. C’est une évolution intéressante qui permet de réduire les fractures raciales. Mais il faut aussi noter que ce mouvement s’est appuyé sur des références politiques tout droit sorties du mouvement de libération des noirs aux États-Unis, avec en particulier les notions de privilèges des blancs, théorie du privilège, etc.
Ce mouvement a aussi donné lieu à des tentatives d’organisation plus horizontale et moins hiérarchique, alors que, traditionnellement, les organisations sud-africaines, telles que les syndicats ouvriers ou étudiants, adoptent généralement des structures très hiérarchisées.
Du coup, ce mouvement pourrait-il signifier le début d’une meilleure conscience et compréhension de l’histoire de l’Afrique du sud ?
Déjà, c’est le début de la radicalisation de nouvelles couches d’étudiants. Et il est probable que ce processus s’intensifie avec le début de l’année universitaires qui commence fin janvier, début février. D’ores et déjà, les étudiants ont désigné trois dates auxquelles des manifestations organisées nationalement auront lieu. Il s’agit de l’ouverture de l’année académique, du discours annuel du Président à la nation (State of the Nation Address) et la présentation du budget de l’État (23-24 février). Je me dois de rajouter, que pour nous, militants de la gauche, ce mouvement a été extraordinaire et important : d’une part bien sûr par l’unité qu’il a réussi à accomplir et d’autre part par sa capacité à mobiliser à l’échelon national. Jusqu’à présent, nous avions eu plein de luttes protestataires, mais exceptés les rares mouvements initiés par les syndicats, sur les salaires par exemple, ces luttes sont restées cantonnées au niveau local. De plus, et c’est une vraie rupture avec le passé, jusqu’alors les mouvements de luttes s’opposaient au gouvernement tout en continuant à soutenir l’ANC. Cette fois-ci, les étudiants ont remis en question le gouvernement et la politique de l’ANC qui le sous-tend. Il n’est pas anodin de noter que le Ministre de l’éducation supérieur n’est autre que l’ancien Secrétaire général de SACP (10), c’est donc l’influence de SACP au sein des mouvements populaires et étudiants qui est remise en cause. Finalement, il faut aussi noter qu’il y a eu une grande baisse des intellectuels radicaux après 1994 (11) et nous espérons que cette lutte va permettre à une nouvelle couche d’intellectuels d’émerger, avec des influences variées et pluralistes mais radicales et avec pour objectif la « décolonisation » des universités.
Parlons maintenant de l’économie. Comment l’Afrique du sud peut-elle s’en sortir avec la dévaluation du Rand (12), le ralentissement de l’économie mondiale, et en particulier chinoise, et la baisse du prix des matières premières qui représentent une part très importante de l’économie sud-africaine ?
L’Afrique du Sud est confrontée à une crise économique extrêmement profonde bien sûr à cause des conséquences de la crise globale mais surtout du ralentissement de l’économie chinoise car la Chine est le premier partenaire commercial de l’Afrique du sud. Les effets de la baisse de la demande chinoise pour le charbon et les minerais sud-africains a été dévastatrice pour le secteur minier qui a licencié des travailleurs mais aussi pour les industries qui lui sont liées comme l’acier ou la chimie. C’est donc tout le secteur manufacturier sud-africain qui est en déclin.
Le secteur minier est en récession depuis plusieurs trimestres, et comme il constitue le cœur de l’économie sud-africaine, vous pouvez facilement imaginer l’impact que cela a sur le pays. Le choix politique d’orienter l’économie sud-africaine sur une ligne néolibérale axée sur les exportations a rendu l’économie beaucoup plus vulnérable à la baisse de la croissance mondiale. Cela a eu deux conséquences : la baisse des revenus issus des ex-portations et la sortie massive de capitaux du pays de la part de sociétés sud-africaines qui ont été autorisées à se globaliser et à désinvestir d’Afrique du sud. Les sorties de capitaux, profits et dividendes sont gigantesques, et cela sans parler des sorties illicites grâce à la fixation de prix artificiels et au transfert de bénéfices. Le coût à payer pour l’Afrique du sud, c’est un gros problème de balance des paiements, ce qui place le pays à la merci des capitaux spéculatifs pour équilibrer ses comptes. C’est bien la financiarisation de l’économie par le processus de taux d’intérêts élevés et d’emprunts importants qui a attiré les capitaux spéculatifs à court terme.
Mais le problème de l’économie sud-africaine est aussi structurel et est dû à l’incapacité à diversifier l’économie dans des secteurs autres que les mines et l’énergie. De plus, du fait du programme d’ajustement structurel, autrement dit l’austérité, imposé au pays à partir de 1996, les infrastructures n’ont pas bénéficié d’investissements suffisants. Du fait de l’absence de nouveaux investissements dans la production d’électricité, nous sommes maintenant dans la situation où la demande est plus forte que l’offre, et cela a des effets dévastateurs sur les secteurs miniers et manufacturiers. En fait, pour éviter que le réseau électrique ne s’effondre, Eskom paye maintenant les gros utilisateurs pour qu’ils réduisent leur consommation, ce qui n’empêche d’ailleurs pas de nombreuses coupures de courant (13).
Ce qui nous amène vers les questions environnementales : penses-tu que l’Afrique du sud soit très en retard dans le domaine des énergies renouvelables et qu’elle soit prête à affronter le changement climatique ?
L’économie sud-africaine dépend énormément de l’énergie et son empreinte carbone est très élevée. C’est le 12e plus important émetteur de gaz à effet de serre au monde (14). C’est l’héritage d’un secteur minier qui s’est construit sur un prix de l’électricité bon marché et d’une électricité qui provient à 90 % de centrales électriques au charbon (15). Ce lien entre mines et énergie a, pour l’essentiel, façonné toute l’économie sud-africaine. Les gros utilisateurs n’avaient aucun intérêt à se diversifier et à opérer une transition vers une économie moins gourmande en carbone tant que les prix de l’électricité restaient bas. Seule la crise de l’offre que je mentionnais a permis un changement malgré l’opposition d’Eskom et du ministère de l’énergie. Un programme d’approvisionnement en énergie renouvelable par des producteurs indépendants (Renewable Energy Independent Power Producers Procurement Programme) a été mis en place. Grâce à ce programme de nouveaux producteurs sont entrés sur le marché et fournissent une part de plus en plus importante de l’électricité. Malgré ce succès, ce n’est pas la voie des énergies renouvelables que le gouvernement veut privilégier puisqu’il veut au contraire construire de nouvelles centrales nucléaires et de nouvelles centrales à charbon.
Ce n’est donc pas simplement une question environnementale, il y a d’immenses intérêts particuliers à maintenir et à reproduire cette économie dépendante du carbone. Par exemple, BHP Billiton (16) exploite deux fonderies d’aluminium qui, à elles seules, consomment 10 % de toute la production d’électricité sud-africaine. Mais, BHP Billiton est aussi propriétaires de nombreuses mines de charbon qui nourrissent les centrales électriques d’Eskom !
Les effets de cet héritage ne se limitent pas à la contribution sud-africaine au réchauffe-ment climatique. La ressource en eau douce a aussi été ravagée dans un pays où cette ressource est rare et où la plus grande partie est consacrée aux mines et l’agriculture commerciale. Les problèmes dus à la pollution des nappes phréatiques par les effluents des mines affectent particulièrement la région de Johannesburg, la province la plus peuplée du pays, au point que tout le système aquatique de la région est maintenant pollué. Mais cela n’est qu’un exemple, des métaux lourds sont reversés dans les rivières, de vastes étendues de terre sont inhabitables du fait des feux de mines de charbon qui perdurent, parfois depuis cinquante ans. À la fin de l’exploitation des mines, les sociétés minières les abandonnent ou les revendent laissant derrières elles les stériles, parfois radioactifs, sans avoir à respecter leurs obligations telles que définies dans le Code minier.
Maintenant, pourrais-tu nous donner plus d’informations sur le mouvement syndical sud-africain alors que celui-ci subit actuellement des changements importants. Quelles sont les conséquences de l’expulsion de NUMSA (17) de COSATU (18) quand on sait que NUMSA était sa fédération la plus importante ? Et quelles sont les positions des autres fédérations ?
Il y a une crise ouverte dans le mouvement syndical car les syndicats en général sont bureaucratisés et sont à la peine pour représenter leurs membres. La confédération COSATU compte le plus grand nombre d’adhérents dans toutes les fédérations du pays. Historiquement ce syndicat a été à l’avant-garde des luttes contre l’apartheid et contre le capitalisme de l’apartheid. De part cette longue histoire il occupe un rôle central dans la classe ouvrière. Mais comme l’ANC, sous la présidence de Zuma, n’était pas prêt à accepter une quelconque contestation de la part de ses partenaires alliés et cherchait à utiliser COSATU comme courroie de transmission, les contradictions au sein même de COSATU sur la continuation de sa participation à cette alliance ont commencé à monter en puissance. Avec l’augmentation des luttes de classe qui s’est matérialisée par l’importante grève des mineurs de platine qui se termina par le massacre de Marikana, ces contradictions atteignirent des sommets et après une longue lutte interne, conduisirent à l’expulsion non seu-lement de NUMSA mais aussi du Secrétaire général de COSATU, Zwelinzima Vavi, ainsi que des centaines de militants importants venant de différentes fédérations qui appuyaient la ligne de NUMSA : il n’était plus possible de soutenir l’ANC car de plus en plus corrompu, avec des politiques néolibérales de copains et coquins.
Donc la perte de 350 000 membres a été un énorme problème pour COSATU d’autant que NUMSA a aussi réussi a organiser d’autres syndicats sur leurs positions ou au moins sur sa plateforme de propositions pour une réorganisation de COSATU. C’est ainsi que se sont produites différentes scissions dans un certain nombre de syndicats affiliés à COSATU, dont plusieurs se sont distancés de la direction centrale et participent à des discussions avec NUMSA dans la perspective de former une nouvelle confédération. À cet effet un appel a été lancé pour la tenue d’un sommet ouvrier soutenu par Zwelinzima Vavi et NUMSA qui doit avoir lieu au premier trimestre de 2016. Ce sommet ouvrier rassemblera NUMSA, ses soutiens alliés et plusieurs nouveaux syndicats qui se sont constitués après des scissions au sein des syndicats affiliés à COSATU. Par exemple, il y a un nouveau syndicat de la fonction publique, SAPSU (19), un nouveau syndicat des employés municipaux et bien d’autres. À cette conférence, seront aussi représentées plusieurs structures locales, municipales, régionales de syndicats toujours affiliés à COSATU mais qui n’arrivent pas à se faire entendre au sein de leurs syndicats et à qui on empêche d’exprimer leur différence.
Par conséquent, l’expulsion de NUMSA signifie le coup d’envoi du processus de réorganisation du mouvement syndical. La question qui va se poser est bien sûr de savoir si cette restructuration ira suffisamment loin pour prendre en compte les nouvelles conditions du marché du travail en Afrique du sud où de très nombreux travailleurs font partie du secteur informel, sont précarisés, à temps partiel, hors des grands secteurs industriels de l’économie. Et c’est donc un défi colossal de voir comment organiser ce secteur. La question suivante qui se pose est de se demander si l’on a tiré les leçons de Marikana. Comment un syndicat comme NUM (20) avec un passé glorieux dans l’histoire du syndicalisme de classe et anticapitaliste en Afrique du sud a-t-il pu devenir si bureaucratique et co-gestionnaire de la direction jusqu’à devenir une sorte de syndicat jaune ? Comment pouvons-nous imposer à nouveau une politique de classe indépendante à l’intérieur du mou-vement ouvrier ? Ces questions demandent des réponses et feront partie des discussions et débats lors de la réorganisation du mouvement syndical. Mais il est à parier que nous verrons une continuation de COSATU comme une sorte de syndicat aligné sur l’ANC, sorte d’aile syndicale, très proche du Parti communiste et une nouvelle confédération syndicale qui aura rompu avec l’ANC et le Parti communiste et d’où émergera peut-être un nouveau parti socialiste ouvrier.
Est-ce que l’ANC est directement financé par les adhérents de COSATU ?
Oui, l’ANC, particulièrement en période électorale, se finance à partir de COSATU, tout comme le SACP. Le Parti communiste est le principal bénéficiaire des financements par COSATU et bien entendu, l’expulsion de NUMSA, et suite à son congrès de 2013 dans lequel NUMSA décida de ne plus soutenir l’ANC et le PC, a résulté en pertes sèches de ressources pour le Parti communiste et la question est posée de savoir comment l’ANC et le Parti communiste compensent ces pertes. L’ANC et le Parti communiste doivent tous deux faire face à des difficultés financières, mais ce qu’ils tentent de faire, c’est d’utiliser leur réseaux politiques pour inciter des sociétés d’investissement à financer leurs projets. Et cela a conduit à de hauts niveaux de corruption. Par exemple, il y a deux centrales à charbon qui sont en construction à la suite de la crise de l’électricité dont j’ai parlé plus tôt ; et l’une des sociétés d’investissement de l’ANC est le principal fournisseur des chaudières pour ces centrales.
L’année 2015 a été riche en grèves et manifestations, toutes dirigées contre l’ANC et sa politique (grèves des étudiants #FeesMustFall, manifestation anti-corruption, mouvement #ZumaMustFall contre le Président Zuma, opposition aux e-tolls (21). Elles semblent se cristalliser sur la personne de Zuma qui incarne par là tout ce qui ne va pas dans l’ANC. Penses-tu que l’ANC pourrait s’en débarrasser comme il l’a fait avec Thabo Mvuyelwa Mbeki (22) ?
Je pense que cela est plus probable depuis la débâcle du limogeage du Ministre des finances, la nomination d’un ministre sans expérience et son remplacement quatre jours plus tard par Pravin Gordhan, le propre prédécesseur de Nene comme ministre des finances. Ceci a affaibli grandement Zuma ; preuve s’il en est du fait que Pravin Gordhan n’a pas suivi Zuma dans l’accord à la compagnie d’aviation sud-africaine (SAA) mais est revenu à une décision remettant en cause l’achat d’avions à Airbus. D’autre part dans l’ANC et au comité national exécutif on sent déjà que Zuma est en position de faiblesse. Que celui-ci puisse rebondir à court ou moyen terme n’est pas évident. Il peut compter sur une base solide mais ses soutiens paraissent de plus en plus isolés du mouvement populaire et il va lui être très difficile de se défaire des accusations de corruption qui lui collent à la peau. Il se pourrait même que Zuma doive écourter son mandat tant l’atmosphere devient difficile. La question est de savoir si une telle situation pourrait couper l’herbe sous les pieds des mouvements contestataires. Est-ce que les gens rentreraient chez eux en se disant qu’ils ont un nouvel ANC réformé, etc ? La réponse n’est pas claire aujourd’hui. On a vu comment l’opposition au néolibéralisme de Mbeki a été absorbée par la campagne Zuma mais cette fois-ci, la fracture est très importante et je pense qu’elle va exploser à un autre niveau. Mais bien entendu, si Nkosazana Dlamini-Zuma, la présidente de la Commission de l’union africaine, ou si Matamela Cyril Ramaphosa, vice président de l’ANC, devenait président de l’ANC, alors dans certains milieux, on serait enclin à donner à l’ANC une deuxième chance.
De manière générale, à ton avis quelles sont les principales préoccupations en Afrique du Sud ? Le chômage, le logement, l’énergie, la propriété des terres, l’éducation, la question du contrôle de l’économie, les salaires ?
De loin, pour les sud-africains, c’est la question de l’emploi qui prime. Le taux de chômage officiel est de 25 % mais il atteint 40 % si on tient compte des salariés potentiels découragés, ceux qui ont renoncé et ne sont plus inscrits en tant que chômeurs. Sans parler du fait que les statistiques sous-estiment le nombre de chômeurs, et en particuliers de chômeuses qui sont classifiées comme « femmes au foyer ». Ce chômage de masse a créé une crise sociale monumentale dans les townships et les zones habitées par les noirs. La société s’y est effondrée, le gangstérisme y a désorganisé la société et, d’une certaine manière, a détourné l’attention de l’opposition politique à laquelle on s’attendrait dans de telle conditions d’inégalité et de chômage.
Bien sûr, les questions du logement et de l’accès aux services publics de base sont directement liées à l’emploi et au manque de revenus car les gens ne peuvent se payer ni l’accès à un logement décent ni les factures d’électricité, d’eau ou d’assainissement. C’est la raison pour laquelle nous assistons à des manifestations quotidiennes contre le manque d’accès aux services publics de base, durant lesquelles les gens bloquent les routes, brûlent des pneus, etc.
L’éducation et la santé sont deux secteurs qui posent des problèmes particuliers avec le développement de services à deux vitesses. Les anciennes écoles pour blancs sont devenues de facto privées car, même pour celles qui sont restées sous contrôle publique, les frais de scolarité sont si élevés qu’ils excluent la plupart les noirs. Et bien sûr, dans les townships, le système éducationnel est en train de s’effondrer, les écoles sont atteintes par des niveaux très élevés de corruption et offrent des services déplorables. Avec pour corolaire, des niveaux d’échec et d’exclusion très élevés. De même, nous avons un système de santé extrêmement inégalitaire. D’un côté nous avons un système 5-étoiles avec des hôpitaux privés pour ceux qui peuvent de se les payer, et d’autre part, la grande majorité en est réduite à un système de santé en état de délabrement. Quant aux zones rurales, on ne peut même plus parler de système de santé.
Quelles sont les perspectives pour la gauche radicale ? Mais avant de répondre pourrais-tu faire un petit tour des organisations en présence, EFF (Economic Free-dom Fighters (23) ), WASP (Workers and Socialist Party (24) ), United Front (25) , BLF (Black First Land First (26)), DLF (Democratic Left Front (27) ) et leurs liens ?
À gauche, le mouvement qui a le plus progressé et est le plus important, c’est EFF. Pour l’essentiel, il est issu d’une scission de l’ANCYL (28) . Il est dirigé par Julius Malema (29) , un leader charismatique et dynamique. Le mouvement a été lancé à la fin de 2013, à peine six mois avant les élections législatives de 2014 où il a réalisé le score honorable de 6 % et l’élection de 25 députés. Au Parlement, ils ont réussi à prendre un certain nombre d’initiatives radicales, bloquant des débats parlementaires, mettant la pression maximale sur Jacob Zuma, ce qui a donné beaucoup de publicité au mouvement et une rapide croissance du parti, au point où nous estimons qu’aux prochaines élections locales en 2016, celui-ci va réaliser de très bons scores. Ceci pose un véritable défi pour la gauche radicale traditionnelle, ceux qui comme les leaders de NUMSA qui ont rompu avec le Parti communiste, ceux des ex-leaders de COSATU, tous ceux qui ambitionnent de former un nouveau parti ouvrier se revendiquant du socialisme alors que cet espace est de plus en plus occupé par l’EFF. Et donc il me semble très probable qu’un accord devra être trouvé entre EFF et tout mouvement politique qui émergera à la suite d’une scission du mouvement ouvrier. À cela il faut aussi ajouter que le United Front a été construit et initié par les métallos dans une tentative de rassembler une partie du mouvement ouvrier et une partie des communautés en lutte contre le néolibéralisme. Mais jusqu’à présent, NUMSA ne semble pas prêt à mettre toute son énergie dans la construction d’un front uni qui viendrait concurrencer la construction d’un Parti communiste 2.0. En effet, les dirigeants de NUMSA étaient aussi des dirigeants de SACP, leurs références idéologiques restent celles du Parti communiste (marxisme, léninisme, concept de « révolution démocratique nationale (30) »). Ils voudraient un Parti communiste plus radical et qui ne soit pas compromis par sa relation avec l’ANC. D’autre part, EFF n’est pas indemne non plus de compromissions, d’une part du fait de ses relations historiques avec l’ANC et d’autre part parce que certains de ses dirigeants ont été accusés de copinage politique ou de corruption, par des contrats avec l’État ou des entreprises privées. À côté de ces organisations, il y a la gauche indépendante, principalement représentée par le DLF. C’est un mouvement qui s’est formé en 2008 par des personnes qui soit avaient fait partie de la direction du Parti communiste ou soit venaient de différents courants et mouvements populaires de la gauche indépendante sud-africaine. Pour finir le tour des organisations de gauche, il y a aussi le WASP et le BLF. WASP s’est construit en 2012-2013 suite au soulèvement des mineurs de platine, par un tout petit groupe de militants trotskistes proches de sections du mouvement britannique « Militant Tendency » qui s’appelait DSM (31) en Afrique du sud. Ils espéraient que la grève des mineurs se généraliserait et mènerait à la formation d’un parti socialiste. Cela a échoué, mais ils participent aux discussion avec le United Front et NUMSA dans le but de former un parti socialiste ou un mouvement socialiste. Quant au BLF, c’est vraiment un très petit groupe issu d’une scission au sein d’EFF, sectaire et focalisé sur la conscience noire.
Comme d’habitude, il y a beaucoup de mouvements à gauche… Considères-tu que DLF et EFF sont les deux principaux courants à suivre au sein de la gauche radicale ?
En l’état actuel des choses, certainement, dans la mesure où DLF participe au regroupement en cours à gauche et est aussi lié au regroupement du mouvement syndical. Claire-ment, nous ne pouvons pas prédire l’avenir, et il se peut aussi que cela mène à une fragmentation du paysage politique en différentes fractions. Mais nous assistons à une tentative sérieuse de regroupement entre des militants qui viennent de la gauche du Parti communiste, du mouvement syndical ouvrier et de la gauche indépendante avec comme ligne de mire le Projet d’un mouvement pour le socialisme. Mais comme cet espace poli-tique qui était inoccupé en 2013-2014 a été rapidement rempli par EFF, il faut construire une alliance entre ce Projet d’un mouvement pour le socialisme et EFF si on veut avoir une chance de voir émerger une gauche radicale en Afrique du sud. Cela est faisable et possible d’autant plus que la crise économique et politique s’aggrave. Il y a de plus en plus de raisons pour que des compromis soient acceptés par ces différents courants pour construire un large rassemblement qui permette l’existence de différents courants. En ce qui concerne DLF, nous jouons un rôle important au sein du regroupement à gauche tout en maintenant de bonnes relations avec EFF. Je suis moi-même très impliqué dans les discussions avec NUMSA et le mouvement syndical.
Es-tu optimiste ?
Il va y avoir des réunions importantes dans les semaines qui viennent. Nous verrons alors si ce regroupement se met en marche. Nous avons de nombreux défis à relever et le risque de fragmentation et de désaccord est bien réel. L’Afrique du sud peut être comparée avec l’Argentine. Nous avons une longue tradition d’une gauche propagandiste et divi-sée. J’espère que la gravité de la crise poussera suffisamment de gens à dire « nous avons besoin d’un nouveau départ ».
Propos recueillis et traduits par Marc Ducassé et François Favre.
PS. Toutes les notes de bas de page sont des notes des traducteurs.
1 Amandla ! est un magazine bi-mensuel dont l’objectif principal est de contribuer à faciliter une plus grande collaboration avec de larges secteurs de la gauche, des militants et des intellectuels de traditions et de régions différentes.
2 DLF : le Democratic Left Front est un front anti-sectaire, anti-autoritaire et anticapitaliste formé en 2008.
3 SAA : South African Airways, la compagnie aérienne nationale sud-africaine.
4 Grande entreprise de transport (rail, ports, pipelines).
5 Entreprise publique de production d’électricité, produit approximativement 95 % de l’électricité sud-africaine.
6 Le « Strategic Defence Package », contrat d’armes de 4,8 milliards de $ (1999), a donné lieu à de nombreuses allégations étayées de corruption.
7 ANC : African National Congress (Congrès national africain)
8 Fees Must Fall : les frais d’université doivent baisser.
9 Ces trois catégories, issues de la période coloniale et de l’apartheid, sont communément utilisées en Afrique du sud. Les « colorés » regroupent tous ceux qui ne rentrent pas dans la catégorie « blanche » ou « noire » : métis et personnes issues du sous-continent indien par exemple.
10 SACP. South African Communist Party (le Parti communiste sud-africain).
11 1994 : fin de l’apartheid. Élection de Nelson Mandela le 10 mai 1994.
12 Le Rand est la devise sud-africaine. Il a perdu a peu près 50 % de sa valeur par rapport au US$.
13 Depuis 2011, la production sud-africaine d’électricité en déclin continu.
14 À mettre en regard avec la taille de l’économie sud-africaine : 33e PIB mondial.
15 Source de l’électricité produite en Afrique du sud : charbon 90 %, nucléaire 5 % et renouvelables 5 %.
16 BHP Billiton est une société anglo-australienne basée à Melbourne, Australie, et active dans les mines, les métaux et le pétrole. C’est de loin la première société minière au monde avec une valeur de 122 milliards de $ en 2015.
17 NUMSA : National union of metal workers in South Africa (syndicat de la métallurgie).
18 COSATU : Congress of South African Trade Unions.
19 SAPSU : South African Public Sector Union.
20 NUM : National Union of Mineworkers (syndicat des mineurs).
21 Projet d’étendre les routes à péage.
22 Thabo Mvuyelwa Mbeki. Second président de l’Afrique du sud post-apartheid.
23 Economic Freedom Fighters : Combattants pour la liberté économique.
24 Workers and Socialist Party : Parti socialiste des travailleurs.
25 United front : Front uni.
26 Black First Land First : Les noirs en premier, la terre en premier.
27 Democratic Left Front : Front démocratique de gauche.
28 ANCYL : African National Congress Youth League (la section jeunes de l’ANC).
29 Julius Malema a été président de l’ANCYL de 2008 à 2012.
30 La Révolution démocratique nationale (National Democratic Revolution) est le programme officiel de l’ANC. C’est décrit comme le procédé qui permettra l’avènement de la « National Democratic Society » (Société démocratique nationale), une société dans laquelle les gens sont habilités intel-lectuellement, socialement, économiquement et politiquement.
31 DSM : Democratic Socialist Movement (mouvement démocratique socialiste).