Howard French: «L’esclavage a été la base de l’essor européen et de la création de l’Occident»

About — Howard W. FrenchC’est l’un des essais historiques en lien avec l’Afrique les plus attendus de cette rentrée. Les éditions Calmann-Lévy publient la traduction en français de l’ouvrage d’Howard French Born in Blackness. L’universitaire et journaliste américain y décrit, au travers d’une fresque de plusieurs siècles, le rôle – selon lui – central de la traite négrière dans la naissance du monde moderne. Un rôle qui dit-il a souvent été sous-estimé, voire invisibilisé. La traduction française de ce livre est intitulée Noires origines. Howard French est notre invité pour en parler.

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RFI : Dans Noires Origines, vous nous invitez à nous débarrasser d’un certain nombre d’œillères historiques sur la place de l’Afrique dans l’histoire mondiale et sur le rôle essentiel qu’elle a joué dans la construction de l’Occident tel qu’on le connaît aujourd’hui. Vous nous expliquez que l’essor européen a reposé en grande partie sur ses relations avec le continent africain avant même la colonisation…

Howard French : Effectivement, l’histoire de mon livre commence au XIVᵉ siècle, au début de ce siècle, quand les Africains, notamment dans l’empire du Mali, réalisent des contacts avec le Moyen-Orient. Ce faisant, l’Europe découvre l’existence d’une grande quantité d’or dans le Sahel, ce qu’on appelle le Sahel aujourd’hui. Et cela lance l’ère de l’exploration, des découvertes… et la traite des esclaves. L’année 1326, un empereur du Mali du nom de Mansa Moussa a fait un pèlerinage à La Mecque en passant par Le Caire. Il transportait avec lui un grand cortège de plus de 10 000 hommes et femmes… et aussi quelques tonnes d’or – la quantité exacte n’est pas connue, mais les historiens disent souvent à peu près 17 ou 18 tonnes d’or -. Il a distribué tout cet or sur son passage, à tel point qu’il a dû emprunter de l’argent pour retourner au Mali. Et cela a créé une vague de curiosité non seulement dans le Moyen-Orient, où le prix de l’or a chuté, mais aussi loin aussi que l’Espagne et le Portugal. Et cela les a encouragés, surtout les Portugais, à commencer à construire des navires pour essayer de découvrir le point d’origine de ces métaux.

Représentation de Mansa Moussa dans l’atlas catalan.
Représentation de Mansa Moussa dans l’atlas catalan.
Cresques Abraham, Public domain, via Wikimedia Commons

 

Vous nous livrez des pages fascinantes sur la façon dont l’Europe a fantasmé cet or africain, à partir d’ailleurs d’une représentation du monde : l’atlas catalan de 1375. Comment est-ce que cet atlas a été l’un des points de départ de l’histoire tragique qui va suivre ? 

Au centre de cette carte, de cet atlas catalan, figure le personnage de l’empereur Mansa Moussa. Il est assis sur un trône d’or avec un sceptre d’or. C’est la première fois que les Européens prennent connaissance de l’existence de grands empereurs en Afrique subsaharienne, des empereurs de la même sorte que ceux qu’ils ont chez eux. Cela crée toute une industrie de créateurs d’atlas et de cartes. Ça lance à côté une industrie de géographes pour savoir ce qui existe au sud du Sahara. Les Européens, pour la première fois, sont motivés à un degré extrême à découvrir le chemin de l’or en Afrique et à prendre contact avec les royaumes africains pour savoir d’où vient cet or.

C’est l’un des points importants de votre ouvrage, Howard French : Vous soutenez la thèse, dans ce livre, que la recherche avide de cet or africain par les Portugais a été l’un des moteurs des grandes explorations portugaises… et que ce moteur a été complètement oublié de l’histoire. 

Effectivement, le Portugal avait une rivalité avec l’Espagne… et le Portugal avait pris les devants dans l’exploration du Nouveau Monde. À l’époque, le Nouveau monde n’était pas l’Amérique. Les Européens disaient de l’Afrique subsaharienne qu’elle était le nouveau monde. La dynastie Aviz au Portugal a donc donné l’autorité à un prince, Henri, dit « le navigateur », de prendre en charge l’exploration de l’Afrique subsaharienne. C’est lui qui montait les expéditions maritimes pour chercher à savoir d’où vient l’or du Mali. Avec les moyens de l’époque, les Portugais ne pouvaient avancer en une année typique que de 100 kilomètres ou 200 kilomètres vers le sud en suivant la côte africaine. En 1471, ils sont arrivés par hasard au pays qu’on appelle aujourd’hui le Ghana. Ils ne ciblaient pas le Ghana, mais il y avait une baie naturelle où ils se sont arrêtés pour ravitailler leurs navires en eau et en nourriture. Et en arrivant là, ils ont découvert que tous les habitants de ce lieu portaient des bijoux en or. Ils n’étaient pas arrivés au Mali, mais ils ont réalisé leur but un peu par accident, si vous voulez. Donc ils ont établi des relations de commerce au début avec les Ghanéens pour avoir accès à l’or du Ghana, pour établir un commerce entre l’Europe et l’Afrique.

Alors qu’ils cherchaient le Mali, les Portugais découvrent El Mina dans l’actuel Ghana et établissent des relations commerciales avec les dirigeants locaux pour obtenir de l’or.
Alors qu’ils cherchaient le Mali, les Portugais découvrent El Mina
dans l’actuel Ghana et établissent des relations commerciales avec
les dirigeants locaux pour obtenir de l’or.
 

© Samuel Braun, Public domain, via Wikimedia Commons

 

Ce commerce a permis d’apporter d’abondantes quantités d’or dans les cours européennes et notamment au Portugal. Quelle a été l’importance de cet or obtenu en Afrique pour les économies européennes, à la charnière du Moyen Âge et de l’époque moderne? 

Parlons d’abord du Portugal. Les quantités d’or étaient si importantes pour le Portugal, qui était un royaume pauvre à l’époque, qu’ils ont renommé leur Trésor « maison de l’Afrique ».

Le Trésor public portugais a été renommé « la Maison de l’Afrique », Vu l’importance de l’or africain dans ces caisses portugaises de l’époque ? 

Oui, à l’époque, après la découverte de l’or au Ghana, à peu près un tiers, jusqu’à la moitié des recettes de ce royaume venaient désormais du Ghana. Et donc, les Espagnols, en voyant le succès des Portugais, ont à leur tour décidé d’investir dans la création de navires et le financement de gens comme Christophe Colomb pour « découvrir les Amériques » tel qu’on le dit maintenant. Mais ce n’est qu’en voyant la réussite des Portugais, avec la découverte de l’or en Afrique, que les Européens ont eu le courage d’essayer de découvrir de l’or ailleurs. Ça, c’était le premier but. Ce n’était pas de découvrir d’autres civilisations ou la richesse de l’Est en tant que telle, il s’agissait de rivaliser avec le Portugal pour le contrôle de l’or dans le monde.

Quels liens est-ce que vous établissez entre cette exploitation de l’or et le commerce terrible qui va commencer à se développer rapidement ensuite, à savoir la traite esclavagiste ? 

Les racines de la traite esclavagiste sont très intéressantes. Au début, ce n’était pas le but des Européens et précisément des Portugais. Le Portugal était un royaume assez pauvre, qui n’avait pas beaucoup de ressources. Et donc, pour financer la recherche de l’or et la construction des bateaux nécessaires à cette recherche, Henri le navigateur et ses hommes ont commencé à faire, petit à petit, le commerce d’esclaves sur les côtes de l’Afrique : dans la Mauritanie d’aujourd’hui, au Sénégal, en Guinée, etc. Au fur et à mesure qu’ils descendaient vers le sud en suivant les côtes de l’Afrique jusqu’à ce qu’ils trouvent de l’or au Ghana. Et donc dans un premier lieu, ils ont fait le commerce d’hommes, d’esclaves vers l’Europe pour financer cet effort de découverte de l’or. l’Europe était en phase de reprise économique avec la catastrophe de la peste du Moyen âge… et donc la démographie européenne était écrasée par ces épidémies. Les Portugais ont découvert qu’ils pouvaient faire beaucoup d’argent en fournissant de la main d’œuvre africaine dans les marchés européens pour finalement financer leur effort de découverte de la source de l’or en Afrique de l’Ouest. Au XVIᵉ siècle, 10 à 15 % de la population de Lisbonne était africaine à cause de cette traite esclavagiste. Bien avant la soi-disant « découverte » des Amériques.

On parle du Portugal, mais en fait toutes les puissances européennes à l’époque sont associées à ce commerce… 

Exactement. Ayant vu le succès des Portugais, les autres pays européens se sont rués sur ce commerce avec l’Afrique pour l’or. En faisant cela, ils ont découvert à leur tour qu’on pouvait faire beaucoup d’argent en se livrant à la traite des esclaves. Par accident aussi, par la suite, les Portugais ont découvert le Brésil. Ils ne cherchaient pas à traverser l’Atlantique. Ils cherchaient à mettre au point des méthodes de navigation plus efficaces, plus rapides, pour descendre vers le sud de l’Afrique et finalement entrer dans l’océan Indien. En faisant cela, ils sont « entrés en collision », si on peut dire, avec le Brésil. Ils ont découvert tout un continent. Les Portugais ont commencé à transférer les esclaves au Brésil, où s’est établie la première grande industrie de la canne à sucre.

Cette industrie, découvre-t-on dans votre livre, trouve une de ses formes les plus abominables dans le système des plantations sucrières, à Sao Tomé dans un premier temps, puis dans les Caraïbes… et également au Brésil peut-être ? 

Oui. Les premières expérimentations ont effectivement été réalisées à Sao Tomé. Les Portugais, à la fin de ce XVᵉ siècle, explorant l’Afrique à la recherche d’autres sources d’or, ont découvert l’île de Sao Tomé, qui n’avait pas d’habitants et avait un climat parfait pour la culture de la canne à sucre. Et donc ils ont commencé à cultiver la canne à sucre, et toute une industrie est née de cela. Avec la naissance de cette industrie est aussi née une forme d’exploitation humaine qui n’avait jamais existé auparavant, qu’on appelle en anglais chattel slavery – Je pense que ce terme n’existe pas en français -. Chattel slavery, c’est une forme d’esclavage où les esclaves sont identifiés. Cette pratique est légitimée sur la base de la race et pérennisée à travers les générations : c’est-à-dire que non seulement vous êtes esclaves vous-même, mais vos enfants aussi seront esclaves, et ainsi de suite pour l’éternité.

Les formes de travail qui sont mises en place dans ces plantations sucrières sont par ailleurs extrêmement brutales pour les esclaves… 

Extrêmement brutales. L’espérance de vie d’un esclave mis au travail sur ces plantations à l’époque, et aussi par la suite au Brésil et dans les Caraïbes, était à peu près de cinq ans.

Après la production du sucre, c’est celle du coton qui a été développée par le commerce des esclaves. Au total, Howard French, vous décrivez une mécanique qui convertit des vies prises en Afrique, en richesses consommées en Europe. Vous montrez finalement comment l’Afrique a joué un rôle essentiel dans la construction du monde atlantique… 

Oui, j’irais encore plus loin : le travail qui a été extrait des Africains sur les plantations, sous cette forme d’esclavage qu’on appelle chattel slavery, a réellement été la base de l’essor européen et de la création, je dirais, de l’Occident, une sorte de condominium entre l’Europe de l’Ouest et les continents qui existent de l’autre côté de l’Atlantique. C’est le travail des Africains, sous forme d’esclavage, qui a rendu possible la rentabilité des colonies qui ont été fondées dans le Nouveau Monde et donc la fondation même de l’Occident.

Gravure montrant l’embarquement des esclaves dans les navires négriers européens.
Gravure montrant l’embarquement des esclaves dans les navires négriers européens.
© Unspecified, 19th-century print, Public domain, via Wikimedia Commons

De quelle manière est-ce que les pouvoirs africains de ces différentes époques ont réagi à ces appétits européens ?

Les Africains, les chefs des sociétés africaines, les petits rois et même les empereurs qui existaient par-ci par-là dans les grands États de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale, n’avaient aucune idée des activités qui existaient de l’autre côté de l’Atlantique, où les Africains extraits du continent étaient mis au service des Européens. Ils n’avaient aucune image du monde des plantations. Ils n’avaient aucune image de l’existence d’une institution comme le chattel slavery dont j’ai parlé tout à l’heure. L’esclavage a existé depuis toujours chez les Africains, entre les Africains, mais ce n’est pas ce genre d’esclavage, où de génération en génération les gens sont toujours soumis à l’esclavage. Les Africains mariaient leurs esclaves… Sous les institutions de l’esclavage africain comme elles existaient, le but, la plupart du temps, était d’assimiler les esclaves, les vaincus, dans la société des vainqueurs. C’est tout à fait différent de l’esclavage pratiqué par l’Europe sur les Africains, cet esclavage que j’ai appelé chattel slavery. Donc il est bien vrai que les Africains participaient aussi à ce commerce des esclaves. Ils sont aussi responsables de ce commerce d’esclaves, mais ils n’avaient pas une information très complète sur ce qui se tramait. Il y avait un déséquilibre total entre les Européens et les Africains sur ce qu’est l’esclavage.

On sent bien tout au long de votre ouvrage quelle est son ambition : contribuer à un autre récit sur l’histoire du décollage de l’Occident, dans lequel le rôle de la traite négrière cesserait d’être invisibilisé. Comment expliquez-vous d’ailleurs cette invisibilisation du rôle de l’Afrique dans la naissance du monde moderne ? Pourquoi ? 

Je pense que tout d’abord, toutes les civilisations cherchent à trouver leur propre mérite. Elles cherchent à mettre en exergue leurs propres qualités et donc, pour faire cela, elles créent leurs propres mythes. Que ce soit les Chinois, les Américains, les Français, les Brésiliens, les Russes, tout le monde fait ça… Mais si vous admettez que votre civilisation est montée en grande partie par une exploitation aussi grave et d’une aussi grande envergure que la traite des esclaves, le monde des plantations, la création d’une institution comme le chattel slavery, il est très difficile de maintenir ses propres qualités.

La couverture de l’ouvrage «Noires origines», traduction française du texte de Howard French.
La couverture de l’ouvrage «Noires origines», traduction française du texte de Howard French. © Editions Calmann-Lévy

Une dernière question, justement, à propos des enjeux de cette histoire. Pourquoi est-il important pour un citoyen du XXIᵉ siècle de remonter le temps et de réétudier ce qui s’est joué le long des côtes africaines à partir du XVᵉ siècle 

Il faut savoir d’où nous sommes venus pour savoir où nous allons aller. Au moment où l’Afrique prend une place différente dans le monde contemporain, il est important qu’on sache que l’Afrique a toujours contribué à la race humaine de façon importante. Il est important de remettre l’Afrique à sa propre place dans l’histoire de l’humanité.

Le 12/10/2024
Par
Laurent Correau

RFI – Le grand invité Afrique