Le Calame – Un groupe d’anciens sénateurs, intellectuels et membres de la Société civile ont mis en place une ONG dénommée Transparence Inclusive (TI). Elle vient d’ailleurs de publier un rapport documenté sur de graves manquements dans la gestion du projet Aftout ech-Chargui. C’est quoi TI ? Pourquoi l’avez-vous fondée et quels sont ses objectifs ?
Moustapha Sidatt : La Transparence inclusive est une organisation de la société civile mauritanienne fondée le 7 Juin 2023 par un certain nombre d’anciens sénateurs, cadres et leaders d’opinion, pour lutter contre la corruption, la gabegie, la mauvaise gouvernance et instaurer une transparence inclusive dans tous les rouages de l’État. Dans le cadre de cette lutte, elle a, entre autres, pour objectifs de favoriser l’émergence d’un environnement social hostile à ces plaies.
L’approche de l’OTI consiste donc à mobiliser l’opinion nationale et aider la Société civile à unir ses efforts dans un élan national pour dénoncer la gabegie les pratiques de corruption, de détournement des deniers publics, lutter pour une bonne gouvernance et une répartition équitable des ressources nationales.
L’OTI s’inspire dans son action de la convention des Nations Unies établie en 2023 dont notre pays est signataire et de la Stratégie nationale 2022-2030 établie par le gouvernement pour lutter contre les fléaux susdits.
Par cette action, les membres fondateurs de l’OTI comptent apporter leur contribution dans l’effort national à relever le défi d’un pays riche par ses diverses ressources naturelles, la grandeur de son espace et celui de la sévère pauvreté de ses populations.
– Au cours d’une conférence de presse tenue mardi dernier, le groupe CSE/VAERA-Bis TP épinglé par votre rapport en a réfuté les accusations. Les maintenez-vous ? TI est-elle prête à répondre devant les tribunaux en cas de procès ?
– Notre investigation sur le projet d’Aftout ech-Chargui nous a permis de relever un certain nombre d’anomalies qui relèvent pour l’essentiel d’une mauvaise exécution, de malversations et de complicités avérées entre le maître d’ouvrage, le bureau de contrôle et la société exécutante.
Sans vouloir revenir en détail sur les conclusions du rapport, je dirais que le constat est amer, après l’investissement de plus de dix milliards d’anciennes ouguiyas pour des villages-cibles qui ont encore et en majorité toujours soif. Nous continuons à insister auprès du gouvernement pour que soit menée une enquête supplémentaire visant à établir les responsabilités et sanctionner les répondants de cet échec.
– En Mauritanie, les pouvoirs publics affichent leur volonté de lutter contre la gabegie mais cela ne l’empêche hélas pas de s’étendre, comme en témoigne la multiplication des dénonciations et des rapports négatifs de divers organismes de contrôle. Pourquoi les pouvoirs successifs n’ont-ils pas réussi à au moins endiguer cette pandémie, à défaut de l’éradiquer ?
– Ce phénomène de gabegie, corruption et mauvaise gouvernance est un problème sociétal accumulé depuis plusieurs années et fortement ancré dans tous les rouages de l’État. C’est le signe d’une faiblesse grave de ses institutions, d’un manque de démocratie, de liberté et de transparence dans la gouvernance et la gestion des biens publics. Ce phénomène est devenu tout simplement intolérable et insupportable, au regard des graves préjudices infligés à la Nation entière.
À notre avis, il ne peut être combattu que par une approche globale impliquant le gouvernement, la Société civile et toute l’opinion nationale, sur la base d’une réelle et ferme volonté politique. Les approches sectaires et timides ne régleront pas le problème.
– Votre rapport est bien documenté. Il n’a pas été facile à TI, on l’imagine, de mener des investigations auprès des institutions publiques et des citoyens qui peuvent avoir peur de se retrouver dans la tourmente…
– En effet, il est certes difficile de documenter des faits de malversations pourtant avérés. Le manque de traçabilité et de transparence limite l’accès à l’information et la documentation. Mais nous avons relevé suffisamment de cas flagrants pour établir un diagnostic fiable.
– On a constaté depuis quelques années la multiplication de mécanismes de contrôle des dépenses publiques. L’objectif affiché étant de lutter contre la corruption et d’assurer, dit-on, la bonne gouvernance. Comment les évaluez-vous ? Comment pourrait-on assurer une transparence inclusive dans notre pays ?
– Nous sommes champions dans la fondation de structures ou d’institutions mais on tarde à les faire fonctionner, en leur attribuant les moyens humains et matériels adéquats pour assurer leur suivi. Ainsi trop souvent rendues inopérantes, elles se révèlent inefficaces. Pour une transparence inclusive, il faut institutionnaliser l’ensemble des structures de l’État, donner l’accès à l’information, accorder plus de liberté à la presse et associer la Société civile au contrôle et au suivi de la gestion des affaires publiques.
– La lutte contre la gabegie doit reposer sur une conscience citoyenne forte, une société civile engagée et volontariste. Avez-vous le sentiment que les Mauritaniens qui ne cessent de se plaindre de leurs difficiles conditions de vie et de la mauvaise répartition des profits tirés des ressources de leur pays sont prêts à s’investir pour gagner le combat ?
– Le rôle de notre organisation est de dénoncer les faits avérés de malversations, insister auprès du gouvernement pour sanctionner les coupables et mobiliser l’opinion nationale à exercer les pressions nécessaires. Devant l’inaction éventuelle du gouvernement, nous pouvons nous constituer en partie civile pour porter plainte auprès de la justice et défendre l’intérêt de la Nation.
– En Mauritanie, quand on dénonce l’incurie des pouvoirs, on est souvent accusé de parti-pris et taxés d’opposants au régime. En êtes-vous conscients ? Comment TI pourrait-elle résister aux accusations et critiques qui ne manqueront pas de fuser de partout, d’autant plus que nombre de ses membres s’élevèrent naguère contre les dérives de l’ex-président de la République ?
– Laissons les autres dire ce qu’ils veulent. Nous devons, nous, prendre conscience de la gravité de la situation et travailler ensemble pour éviter l’effondrement total du pays. Notre organisation fera son travail d’une manière responsable et équilibrée, sans parti-pris de quelque nature, avec une modération constante et une fermeté absolue. Nous nous sommes élevés contre ce qui est contraire à la Constitution et l’intérêt général et nous continuerons à le faire, conformément aux dispositions de la loi et tant que cela sera nécessaire.
– L’enquête de la commission parlementaire de 2020 a mis au grand jour l’ampleur de la gabegie dans notre pays. Le procès des suspects n’a pas été à la hauteur des attentes des Mauritaniens. Dans ces conditions, que peut faire votre organisation ? N’est-ce pas un combat perdu d’avance ?
– Vos questions sont pertinentes. Je pense pour ma part que nous n’avons plus le choix de ne pas mener cette bataille, au vu du paradoxe que nous vivons aujourd’hui : un pays possédant des potentialités énormes, beaucoup de ressources naturelles et une population réduite ; mais incapable d’assurer une vie décente et l’équité socio-économique et politique à tous ses citoyens ; avec un taux de pauvreté croissant, un exode massif dans tous les sens des déchirements familiaux, ethniques et autres. En réalité, j’ai honte pour mon pays, pour nos dirigeants successifs, notre élite et pour ce cuisant échec que rien ne peut objectivement justifier.
– En Mauritanie, nombre de nos responsables ne se gênent pas pour puiser dans les caisses de l’État ni d’être relevés de leur fonction. Pour bon nombre d’entre eux, l’objectif demeure d’accumuler les biens qu’ils soient licites ou non. À votre avis, qu’est-ce qui explique cette espèce de dérive morale ?
– Cette dérive morale est le résultat de la faiblesse structurelle du gouvernement, de l’influence du libéralisme occidental, de la faiblesse de notre système de démocratie et du désagrément de notre tissu social, entraînant celui de nos valeurs traditionnelles. Il y a la montée croissante de l’égoïsme, du manque de patriotisme et de l’acharnement à accumuler de la richesse illicite. La chaîne des valeurs sociales n’est plus le savoir, la bonté, la tolérance et le sacrifice pour la communauté ou la patrie mais, hélas, la seule richesse, sans aucune considération de ses sources.
Propos recueillis par Dalay Lam
Le 21 février 2024
Source : Le Calame