Passions d’enfance : Avant de tout oublier (48)/ Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

Passions d’enfance : Avant de tout oublier (47): Le volontaire (suite et fin)/Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)
Il s’agit ici de  l’introduction de l’ensemble de l’ouvrage dont vous avez lu des extraits dans cette même chronique depuis quelques mois. Le choix de la publier maintenant s’explique par le fait qu’elle se rapporte principalement aux thèmes abordés dans la suite du texte dans sa globalité.

Dans un premier essai, j’avais tenté de réveiller des souvenirs s’étalant sur les trois premières décennies de ma vie. Les années cinquante furent dominées par la lutte pour l’indépendance nationale. Cette lutte fut menée par une petite élite intellectuelle dont sont rares ceux parmi elle qui avaient dépassé le niveau de l’enseignement primaire. A cette époque le pays comptait un seul établissement secondaire: le collège de Rosso.
Sur tout le sol national, il n’existait aucun établissement d’enseignement supérieur. Au moment de l’indépendance, l’ensemble des étudiants mauritaniens dans les établissements universitaires extérieurs comptaient à peine pour une dizaine dont le doyen, mon camarade et ami Ladji Traoré.
A la veille de l’indépendance en novembre 1960, la population de la Mauritanie était estimée à moins de 700.000 habitants dont plus de 90% de ruraux, notamment nomades. L’analphabétisme avoisinait le même pourcentage. Une petite proportion de membres des familles maraboutiques, au niveau des différentes ethnies du pays, était considérée comme alphabétisée, c’est-à-dire sachant lire et écrire en arabe, parfois difficilement. En dépit d’une large pratique de la religion musulmane, le terrain était infesté par une multitude de croyances superstitieuses qui tiraient leurs racines des anciennes doctrines animistes. Chez la plupart des gens, ces doctrines se mêlaient à la foi à la pratique religieuse musulmane.
Dans la décennie suivant l’indépendance, on ne cessait de dénoncer ce que les nouveaux dirigeants du pays appelaient «les faux marabouts ». Les marabouts, qu’ils soient vrais ou faux, avaient la haute main sur l’ensemble de la population. Par leur emprise morale sur les gens, ils entravaient toute tentative de modernisation du pays et tout effort d’éveil de ses habitants.

Evolution rapide
La patente ou taxe sur le bétail, appelée en hassania « Elbetana » fut source de torture pour les éleveurs. Instituée depuis l’époque coloniale, elle constituait presque l’unique ressource budgétaire nationale. Elle sera supprimée en 1972 après que le bétail a été décimé par une impitoyable sécheresse. Sa suppression fit suite à une forte pression exercée sur les autorités par une énergique action de dénonciation de son maintien menée par les militants du mouvement de contestation de l’époque le MND. Sa contestation avait inspiré de nombreux poètes populaires de l’époque(1). La période, allant de l’indépendance en 1960 jusqu’au coup d’Etat militaire du 10 juillet 1978, fut caractérisée par des évolutions rapides touchant tous les domaines.
Au plan économique, les paysans, dépossédés par la sécheresse de leurs sources de vie traditionnelle, se déversèrent sur les principaux centres urbains à la recherche de nouveaux emplois. Par milliers, ils s’adonnèrent à la pratique du petit commerce et aux activités économiques informelles. Les mines(le fer à Zoueirat et le cuivre à Akjoujt) et les sociétés de construction (bâtiment) absorbèrent un grand nombre d’entre eux.
Désormais, et cette fois-ci la sécheresse agissant plutôt positivement, les enfants se ruèrent sur les bancs de l’école moderne. Avant, ils servaient à côté de leurs parents dans le champ ou dans les pâturages, derrière le bétail. Les activités économiques traditionnelles demandaient le maximum de bras valides. Contrairement à aujourd’hui où toute nouvelle naissance est considérée, dans la plupart des cas, comme un calvaire. Auparavant le rapprochement des naissances et leur multiplicité répondaient à une exigence économique réelle.
Imaginons s’il n’y avait pas eu de sécheresse, que serait réellement la tournure des événements dans notre pays et dans la sous-région du Sahel ? Une telle réflexion mérite d’être menée, même par pure extrapolation.
Un certain nombre de facteurs vont bouleverser de fond en comble la situation dans le pays. Citons-en: l’extension rapide de la scolarisation des jeunes générations, favorisée par la destruction systématique des structures de l’économie traditionnelle entrainant un exode rural massif des populations rurales vers les centres urbains, désormais unique source de vie, l’engagement de milliers de personnes dans des cadres organisationnels modernes, transcendant les carcans ethniques et tribaux, comme les syndicats, les sensibilités et partis politiques (légaux ou clandestins). Plus tard la naissance et l’extension d’un mouvement associatif favorisera cette tendance.

Un pays ouvert
Ajoutons aux facteurs cités ci-dessus, l’ouverture du pays sur l’extérieur. Le principal vecteur de cette ouverture fut principalement la radio, des radios extérieures comme la BBC, parallèlement à Radio Mauritanie qui sera transférée de Saint-Louis du Sénégal à Nouakchott à la veille de la proclamation de l’indépendance en 1960.
Un certain nombre de symboles unitaires vont fortement impacter la psychologie collective. Citons-en: un seul pays chantant un seul hymne national, doté d’un seul drapeau, d’une seule capitale, d’un seul chef d’Etat, d’une seule voix nationale (Radio Mauritanie), d’une principale transnationale goudronnée (la route de l’espoir) traversant le pays d’ouest en est. On pourrait même ajouter à la liste un parti politique unique (le PPM) comme nécessité du moment, défendaient certains.
L’entrée de la Mauritanie dans la guerre du Sahara va multiplier l’impact et l’influence directe de l’extérieur sur tout ce qui se passe dans le pays. A titre d’exemple, le mode vestimentaire et surtout le mobilier traditionnel composé essentiellement d’articles de l’artisanat local fut progressivement remplacé par des modes modernes en constant changement avec une influence marocaine prépondérante.
L’ère des pouvoirs militaires ne fera qu’accélérer ces tendances dans les changements rapides des mentalités et les modes culturels.
Les règlements de comptes, les coups et les contrecoups au sein des nouveaux maitres casqués du pays ne changeront rien aux évolutions naturelles du temps. L’avènement de la paix après le retrait de notre pays de la guerre du Sahara Occidental créa des conditions favorables permettant d’envisager l’avenir avec plus d’optimisme.
L’enclenchement du processus démocratique débuta timidement dans la deuxième moitié des années 1980. Il prendra sa vitesse de croisière à partir de 1991, l’année de la promulgation d’une constitution prévoyant le pluralisme politique et syndical. La lutte politique dominera la scène nationale jusqu’à nos jours. Ses meneurs, pour la plupart, usaient publiquement de cadres politiques modernes tout en se servant fréquemment des symboles et des carcans ethniques et tribaux d’un autre âge.
Dans l’ensemble le premier volume de cet essai autobiographique, à dominante historique, publié en juin 2017, fut généralement bien accueilli par le lecteur mauritanien. Seuls les « prestigieux » membres du« prestigieux » « Prix Chinguit» échappèrent à sa bonne appréciation par le public mauritanien.
Ce public tenait toujours avec insistance à me décerner « le Prix de la Chemama », un prix hautement symbolique, mais non moins valeureux que le premier. Selon plusieurs lecteurs, l’essai « ce que je pense avant …», contrairement à de nombreuses publications mauritaniennes qui ne survivent que rarement à leur première annonce, se distingua par un retentissement exceptionnel dans l’opinion: aussitôt sorti, aussitôt connu et vivement recherché dans les rayons des librairies.

Une revendication démocratique présente
Fidèle au même développement, je tenterai par la suite de relater les diverses péripéties des luttes politiques et des principales tendances dans les évolutions socioculturelles au sein de notre pays. Deux tendances ne cessaient de s’affronter en sourdine et au grand jour. La première fut symbolisée par les détenteurs du pouvoir. Ceux-ci ne cessaient de se démener pour se maintenir aux commandes afin de sauver leurs importants privilèges. Ils usaient en permanence à la fois de la carotte et du bâton, de la fraude et de la falsification des scrutins électoraux.
La deuxième tendance, fut généralement représentée par les diverses oppositions. Celles-ci cherchaient désespérément à sauver leur existence sur la scène nationale en grignotant quelques voix à la machine de fraude à ciel ouvert du pouvoir.
Les commissions de supervision des élections ou CENI, hier redoutées par nos pouvoirs politiques dans toute la sous-région finirent par s’imposer aux dirigeants. Ceux-ci ne tardèrent pas à découvrir l’astuce permettant de les détourner de leurs objectifs premiers, notamment leur indépendance par rapport à tout pouvoir et à toute opposition.
Des périodes d’espoir et des périodes de déception ne cessaient d’alterner à travers l’ensemble du processus démocratique. Les diverses oppositions accumulaient les périodes de déception. Les pouvoirs en place n’étaient point épargnés par quelques mauvaises surprises. Ils en connaissaient souvent, même si c’était à un degré moindre que leurs oppositions. Celles-ci furent en général victimes de multiples formes de persécutions, de privations et même d’emprisonnements arbitraires.
La scolarisation moderne presque généralisée, la permanence du débat politique et la persistance des luttes idéologiques sous de nouvelles formes, la propagation des medias modernes (radios et TV), puis récemment les réseaux sociaux ainsi que la grande ouverture du pays sur le monde extérieur, tous ces facteurs réunis et bien d’autres, développèrent en large et en profondeur une culture évoluée brassant presque l’ensemble des couches de la société mauritanienne.
Les idées rétrogrades dont les pratiques relevaient de la superstition et du charlatanisme avaient fortement reculé. Le débat contradictoire ne cesse de s’enraciner dans presque tous les milieux de la population. Contrairement à une certaine opinion, qui affirmait que dans notre pays la lutte pour la démocratie pluraliste était plutôt récente, la revendication démocratique fut intimement liée à tout le processus de la lutte politique depuis les élections législatives de 1946 qui avaient vu l’élection de feu Ahmedou Ould Horma comme premier député de la Mauritanie au parlement français.
La revendication démocratique fut également fortement présente dans les luttes du Mouvement National Démocratique(MND) dans les décennies 1960 et 1970. Je me rappelle qu’elle figurait et d’une façon détaillée à la tête du programme en cinq points revendiquant un dialogue avec le régime du président Mokhtar Ould Daddah, et ce en dépit de la forte influence des idéologies s’inspirant du parti unique, très en vogue à l’époque.
Depuis l’enclenchement du processus démocratique chez nous, la revendication de démocratie, au sens de pluralisme politique, s’imposa dans toutes les activités des différents partis politiques qui se bousculaient sur la scène nationale.
Chez le citoyen moyen, l’esprit, désormais fortement démystifié et démythifié, devint de plus en plus ouvert et rationnel, voire critique et pragmatique.
L’irruption au tout début de l’année 2020 de la terrible pandémie du « Covid- 19 » ou coronavirus va bouleverser de fond en comble et d’une façon systématique l’ensemble de la situation mondiale. Espérons que nous soyons épargnés par cette hécatombe sanitaire qui continue à répandre ses ravages pour revenir éventuellement sur son contexte national et international ainsi que ses conséquences.
……………..,,………..
(1) Un poème populaire dénonçant le maintien de la taxe sur le bétail après la première sécheresse s’exprime à peu près comme suit: « je me trouvais sous ma tente, poursuivant l’ombre de l’après-midi qui fuyait les rayons du soleil traversant la tente à partir de sa partie ouest,
Brusquement, un bonhomme portant un morceau de bois (un fusil) se présenta devant moi.
Je lui demandai s’il ne venait pas pour me presser de lui rembourser une dette ?
Je l’informai que je souffrais de la famine et de la longueur de la période de soudure,
Il s’approcha de moi, ouvrit son registre et jura de ne pas quitter avant que je lui paye la patente sur le bétail jusqu’au dernier sou.
C’était sur ce qu’avait légiféré notre parlement, le prétendu parlement
de la liberté.