Mederdra, la « Sorbonne de l’Iguidi »

Des bambins nomades en ville

Ahmed Ould Bàa nous déposa dans l’enceinte de l’école de Mederdra. Je ne me rappelle pas s’il nous avait présentés au directeur de l’école. Pendant la recréation, ce dernier nous reçut dans sa classe: « le CM2 ». Il aimait le prononcer avec une grande fierté et une certaine tonalité. Mederdra, c’était la Sorbonne de l’Iguidi, le domaine par excellence des Ould Deymane. Séni Ndiaye, c’était son nom, de nationalité sénégalaise, ne passait pas inaperçu. De teint chocolat vif, toujours propre, c’est un homme de grande taille et de forte corpulence. Originaire de Saint-Louis, « Saint-Louis du Sénégal, vieille ville française, centre d’élégance et de bon goût sénégalais », écrivait l’écrivain Sénégalais, Ousmane Socé Diop. « Il avait joué ce rôle durant tout le 19e siècle », concluait l’auteur. Comme les Saint-Louisiens d’alors, SéniNdiaye s’habillait, toujours propre et toujours correctement. Il nous confia à son chef de classe, Cheikh Ahmed Ould Mohemedhène Vall, un futur ami. Il nous parla aimablement, comme à des petits frères. Il prit nos noms et nous indiqua notre classe. Elle se trouvait en ville dans un bâtiment privé. Ce qui me frappa est la sympathie et la modestie avec lesquelles Cheikh Ahmed Ould Mouhemedhène Vall, nous avait reçus en octobre 1962, qualités qu’il garde toujours intactes jusqu’à nos jours.

Des fonctionnaires exemplaires

Le site de Mederdra, pour des raisons de stratégie coloniale, se situait sur une grande dune, l’une des plus hautes de la zone. L’école de la ville se trouvait au milieu d’un grand espace, clôturé avec du fil de fer barbelé. C’était un grand et majestueux bâtiment en banco, de style colonial, peint à la chaux blanche, qui abritait trois classes dont le CM2. Trois autres classes étaient logées dans des bâtiments en ville, sous location privée. Il s’agissait des classes de CE2, de CE1, ma classe et le CP2 ou le CP1. Une grande tente blanche, dressée tout près de l’école servait de cantine. L’enceinte de l’école, enjambait sur deux côtés, une forêt classée. Celle-ci faisait le tour de la ville. À l’époque, la population de Mederdra était estimée à quelques 2 à 3 milles habitants.
Il abritait les principaux services techniques: la résidence ou service administratif, dirigé, durant mon séjour à Taguilalett, par le résident Baham Ould Mohamed Lakhdar, l’agent spécial, le gros Lampsar, s’occupait des finances, la garde avec Ould Dick. La poste Alioune Diarra, la météo Dahabou, un originaire probablement des Dom-Tom, l’élevage, dirigé par le père de Ibnou Ndiaye, un camarade de promotion, Sidi Niang au dispensaire, le cadi Hamed Ould Bebbaha. On peut ajouter à la liste le nommé Madiké (1), un agent chargé de veiller sur la sécurité du fil téléphonique entre Mederdra et Boutilimitt. À dos de chameau on le croisait souvent à l’ouest de Taguilalett sur le passage du fil. Il trouva la mort à la fin des années 70 lorsque le chameau fit une embardée au moment où il réparait le fil et le fit tomber. Ajoutons à cette liste Seyni Ndiaye, le directeur de l’école.

Des commerçants symboles

À Mederdra, d’autres noms sont célèbres. Citons d’abord les Ehel Ivoukou, les seuls transporteurs du lieu. Dans la zone de Mederdra, leur père Elbou Ould Ivoukou, fut le premier à posséder une voiture de transport. Considérant l’importance des dépenses  sur un seul véhicule, il conseille à tout celui qui cherche à acheter une seule  voiture de  s’assurer qu’il possède d’abord le prix de deux. Les deux camions des fils Ivoukou  faisaient quotidiennement la navette entre Mederdra et Rosso, soit quelques 60km. Ils transportaient les élèves gratuitement ou plus exactement d’une façon facultative: on payait si on le voulait. Le billet était de 200F. Mohamed Abdellahi Ould Elkharchi et Ahmed O. Edhmine, deux émigrés d’autres régions du pays, se distinguaient dans le commerce général. Ils étaient les plus grands commerçants de la ville.

Les élèves étaient plus familiers avec Yali, le père d’Oumar Ould Yali. Son petit shop était contigu au magasin de Ould ElKharchi à l’entrée Est de la ville. On avait l’habitude d’acheter du pain avec lui.

Le four Sabbar

L’unique four traditionnel était celui d’Alioune Ould Ssabbar. De préférence on achetait du pain chaud au four juste après sa fabrication. La miche coutait 10F. Son goût s’améliorera lorsqu’on l’arrosa de l’intérieur du contenu d’une petite boite de « lait concentré Nestlé  sucré». Son prix était de 3UM et celle qui la doublait, était payée 5UM. Le chewingum, « Malabar », 10FCFA soit 2UM l’unité, fut son apparition à Mederdra cette année, précisément dans la boutique d’Ahmed O Edhmine. On prenait au sérieux le contenu des annonces (chances) figurant sous leur emballage.

Une hospitalité bienveillante

Parmi les noms symboles de l’époque je me souviens d’un certain tailleur appelé Mohamed Ould Cheikh. Je ne sais vraiment pas pourquoi j’ai retenu son nom. Probablement parce qu’il  nous raccommodait souvent nos habits. Aussi il nous manifestait beaucoup d’amabilité et de solidarité, ce qui était inoubliable chez les petits élèves, des orphelins de fait, avec l’absence de leurs parents. Raison pour laquelle on ne peut pas aussi oublier le forgeron Elmoctar Ssalem Ould Mokhtari. Dans sa forge, surtout Kneine et moi, on se sentait vraiment chez nous. On nous servait tout, particulièrement les mots de bienvenue et les souvenirs élogieux à l’adresse de nos parents et arrières-parents. Hors de sa forge, dans son habillement et dans son comportement, Mokhtar Ssalem pouvait être confondu avec n’importe quel gentleman de grande famille.

Aichetou Mint Mohamed Khairatt, voilà une femme exceptionnelle: dans sa chambre à l’odeur agréable on oubliait vite la solitude et l’espèce d’exil que nous vivions. Comment s’est-on lié à elle ? Sa liaison conjugale non publique avec le cadi Hamed a dû peut-être compter.

Les belles paroles avec lesquelles elles nous cajolaient nous donnaient beaucoup de tonus et d’encouragement. En dépit de son âge, de jeune adulte, la quarantaine à peine, elle nous rappelait souvent qu’elle avait connu le président Mokhtar et ses amis lorsqu’ils étaient encore élèves comme nous. Ainsi elle nous donnait espoir qu’un jour nous serions adultes comme Mokhtar et ses amis. En ce moment, notre sentiment, jusqu’à preuve du contraire, était que nous demeurerions toujours des petits enfants. L’obsession de devenir grand se transformera en son contraire quand l’âge adulte, avec ses fardeaux de responsabilités, devint une réalité, quand le souhait de retour à l’adolescence devient utopique.

Les fous de Mederdra

Avant de clôturer cette liste, rappelons un autre nom symbole de Mederdra, Yemba, le célèbre fou de la ville, le deuxième après Fou Mint Elmeydah. Par comparaison avec sa démarche un peu tordue certains donnèrent son nom à Ahmed Ould Mbeyrik, mon ami intime, qui, véritablement, n’avait de commun avec Yemba que cette démarche.

Mederdra, capitale de la gomme arabique et de la pastèque, était un centre commercial particulièrement dynamique. Les boutiques regorgent de tout et spécialement de ces deux denrées.

C’était avant la sécheresse. À l’époque, la ville se trouvait au cœur des forêts de gommiers qui s’étendent à perte de vue dans toutes les directions. Une ceinture de champs de pastèques l’entourait de toutes parts. Il existe une variété infinie de repas à base de pastèque. « Ekdaim », la variété la plus prisée, une pâte au goût agréable, riche en lipides, elle est consommée surtout en hiver pour se protéger des méfaits du froid. Jusqu’à nos jours, les ressortissants de Mederdra et environs, maintiennent jalousement cette tradition. Comme cadeau, de la part d’un venant de Mederdra, on préfère un pot d’Ekdaim à un cabri bien gras.

Mederdra est peuplé principalement de Haratines, de forgerons, de griots et de pauvres gens de diverses origines, en plus des familles de commerçants, de fonctionnaires et des gardes. Les familles aristocratiques, à cause de l’élevage nomadisent tout autour. L’existence de la cantine scolaire favorise cet état de fait. Une bonne centaine d’élèves vivaient à la cantine dans le courant de l’année scolaire 1962- 1963. Les externes devraient être une cinquantaine. Dans un premier temps on vivait dans une tente traditionnelle. Les élèves étaient répartis sur des nattes confectionnées à partir d’une plante appelée « Izarane », fréquente dans l’Adrar. Chaque natte était réservée à une tribu. En milieu d’année, elle sera remplacée par une très grande tente moderne offerte, parait-il, par les Américains (peut-être l’Unicef) sous forme d’un grand salon. Dotée de deux portes et de nombreuses fenêtres, elle est meublée avec de petits tapis, de la taille des petits tapis(Sejada) réservés à la prière. Les plus grands se recroquevillaient pour ne pas la déborder avec leurs longues jambes. La nouvelle tente mettra fin à notre division tribale au niveau de l’habitat.

Une organisation tribale

Les tribus dont je garde encore en mémoire les noms sont: Oulad Sid’Elvalli, Ehel Elmahssar (Oulad Ahmed Mendemane), Idawaelhaj, Etlabine, Ehel Cheikh Saadbouh, Idawaali, Oulad Boueli et bien d’autres… Oulad Boueli, la seule collectivité noire fortement présente en tant que tribu. Notons l’absence des Rhahla, nombreux dans la zone. Elmoctar, alias Lahwel est le seul élève présent appartenant à cette communauté. Il est compté dans la tribu émirale, les Oulad Ahmed Mendamane.

Les élèves de chaque tribu prennent leur repas ensemble dans les mêmes assiettes. Cette division, qui ne doit pas être innocente, permet aux plus grands de mieux surveiller les plus petits. Son inconvénient est d’entretenir des frictions intertribales. Le moindre incident entre deux bambins peut dégénérer en conflit ouvert entre les élèves appartenant à leurs tribus respectives. Cependant avec le temps des intimités se sont tissées entre élèves appartenant à des tribus différentes. Ce qui permet d’atténuer les solidarités des groupes tribaux. Seule une tribu a su garder sa solidarité intacte.

Ssalma, notre mère à tous

La cuisine était assurée par la sage Ssalma. Le petit déjeuner se limitait à une bouillie chaude à base de sorgho, arrosée au beurre «Kennedy ». Les principaux repas se caractérisent par leur modestie: le déjeuner, du riz à la viande, est cuisiné à l’huile. L’unique légume utilisée est l’oignon. Le soir, le diner se limite au repas courant dans la zone: une galette de mil (Elaïch), mélangée à du lait industriel. L’hygiène est la grande absente. La main est la seule cuillère disponible pour prendre son repas. Elle n’est jamais lavée, ni avant, ni après le repas. Comme conséquence, les diarrhées sont fréquentes. La surveillance de tout l’établissement est confiée au vieux Dah Ould Bewah. Mohamed Ould Cheddad, accompagné par son aimable sœur Zeinebou, est le gardien.

(A suivre)

([1]) Un petit-fils du célèbre notable Akhyarhoum, appartenant à une famille de Mederdra appelée les Ehel Abd Elwahab, serait le premier à occuper ce poste. Akhyarhoum est présenté comme le premier maure scolarisé en français à Paris au milieu du XIXe siècle, il serait en fait, le premier étudiant mauritanien à l’extérieur. Il fait partie des premiers interprètes et proches des précurseurs de la colonisation française en Mauritanie. Akhyarhoum serait décédé en 1907.