L’engagement militant (2)
Le climat politique s’échauffe
Des séminaires de jeunes furent organisés à la hâte: semaines régionales, suivies d’une semaine nationale l’année suivante. J’assistais à la semaine régionale des jeunes à Rosso. En dehors des disciplines sportives, les activités culturelles, notamment les thèmes de théâtre, étaient directement orientés contre le pouvoir.
Le néocolonialisme français, la corruption, le favoritisme et le notabilisme étaient dénoncés avec véhémence. Une pièce présentée par la délégation des jeunes de Mederdra fut très élo-
quente sur ce sujet, et elle était si bien représentée qu’on n’avait pas pu la classer derrière. La pression du public présent obligera le jury à la placer seconde. Mantalla, Isselmou Ould
Sidi et son cousin Sidi Ould Eleya, sont les principaux acteurs. Sidi était d’ailleurs le secrétaire général de la section des jeunes du parti au pouvoir, le Parti du Peuple Mauritanien (PPM),
de Mederdra.
La jeune Marième Touré et d’autres jeunes filles de Boutilimitt, apparues
sur scène en tenue militaire, étaient vivement ovationnées par le public pour une thématique aussi critique vis-à-vis du pouvoir.
Mon premier maître politique
L’honneur revint à mon ami Sidi Ali Ould Youssi, de Chinguiti, de m’avoir ouvert le premier les yeux sur les réalités du moment. Je m’entrainais avec des jeunes du PPM à Rkiz qui préparaient la semaine régionale, lorsqu’un jeune inconnu m’aborda pour me mettre en garde contre les
intentions des autorités. C’était Sidi Ali, mon premier maître politique. Avec Sidi Ali, j’entendis pour la première fois un vrai discours d’opposition contre un système politique au pouvoir. Je suis revenu aussitôt chez moi. Je repris mes lectures en mettant l’accent, cette fois-ci, sur les publications chinoises. Une mission agricole chinoise venait de s’installer dans la plaine de Mpourrié, à l’ouest de Rosso. Elle était chargée d’expérimenter des centaines de variétés de riz afin d’en sélectionner celles les mieux indiquées pour le sol mauritanien.
Ils nous approvisionnaient en littérature politique. À cette époque celle-ci était fortement marquée par la Révolution culturelle. Il s’agissait d’une grande campagne politique menée par Mao Tsé Toung contre ses détracteurs au sein du régime communiste installé en Chine depuis 1949. Les fondements millénaires du système culturel chinois furent ébranlés par un mouvement de critique et de dénonciation systématique. Au plan extérieur, on réaffirma le ferme soutien des autorités chinoises aux mouvements de libération dans le monde, ainsi qu’au mouvement des Non-alignés.
Jusqu’à preuve du contraire, je pense, personnellement, que sur ce plan l’apport de la Chine fut incontestable. Les Chinois vinrent nous apprendre à cultiver du riz alors que notre pays importait du riz de Chine. Le premier effet sur moi de la littérature politique chinoise fut de m’avoir mis en contradiction avec moi-même. Son contenu prêche l’ouverture sur les gens pauvres, les paysans en particulier. Dans mon isolement presque complet, je me sentais coupable d’un crime ou d’un véritable péché. Je commençai à m’efforcer de changer. Ce n’était pas chose facile. Avec le temps, j’acquis des habitudes qui sont devenues ma seconde nature.
L’effet de la sécheresse
Une fois, en 1969, suite à la grande sécheresse qui commençait à sévir, nos parents, propriétaires de bétail, décidèrent de déplacer ce dernier ailleurs pour tenter de sauver ce qui
en reste. Des dizaines de carcasses jonchèrent le pourtour du campement. Parmi ces carcasses, je me souviens de celle d’un jeune bœuf dompté pour le transport et le voyage: Ould Elbekma, c’était son nom, en dépit de sa robe rouge vif et sa longue et chevelue queue, il est loin d’être un bœuf comme les autres. Il avait plutôt l’allure d’une race rare de chevaux de course et des longs voyages. On le choisit souvent pour des expéditions urgentes, généralement effectuées sur des distances éloignées. Dans les missions urgentes, c’était la monture idéale de Ould Ebyaye et moi.
Au moment où je débutai ma lecture matinale, les parents s’affairaient. Ils organisent le départ de ceux qui vont accompagner le bétail. Les hommes valides et les enfants adolescents étaient tous concernés. Personne ne pensait à moi. On me mît de côté. Dans une certaine mesure, on
me prenait pour une sorte de malade mental. Il fallait juste s’en méfier et prier pour qu’il ne dérape point.
L’éclatement de ma contradiction
Intérieurement, mon cœur s’échauffait. J’étais fortement agité par ma contradiction. J’arrêtai une décision: je » pliais bagage « . Je me levai et je rejoignis les gens qui préparaient le voyage. Je fus plus actif qu’eux. Des ânes étaient préparés pour transporter les bagages et les personnes sentant la fatigue en route. Tous les regards étaient rivés sur moi. Personne ne cacha sa joie de me voir rejoindre la communauté humaine. Quand tout fut terminé, l’expédition s’ébranla à la
poursuite du bétail, parti depuis le matin, mené par des bergers.
En route, les hommes ne cessaient de soulever les vaches qui s’écroulaient, fatiguées par la faim et la marche. Après quelques heures nous arrivons à destination: Leyatt, un pittoresque site, mariant eau limpide et dune de sable rougeâtre et couverte de verdure, croisement de marigots connu pour son aspect touristique situé au sud du long marigot de Nasra. Si seulement on avait plutôt un troupeau de chameaux ! Les camelins allaient brouter à satiété dans ces forêts verdoyantes qui bouchaient l’horizon. Les chèvres s’en donnaient à cœur joie. Pour les bovins et les ovins, l’herbe demeurait encore insignifiante. Les premières pluies avaient accusé un bon retard.
L’oncle Isselmou
Le soir, on discutait. On discutait même trop. Le sujet principal se porta sur une étude comparée entre les avantages et les inconvénients de l’élevage et du commerce. Elmoctar et
Elbal défendaient l’élevage et Isselmou, le commerce. La fraiche influence de la littérature chinoise me fit pencher pour l’élevage. Quelques décennies après, je ne cessais de m’étonner du point de vue évolué d’Isselmou à l’époque. Ce dernier en réalité ne condamnait pas entièrement la pratique de l’élevage. Il affirmait tout simplement qu’il ne fallait pas tout dépenser dans ce secteur à risque. En réalité, l’oncle Isselmou n’avait cessé d’exprimer une longueur d’avance sur son entourage: il était le premier à posséder son propre terrain pour une boutique au Sénégal, le premier à ouvrir une boutique en brousse et le premier à posséder une voiture. Il avait pratiqué pendant un bon bout de temps, le taxi-brousse dans une Land Rover à châssis court dans la zone de Rkiz. Il louait les services d’un jeune chauffeur maure du nom de Hammad.
Plus tard Isselmou sera aussi le premier à construire un hangar pour s’en servir comme habitat à la place de la tente. Il sera aussi le premier à construire une boulangerie traditionnelle pour servir le pain chaud, chaque matin, aux petits de notre collectivité après sa sédentarisation. Rappelons encore que Isselmou, avec son ami du même groupe d’âge, Khattri, furent les
premiers de notre communauté à effectuer le pèlerinage de la Mecque à la fin des années 60. Je gardais encore avec moi la partie historique d’un grand dictionnaire arabe offert à moi par Khatri après ce pèlerinage. Enfin, un autre détail, d’apparence insignifiant, mais très symbolique: Isselmou fut le premier à user d’un matelas en éponge afin de s’en servir comme d’un « amortisseur » contre l’incommodité de nos diverses nattes de couchage. Aujourd’hui centenaire et malade souhaitons-lui un prompt rétablissement. Il est le dernier survivant d’une brave génération.
Peu de temps après, j’interrompis mon séjour en brousse pour rejoindre les festivités de la semaine régionale à Rosso. Là, je n’étais pas partie prenante, mais un simple spectateur. Malgré sa courte période, j’en ai beaucoup appris.
L’enclenchement révolutionnaire
Les choses vont s’accélérer. Avec la sécheresse, la pluie naturelle devint rare. Par contre, des averses de tracts et de publications vont inonder tout le pays. Avant la fin de l’année 1969, de
nombreuses revues, sous forme de polycopiés, vont voir le jour. Leur langage était particulièrement véhément à l’égard du régime. Une organisation des élèves, appelée Comité Provisoire d’Action Scolaire du Secondaire (CPASS), lança un mensuel intitulé « L’élève Mauritanien ». Une autre organisation clandestine, aux ambitions politiques plus prononcées lancera une publication qui fera date: « Sayhat Elmadhloum » ou » Le Cri de l’Opprimé « . S’inspirant de La Pravda de Lénine, elle se fixa comme objectif de canaliser l’unité du mouvement national anti-néocolonialiste et anti-régime en place.
Notre Pravda
J’apprendrai plus tard que l’initiative de cette publication revenait à un groupuscule, auparavant d’obédience nationaliste arabe, précisément nassériste, qui se reconvertira, comme d’ailleurs partout au Proche Orient, après la débâcle arabe de 1967, en un parti politique d’extrême gauche, sympathisant du Maoïsme. Il se donnait comme nom: Parti des Kadihines de Mauritanie (PKM). » Kadihines » faisait référence au » peuple laborieux « . Il était né dans la forêt de Tokomadi au Gorgol. Ses fondateurs sont les hôtes de Ainina Ould Ahmed Elhadi,
enseignant dans ce village. Officiellement, il recevait, à titre privé, des amis. Les femmes du village qui s’occupaient de l’organisation ne soupçonnaient rien. Parmi ses militants fondateurs, on peut citer, feu Sidi Mohamed Ould Soumeydaa (étudiant) et des fonctionnaires comme
Mohameden Ould Ichidou, feu Mohemd Elmoustafa Ould Bedreddine, Ahmedou Ould
Abdelkader, feu Beddine Ould Abidine et AininaOuld Ahmed Elhadi. Ichidou était un greffier, tous les autres, à l’exception du jeune Bedine, sont des enseignants arabes. Des élèves vont leur emboiter le pas très rapidement. Parmi eux Abdelkader Ould Hammad, Yeslem Ould Ebnou Abdem, Moctar Ould Haye et Mohamed Ould Maouloud.
D’autres groupes de gauche manifestèrent aussitôt leur intention de coordonner avec le groupe de Sayhat Elmadhloum, considéré comme l’initiateur de la bonne voie. Il s’agissait d’un groupe négro-africain organisé dans un parti marxisant, le Parti du Travail de Mauritanie (PTM). On cite
parmi ses dirigeants, Ladji Traoré, Bâ Boubakar Moussa, Sall Abdoulahi, Daffa Bakary. L’un des principaux fondateurs de cette formation serait l’ancien ministre, proche du président Mokhtar Ould Daddah, Baro Abdoulaye.
Un groupe composé d’étudiants de France pilotait une publication intitulée » Libération « . Parmi ses principaux meneurs nous avons Moustafa Ould Abeidrrahmane et Bokoum Mohamed.
Des organisations estudiantines, divisées auparavant sur des bases ethniques vont se rapprocher de cette nouvelle tendance unitaire. Elles étaient principalement deux: l’Union
Nationale des étudiants de Mauritanie (UNEMAU) et l’Association des Etudiants et Stagiaires de Mauritanie (AESM). Respectivement et d’une façon exclusive, la première était composée d’étudiants arabes (maures) et la seconde d’étudiants négro- africains. Yahya Ould Elhassène dit Petit Hassane et Taleb Mohamed Ould Lemrabott de l’Université de Dakar, Haibitna et Ould Abeidrrahmane dans des Universités Françaises, tous comptent parmi les principaux meneurs de la première organisation. Bâ Boubakar Moussa, Sy Assmiou, Diagana Youssef et Kane Ndiawar faisaient partie des meneurs de la deuxième. Les deux structures estudiantines fusionneront dans une seule organisation au cours d’un congrès d’unité, tenue clandestinement à Nouakchott en 1972.
» Libérez Zeine «
Avant leur fusion, l’UNEMAU organisa un premier congrès à Damas, Syrie, en 1968. Au départ ce congrès fut initié par un groupe d’étudiants mauritaniens proches du parti Baath
syrien mené par Mohamed Mahmoud Ould Mah, décédé récemment. Selon des délégués présents, dans les couloirs du congrès on l’appelait déjà Docteur Ould Mah. Sidi Mohamed
Ould Soumeydaa et d’autres étudiants Mauritaniens influencés par la nouvelle gauche marxisante vont réussir après une lutte acerbe à isoler les premiers et à prendre en main les travaux du congrès.