S’il est incontestable que le nomade maîtrise bien l’espace et en domine, hautement, les multiples vicissitudes, il l’est de même que le temps lui a toujours échappé et qu’il y a longtemps que les bédouins se sont résignés à traiter avec cette dimension de la vie comme un adversaire certes redoutable et imprévisible ( Ezzemenghaddar = le temps est imprévisible) mais facile à dompter.
Le poème Hassaniyya reflète bien la réserve, voire la méfiance avec lesquelles ils considèrent Ezzemen et qu’ils expriment, entre autres périphrases et tournures allusives, par une fière indifférence vis à vis des déterminations temporelles voire leur occultation pure et simple y compris dans la vie quotidienne – oh combien dominée par le temps pourtant !. Au niveau du discours, cela se traduit toujours par l’usage de dateurs peu précis (pour le public s’entend) pour situer les événements : « L’année de mon arrivée », « Je sais un jour », « Je sais une certaine nuit »…La détermination temporelle est souvent éclipsée par la précision de la détermination spatiale, si cette dernière n’est pas tout simplement substituée à elle.
Dans le poème de M’hamed Ould Ahmed Youra intitulé « Je sais une certaine nuit… », la seule indication de temps est «une certaine nuit » ; expression rendue imprécise à cause, notamment, de la présence de la double indéfinition « une certaine ». Elle ne permet donc nullement de dater avec exactitude la scène évoquée par le poète. En fait, de « nuits » semblables, M’hamed Ould Ahmed Youra a dû en passer plusieurs.
Par contre, le lieu où se déroule la scène est défini avec une précision qui ne laisse personne se perdre : « Dans le petit bosquet d’euphorbes » situé lui-même entre » les deux Djigueynat ». N’importe quel connaisseur de la région de l’Iguidi au Trarza pourrait, aujourd’hui encore (peut-être), retrouver l’emplacement même où Ould Ahmed Youra contemplait cet éclair intermittent. La datation de la scène est donc supportée ici par le lieu où elle se déroule. Le temps a fui, il a « pris la forme de l’espace » dirait Proust. Ce dernier, lui, est resté gravé dans la mémoire du poète associé aux souvenirs réveillés par l’éclair intermittent. Les noms de lieux cités ici ont une fonction uniquement « localisante ». On ne compte pas les poèmes maures où les lieux ne remplissent que cette fonction (…). Mais l’accumulation de noms de lieux à fonction localisante sert pour l’auteur d’exutoire et transporte son imagination dans des contrées (et des moments) connus mais lointains. Leur énumération donne l’illusion de parcourir ces contées et de les habiter à nouveau.
A côté de ce rôle de repères, de situants spatiaux d’événements ou de souvenirs, les lieux en poésie maure servent aussi à « jalonner » un parcours, une randonnée chamelière ou tout simplement un mouvement de l’âme émue évoquant la bien-aimée et, par association, les endroits qui lui sont rattachés.
M’Hamed Ould Ahmed Youra dit :Il n’y a aucun mal à se rendre d’ici à Moughya, ni à traverser avant la dune de El Mared empruntant les passages Jusqu’à atteindre le niveau où la butte de sable mincit. Il n’y a pas de mal non plus à passer par El Meimoune, Fkeyrinat et Ma Yendhâg. Au contraire, cela fait du bien. Ici, le poète effectue un voyage par la mémoire et les noms de puits, de grands ergs et autres lieux du souvenir sont les repères de ce parcours. On est là en présence de la même opération mnémonique qui se trouve à l’origine de l’évocation de « l’Enclos de Val » et du « puits des Amneich » dans le premier poème de l’auteur cité ici. Ce sont l’éclair et le vent du sud qui déclenchent la rétrospection par association d’idées ; une sorte de navigation de l’imaginaire poétique à rebrousse-la mémoire.
Idoumou Ould Mohamed Lemine
Source : Le Calame