Passions d’enfance : Avant de tout oublier (3) / Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

« Hayet Laabid ou Aabid Badhi »

Nos parents dont le nom est intimement lié au point d’eau Badhi, vont émigrer plus tard au sud dans la zone du lac Rkiz. On ne connaît pas grand-chose des vraies raisons de cette émigration. Les considérations économiques devraient y avoir la part du lion. La nécessité de s’éloigner de leurs maîtres avait dû aussi compter. On parle d’une espèce de guerre larvée qui les aurait opposés durant un certain temps. Boushab et Cheiffa sont mariés aux filles d’un certain Ndjih, l’un de nos aïeux. Boushab et son beau-père Ndjih seraient à l’origine du peuplement de Badhi. Les deux servaient comme esclaves, bergers des troupeaux. Après concertations, ils décidèrent de creuser un puits au site de Badhi et d’y installer leurs familles. Ce qu’ils mirent aussitôt à exécution. Craignant que leur grogne ne se radicalise, leurs maîtres voulurent les ramener à la raison. Ils se mirent à les harceler à l’aide de hordes d’esclaves dociles. Boushab, Ndjih et leurs parents réussirent à chaque fois à les repousser. Une fois, l’on accusa Boushab d’avoir tué l’un des agresseurs.
Les maîtres de ce dernier demandèrent alors vengeance. Ils exigèrent la tête de Boushab. Celui-ci fut arrêté, puis ligoté et présenté devant le cadi traditionnel, le célèbre Mahand Baba Ould Abeid, en présence de nombreux notables et du représentant de l’émir du Trarza. On demanda à Boushab d’exprimer ses dernières volontés avant son exécution. Indexant le cadi, Boushab, le disqualifia: il rappela à l’assistance que le cadi vit de « Jiva » ou viande «non halal », du moment que ses esclaves sont si analphabètes et si ignorants, non seulement ils prient rarement, mais ils ne savent même pas comment mener ou diriger correctement leur prière.
De plus il consomme régulièrement la viande des bêtes mortes non égorgées selon le rite malékite. À partir de ce constat, Boushab conclut que les abattages de bêtes domestiques effectués par les esclaves du cadi ne répondaient pas aux normes religieuses. En conséquence le cadi, qui consomme de la viande jugée « jiivê: non halal », était disqualifié pour juger quelqu’un. Il semble que le plaidoyer de Boushab a dissuadé Mahand Baba de l’exécuter. Ce qui permit à Boushab de recouvrer sa pleine liberté.

 

Un homme taillé dans le pierre

Comme Nouagour, le puits de Badhi était une « Ougla: (pluriel « aaguel », forage traditionnel. Les Aaguel sont des forages de constitution très fragile. Souvent, l’eau ronge les parois jusqu’à provoquer un éboulement, puis l’affaissement complet du puits. Une fois on procédait au creusement d’un nouveau puits à Badhi. Au fond du puits, les creuseurs vont buter contre une pierre très solide. Tous les instruments de forage s’étaient brisés contre elle.
Pour briser la pierre, on recourra à Ndeffouri, un célèbre personnage, connu pour sa force physique et son bravoure.  Ndefouri est d’origine  bambara. Il sert comme gardien de troupeau de bovins appartenant à l’un de nos ancêtres, un fils de Cheiffa, Nnah OuldAmbouha Ould Cheiffa. Nnah a vécu jusqu’au début des années 40. Son âge aurait dépassé la centaine. Plusieurs de ses nombreux descendants portent son nom. Ce bambara fut marié à une servante() de Nnah. Il parlait un Hassania médiocre. Son langage est fort marqué par son bambara. Pour réussir à briser la pierre, Ndeffouri pose ses conditions.
Premièrement, il demande de verser, pendant plusieurs jours, la plus grande quantité possible de beurre animal, chauffé à cent degrés, sur la pierre pour la fragiliser. Deuxièmement, il exige de le gaver, lui personnellement, avec de la viande grasse, durant la même période. On lui égorge plusieurs gros et gras moutons.
Le délai épuisé, un groupe d’hommes, à l’aide de solides cordes fit descendre Ndeffouri dans le puits. Celui-ci se mit à creuser. Un premier coup de pic, un deuxième, puis le troisième, et brusquement l’eau jaillit à flots, menaçant de submerger Ndeffouri. Pour se faire tirer à temps du fond du puits il lança son cri légendaire: « Waheihoh ! Badhi Ndirmit !: Au secours, Badhi a pris l’eau ! ». Les gens le retirèrent précipitamment. Ndeffouri a l’habitude de rester au milieu des marigots du sud de Rkiz quand les parents sont chassés au nord par les moustiques. Il vit de pêche. Le même récit indique que le soir au moment de la cuisson de son poisson dans un feu géant, allumé au bord du marigot Laawaija, les lions viennent nombreux s’échauffer autour du feu, suppliant Ndeffouri de partager avec eux son repas. Il leur lance à chaque fois les restes des os de poisson après qu’il eut dévoré leur chair.
N’affichant aucune peur d’eux et considérant son physique de mastodonte, les fauves le respectent pleinement. Les prenant pour des autochtones, puisqu’ils sont supposés natifs du bled, contrairement à lui, Ndeffouri se permet à chaque fois de leur dire dans son mauvais hassania: « Moi je suis un homme, vous aussi, vous êtes des hommes, allez pêcher et vous aurez ainsi du poisson à manger ! ».
Dans notre enfance, certains parents nous montrent des traces de cendre d’un feu situé entre deux arbres géants « Iverchi » (singulier « Iverchia ») comme étant le reste des cendres du feu de Ndeffouri.
Les descendants de Ndeffouri, nombreux chez nous et dans la zone, se distinguent généralement, surtout les hommes parmi eux, par leur énorme physique, leur teint noir d’ébène et leur grand nez épaté. Ssalma Mint Ndeffouri, fille de Ndeffouri a vécu jusqu’aux débuts des années 70. Plusieurs familles de chez nous font partie de sa descendance. Ssalma était une femme respectable. Son « Aïch » (galette de mil) était des plus apprécié. C’est la grand-mère maternelle de Meyloud Ould Khallih, un jeune ingénieur mécanicien de chez nous.

 

Coincés entre les marigots

Comme souligné ci-dessus, les raisons de l’émigration de nos aïeux de Badhi ne sont pas bien explicitées. L’aspect économique doit avoir beaucoup compté. On peut citer, à titre d’exemple, l’agriculture au lac Rkiz et l’élevage dans des pâturages plus fournis. L’essentiel est qu’ils ont fini par élire domicile sur les deux rives du lac Rkiz. Nos parents ne cessent de se déplacer dans ces parages au degré que, mon sentiment, jusqu’à récemment, est que toutes les localités situées sur les deux rives du lac appartenaient à notre collectivité.
Nos parents sont presque tous des descendants des deux ancêtres, Cheiffa et Boushab. Généralement chaque membre de notre collectivité est lié aux deux par des rapports de sang. Quelques-uns des fils et filles de Cheiffa ont émigré ailleurs. On rencontre leur descendance surtout au Sénégal. Ceux-ci bien que complètement assimilés en milieu wolof, conservent souvent leur nom de famille Dieng.  Aussi plusieurs familles Oulad Bengnoug de Rosso ont des grand-mères filles de Cheiffa. La famille du radiologue Ahmedou Ould Moussé dit Sitra en fait partie.
Coincés souvent entre des marigots, nos parents n’ont pas su entretenir des relations vivantes de parenté avec leurs parents émigrés. On compte quelques familles ayant des affiliations extérieures affirmées. C’est le cas des familles descendantes de Ssalem Ould Elmouzdaf, comme EhelCheine et EhelSeyloum. Elmouzdaf, un Maure blanc, ressortissant de la tribu Tag’nitt, dans la zone de Boutilimitt. C’est le cas aussi de mes demi-frères maternels, les fils de Mohamed Ould Sidna. Sidna appartient à la famille Oulad Bazeid de Mederdra. Mohamed est le demi-frère maternel de ma tante paternelle Toutou Mint Elbou. Même ma deuxième grand-mère, feue Meriem Mint Lehbib, originaire de père et de mère d’une grande famille de la communauté Rhahla, se considère comme parente de sang de tous les ressortissants de Hayett Laabid.
Elle est la mère de Mariem, Ahmed Salem et Lemneya, les derniers fils du grand-père maternel Gueidiatt. Meriem ne garde aucun rapport avec sa communauté d’origine, malgré que leurs nomades peuplent toute la zone. Nous avons aussi les cousins, fils d’Ehbeyib Ould Ahmed Salem, Ehmeimid (de son vrai nom Mohamed), Ahmed Vouddi et Marième (la mère d’EhelCheibou) ont pour mère Mestoura, une femme originaire de Mederdra. Elle est la sœur de la grand-mère maternelle des fils du griot Ahmedou Ould Almeidah, Mohamed et Loubaba.
La même situation est valable pour les cousins maternels Ehel Ssaibar. Mon ami Mohamed Ould Ebyaye, son père et la mère de sa mère appartiennent à une autre collectivité tribale voisine. Pour les parents tout ça ne compte pas. Pour eux, est parent, uniquement celui qui est né en leur sein et vit avec eux. De même, nos femmes acceptent rarement de se marier avec des gens de l’extérieur, même les plus nobles ou les plus fortunés. Nous avons parmi tant d’autres le cas de Maha Mint Nah la mère de la tante paternelle Toutou dont les parents avaient rejeté l’offre forcée  d’un  mariage contre un prince du Trarza.
Dans notre collectivité, généralement, l’exception confirme la règle, le teint clair est hérité de Boushab et le teint noir, souvent foncé, provient de Sheiffa. Boushab et Sheiffa marient les filles de Ndjih. Le métissage entre les descendants, en plus des effets spécifiques du milieu ambiant, a façonné une personnalité typique, caractéristique du type de notre communauté. Boushab possède un seul fils, le grand-père Ahmed Salem et cinq filles. Ces dernières sont les mères de la première génération de notre collectivité. Mon grand-père Elbou Ould Ahmed Salem dit Bou et sa grande sœur Ssalma Mint Ahmed Salem dit Elkehla ou Abba, sont à la fois de teint manifestement clair et leurs traits sont si fins. Bou, qui est de grande taille, avec des cheveux rebelles et loin d’être crépus, lui donnant l’apparence d’un marabout zawaya typique.
De nombreuses autres familles vivent en parfaite harmonie avec notre collectivité. On en compte des familles de Maures blancs, des familles généralement pauvres. Une autre famille, au statut spécial, les Ehel Bahinnina, descend directement de Bahinnina et de son grand père Maham Sarr, le Marabout, venu de l’extérieur, accompagné de Sheiffa selon des dires.
L’histoire de cette famille est intimement liée à celle de notre collectivité. Plus de la moitié de ses membres sont descendants de ses anciens esclaves. L’affranchissement de la plupart de nos ancêtres est venu comme conséquence du mariage de Mbeirik, un fils de Bahinnina à Hawa Mint Ndjih. Il en a eu une seule fille, appelée Salima. Hawa sera épousée après par Gueidiatt Ould Sheiffa, le père des fameuses cinq Emnatt Geidiatt et leur unique frère Mahmoud. Gueidiatt est un nom qui n’existe que dans notre collectivité.

 

Dresseur d’enfants

Il parait que c’est le nom de l’un des aïeux de Sheiffa. Il a préféré le donner à son premier fils, Gueidiatt. Gueidiatt semble être le diminutif de Gueidj, nom fréquent dans les milieux négro-africains, notamment wolof. Cheiffa, peut être lu Cheifou, nom fréquemment rencontré dans les premiers livres de lecture des écoles primaires d’Afrique occidentale. Suite à ce mariage et conformément à la jurisprudence musulmane, toutes les sœurs Emnatt Geidiatt et leur frère vont recouvrer en conséquence leur liberté.
La grand-mère Elkhaitt dite Akaa est la plus jeune d’Emnatt Gueidiatt. Elle et ses sœurs, les « Amnat Gueidiatt », sont généralement les mères de la deuxième génération de nos grandes familles. Les deux fils, les plus célèbres, descendants de Bahinnina, natifs de chez nous, sont Meyloud et son frère cadet Elemine. Les deux, ont pour mère, Attouha, la cousine maternelle, auteur de ma berceuse.
Meyloud a vécu comme chef moral de notre collectivité. Il ne connaît qu’elle. Il intervient rarement dans les questions relatives au leadership de la communauté. Il disait que lui, le sage Ahmedou Ould Elkory et le forgeron Bamba, ne sont point  concernés par les questions relatives aux déménagements des nôtres, puisque disait-il tous les trois ne possèdent aucun bovin. À ce niveau, les choses sont gérées collectivement par l’assemblée des hommes.
D’habitude Meyloud respecte leur décision. Il prête peu d’intérêt à ses relations avec ses cousins parentaux à Taguilalett bien qu’il soit l’époux de l’une de leurs filles, Khadjetou Mint Cheibetta, la mère de mon ami intime et frère de lait, Sid Ould Meyloud. Meyloud, qui donnait l’impression d’être centenaire, n’aura pas vécu longtemps. Il est mort en 1963 à l’âge de 52 ans, deux ans après la mort de sa mère Attouha. Son fils ainé, Mokhtar, un garçon très aimable, est lui aussi décédé très tôt au début des années 1990, pratiquement au même âge que son père. Pour des raisons inexpliquées, son image ne me quitte jamais. Heureusement que son frère, mon ami Sid, de son vrai nom Ahmedou, est parvenu à dépasser cet âge fatidique, et ce en dépit de sa longue tradition de grand fumeur. Heureusement, il a récemment abandonné le tabac. Son visage est devenu plus gai.
Comme les hommes valides de la collectivité s’adonnent presque tous au commerce au Sénégal, Meyloud assure la permanence au campement durant une bonne partie de l’année. Pour tuer le temps, il entretient chez lui le principal centre de « Dhamet » (jeu d’échecs maure). Il a l’habitude d’intervenir à temps et à chaque fois que c’est nécessaire dans le règlement des petits conflits qui dérangent des fois la sérénité du campement. C’est aussi un dresseur inégalé d’enfants.
Son action aura marqué plusieurs générations d’adolescents dont la nôtre est la dernière. Des fois il poursuivait les enfants en pleine brousse pour contrôler et surveiller leur comportement et éviter qu’ils ne pratiquent des jeux dangereux. Une fois, Meyloud a poursuivi hors du campement des enfants du groupe d’âge de mon grand-oncle maternel Deyna. Ils se sont cachés dans un arbre touffu Iverchia. Soupçonnant qu’ils étaient bien là, pour les pousser à se dénoncer, Meyloud, cria à haute voix: « Mohameden ! »: le prénom de Deyna. Pris de panique, ce dernier répondit: « Ho: Oui ! ». Tremblant de peur, les fugitifs sortirent un à un. Meyloud mise sur la frousse et la spontanéité de Deyna.
Les amis de Deyna s’en sont pris à lui. Espérant leurs excuses, il leur répondit calmement: «Pour dire vrai: aucun tronc d’arbre ne peut résister à l’appel de ce bonhomme ! ».
Meyloud craint surtout que les enfants ne se noient. En 1961, deux ans avant sa mort, trois de nos enfants sont morts noyés dans le marigot de Nasra. Il s’agit d’Ahmedou Ould Sambeini, l’unique frère cadet de mon ami Mohamed Keine, Taghi Ould Mahmoud, le frère ainé du psychiatre Ahmed Salem Ould Mahmoud, et Abdou Ould Sidi, le frère ainé du docteur Hmeini Ould Sidi, le premier des nôtres, titulaire d’un doctorat d’État. Ce fut une insupportable tragédie.

(À suivre)