À la lecture du livre de Mohamed Yahya Ould Ciré, on reste partagé. D’un côté, on ne peut être insensible au thème développé par l’auteur : les esclaves dans la Mauritanie contemporaine. Car contrairement à ce que l’on peut entendre, l’esclavage en Afrique ne s’est pas arrêté avec les abolitions des traites négrières du XIXe, pas plus qu’avec la colonisation qui a suivi (la fin de l’esclavage étant pourtant l’un des moteurs idéologiques des conquêtes européennes).
Le livre est un recueil d’une quarantaine d’articles publiés par Mohamed Yahya Ould Ciré dans divers organes de presse ou présentés lors de communications orales. L’auteur, ancien diplomate et aujourd’hui militant anti-esclavagiste1, éclaire la situation des Haratines (les « affranchis », au singulier Hartani), appellation qui désigne tant les affranchis et descendants d’esclaves que les esclaves eux-mêmes.
Il donne des exemples et des cas précis, parfois mettant en scène sa propre expérience, et dénonce les pratiques d’esclavages dans la Mauritanie contemporaine. 2 Par exemple : « Le Noir est méprisé par les Arabes et les Berbères. Il est considéré comme un être (…)
2-Mais, de l’autre côté, on relève des errances d’écriture, des envolées lyriques et généralisatrices pas toujours maîtrisées2, des termes pas ou peu définis, le manque cruel de soubassement théorique qui aurait permis de donner une autre dimension à ce livre, à mi-chemin entre le pamphlet de journaliste et le rapport militant.
Il ne s’agit pas, bien entendu, de souhaiter voir Yahya Ould Ciré se départir de son militantisme, ni de le lui reprocher, mais l’ouvrage aurait très certainement gagné en qualité et en visibilité si certains écueils avaient été évités.
3 -Meillassoux Claude, Anthropologie de l’esclavage. Le ventre de fer et d’argent,Paris, PUF, 198 (…)
4 –Mrad Dali Inès, « Esclaves noirs, esclaves blancs dans la Tunisie du XIXe siècle : de l’affiliation (…)
3-La thèse principale de l’auteur est que l’esclavage en Mauritanie serait le résultat du racisme des Arabes et des Berbères envers les Noirs. Le problème, c’est que l’on peine à comprendre en quoi l’esclavage d’une population noire par les Maures serait principalement « raciste » et en quoi celle organisée par des communautés noires sur d’autres Noirs ne le serait pas.
Cette ambiguïté repose probablement sur le manque de définition de la condition de l’esclave. D’abord, il est défini sous forme sociale : « Il convient de préciser que toute forme d’esclavage a un caractère social. En effet, l’esclavage est le fait des hommes. […] Or, tout homme vit en société. Il est un être social (Aristote) » (p. 69).
Après ce syllogisme (Socrate est mortel…), le glissement vers le supposé caractère racial de l’esclavage mauritanien s’opère, faute de s’appuyer sur une bibliographie prenant en compte les travaux universitaires au sujet l’esclavage. Selon l’auteur, l’esclavage historique aurait été pratiqué au sein d’un même groupe social avant d’être étendu aux voisins.
Quand les Maures, au travers de leurs Jihad, s’accaparent des esclaves noirs, c’est bien un esclavage racial (et non plus social) « parce que les esclaves maures sont tous noirs » (p. 70). Or, on sait depuis longtemps que, pour reprendre les termes de Meillassoux3, l’esclave c’est « l’étranger absolu ». C’est toujours un autre.
L’esclavage est concomitant de l’idée de xénophobie (l’un alimentant l’autre, et vice-versa), mais vouloir lui donner absolument un caractère racial sous prétexte que les esclaves sont de phénotypes différents est aller trop vite en besogne, comme l’a montré Inès Mrad Dali4 dans le cadre des rapports entre les maîtres Arabes et leurs esclaves blancs et noirs au sein de la Tunisie du XIXe. 5 Botte Roger, Esclavages et abolitions en terres d’Islam, Bruxelles, André Versaille, coll. « L’Au (…)
6 Galy Kadir Abdelkader, L’esclavage au Niger. Aspects historiques et juridiques,Paris, Karthala, (…)
4-Comment imaginer alors que l’esclavage serait raciste quand il est pratiqué par des Maures et social (ou autre) lorsqu’il est pratiqué par des Noirs ? L’auteur écrit clairement qu’au sein des sociétés noires mauritaniennes, le fait que « les esclaves comme les maîtres soient noirs empêche de parler d’un esclavage racial » (p. 53).
Mais comme il ne définit jamais clairement les termes « esclave » ou « servitude », il peut écrire ceci : « les esclaves dans ces sociétés sont dominés économiquement, politiquement et socialement » (p. 53). Yahya Ould Ciré a parfaitement raison de souligner la domination très forte des maîtres maures sur leurs esclaves noirs ; un auteur comme Roger Botte5 l’a également montré. Or, ces rapports de domination sont au cœur de ce qu’est l’esclavage.
Que cela soit chez les Maures ou chez les « Négro-mauritaniens », l’esclave est sous la coupe économique, sociale et/ou politique de son maître. La caractéristique raciale et raciste, qui peut entrer en ligne de compte, n’est finalement qu’un trait supplémentaire, ni nécessaire ni suffisant dans la compréhension de ce qu’est un esclave.
Un ouvrage comme celui de Kadir Abdelkader Gal sur le Niger6, pays voisin, montre à quel point ces pratiques s’inscrivent surtout dans des logiques d’intérêt politiques et économiques, bien plus que raciales ou religieuses.
7 Coquery-Vidrovitch Catherine, Mesnard Eric, Être Esclave. Afrique-Amériques(XVe-XIXe siècles), Pa (…)
8 –Grenouilleau Olivier, Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale, Paris, Gallimard, coll (…)
5Un peu plus loin, l’auteur analyse la situation des esclaves noirs chez des maîtres noirs en opérant un rapprochement avec la pratique d’esclavage « de case » (ou « domestique »), longtemps considérée comme une forme d’esclavage plus douce. Cette idée est totalement battue en brèche aujourd’hui par les chercheurs (Coquery-Vidrovitch, Mesnard7 ; Prétré-Grenouilleau8) mais on la retrouve en filigrane de ce paragraphe : « Au sein de la société négro-mauritanienne […] l’esclave travaille pour lui-même […] le maître ne fait appel à ses services que de temps à autre » (p. 55-56).
9 Ibid., p. 108.
6Ces assertions sont encore une fois généralisatrices et elles sous-entendent que, finalement, les esclaves présents au sein des groupes noirs mauritaniens seraient mieux traités que les autres.
Comme le souligne Olivier Grenouilleau dans son dernier ouvrage, considérer ces formes d’esclavage domestique comme « plus faibles » ou « plus douce »du point de vue de l’exploitation revient à prendre « pour argent comptant le discours de nombre d’esclavagistes, persuadés, ou voulant faire croire, qu’ils vivaient avec leurs esclaves dans le meilleur des mondes possibles »9.
7-Cependant, nous le disions en introduction, il ne faudrait pas prendre cet ouvrage pour ce qu’il n’est pas. Mohamed Yahya Ould Ciré ne prétend pas écrire un texte universitaire, avec ses codes et ses obligations. Il s’agit, nous le répétons, d’un recueil d’articles parus ces dernières années. Le « style académique » n’est d’ailleurs pas l’objet de la collection.
Dans sa préface, Georges-Elia Sarfati rappelle que cet ouvrage est un livre « éthique et politique ». Il tient plus de la dénonciation d’une situation méconnue, sous-estimée, voire niée à l’échelle mondiale. À la lecture de ce texte, on est absolument horrifié par les pratiques esclavagistes, minutieusement décrites par l’auteur.
Depuis le plus petit propriétaire terrien possédant des esclaves jusqu’au sommet de l’État mauritanien, la mentalité esclavagiste est présente partout, que cela soit de manière brute (l’exploitation par la force d’un homme dans sa maison) ou secondaire (l’absence d’une justice égale pour les descendants d’esclaves et les affranchis ; les pratiques de relégation sociale de ces mêmes personnes au sein des administrations, …).
Ce texte est un témoignage précieux qui n’est pas sans rappeler ceux que l’on a pu recueillir lors de la traite transatlantique (les « slaves narratives » qui font l’objet de nombreuses études, notamment aux USA).
10 Botte Roger, op. cit.
11 Chebel Malik, L’esclavage en terre d’Islam, Paris, Fayard, 2007. 12 Notamment au sein de deux ouvrages collectifs publiés récemment par leCIRESC chez Khartala : Médar (…)
8- Ce livre montre aussi la culpabilité lourde de l’État mauritanien sur ces questions. Certes, il y a eu plusieurs abolitions officielles (la dernière date de 2007) et les textes législatifs de l’État sont conformes, de ce point de vue, aux standards internationaux. Mais, un Islam constitutionnel permet dans le même temps de légitimer l’esclavage. Roger Botte10, Malik Chebel11 et bien d’autres auteurs12 ont déjà interrogé ce rapport ambigu et contradictoire de l’Islam avec l’esclavage.
La Charia comporte bien quelques versets qui invitent les maîtres à affranchir leurs esclaves, principe que l’on ne trouve pas dans les textes de référence des religions chrétienne ou juive. Mais, c’est une invitation et non une interdiction formelle ; elle reste ambiguë et certains versets justifient l’état de servitude. Bottea montré qu’en Mauritanie, de peur de ne pas accéder au Paradis, certains esclaves préfèrent attendre une émancipation religieuse venant du maître qu’une version législative de celle-ci.
9-Dans sa conclusion, l’auteur appelle l’État mauritanien à donner à la constitution du pays un tournant laïque, afin de saper le fondement religieux officiel de légitimation de l’esclavage. Mais, au vu de ce qu’on peut en lire ici et là, ce changement législatif radical semble malheureusement difficile à mettre en place et, de plus, les pratiques esclavagistes étant ancrées dans les logiques sociales locales, il n’est même pas certain qu’une telle décision suffise à rendre liberté et fierté aux esclaves mauritaniens.