Dans l’ombre des pouvoirs militaires (22) : Le congrès de l’UFD-EN/Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

Les forces en présence

Le congrès de l’UFD s’est tenu en mi-1996. Comme je n’étais pas impliqué dans son organisation technique, je retiens moins d’informations sur les détails de son déroulement.
Néanmoins je me rappelle que toutes les sensibilités politiques qui s’agitaient à l’intérieur du parti se faisaient remarquer. Les principales et les plus voyantes furent celle du MND et celle soutenant Ahmed Ould Daddah. La sensibilité des Islamistes, en fait les Frères Musulmans, futur puissant parti de la scène politique nationale,  se meut encore dans l’entourage d’Ahmed Ould Daddah. Puis viennent au second rang  de nombreux petits groupes organisés souvent autour de quelques personnalités indépendantes non trop marquées  idéologiquement.

Parmi elles  feu Diop Amadou Mamadou, ancien ministre, ancien deuxième coordinateur de l’UFD avant l’arrivée d’Ahmed Ould Daddah. Le congrès eut lieu dans une tension extrême. Dopé par le grand succès politique de sa campagne électorale durant les présidentielles de 1992,  Ahmed Ould Daddah se positionnait désormais comme une personnalité centrale de la vie politique nationale. Même au sein de la mouvance MND apparaissait une profonde division à propos de l’attitude à prendre vis-à-vis de lui.

Ainsi  au cours de l’élection du bureau du congrès, une aile importante de ce mouvement, menée  par Mohamed Ould Maouloud, vota en faveur de la proposition du bureau présentée et défendue par Ahmed Ould Daddah et ses amis et alliés.  Cette proposition était soutenue par pratiquement tous les délégués présents à l’exception de l’aile du MND appuyant la position de Moustafa Ould Bedreddine qui fut à l’origine du vote opposé à la proposition du bureau du congrès.

La grande surprise fut que ce qui apparaissait comme  une  large coalition fut battue par uniquement les soutenants de la position de Bedreddine. Diop Amadou qui présidait l’élection du bureau  perdit  plusieurs larmes suite à ce camouflet inattendu.  Cette  divergence  ayant opposé  Ould Maouloud à Ould Bedreddine serait probablement le premier hic public  qui apparaissait entre les deux hommes depuis le début du processus démocratique. Aussi nous assistons ici à la première manifestation de complicité entre Ahmed Daddah et Mohamed Maouloud, complicité qui se transformera progressivement en une sorte de sainte alliance entre les deux hommes, en fait contre feu Bedreddine.

Ahmed Ould Daddah,  suite à  ce premier grand défi  à son autorité, sera sérieusement fragilisé pour  le reste de son odyssée politique. « La guerre » contre le MND prendra désormais la première place dans ses préoccupations.

Pourtant même après le congrès, l’aile du MND ayant soutenu Ahmed Ould Daddah au cours  de l’élection du bureau du congrès ne cessait de manifester une attitude de ferme soutien à celui-ci. Pour les militants MND favorables  à la direction de Ould Daddah, celui-ci  demeurait pour longtemps encore indispensable. Ils justifiaient leur position par des raisons économiques ; Pour eux,  le MND ne pouvait pas encore se passer du rôle de financier que jouait à l’époque Ould Daddah au sein du parti.

Au cours d’une interview accordée  à l’hebdomadaire,  Mauritanie Nouvelles, peu de temps après ce congrès et aussi après ma nouvelle démission du parti, j’avais fait allusion à cette situation inconfortable de mes amis du MND. Répondant à une question, relative à mes relations avec eux  j’avais dit à peu près ceci: «Malheureusement, depuis un certain temps ils avaient  pris l’habitude d’opérer derrière des barricades, construites à partir de matériaux souvent fragiles, alors que dans la paix comme dans la guerre, il arrive que les conditions imposent  d’agir d’une façon indépendante ». C’était l’unique critique que je m’étais permis de leur adresser publiquement. J’ose espérer qu’elle leur a été positive.

 

La cassure

La cassure organisationnelle avec le groupe d’Ahmed Ould Daddah suivra  d’ici peu. Après une courte période de dispute du nom du parti (UFD/EN), les deux tendances s’érigeront en partis politiques complètement séparés: le Regroupement des Forces Démocratiques (RFD), réunissant les soutiens d’Ahmed Ould Daddah et l’Union des Forces du Progrès(UFP), pour les anciens militants MND. Comme on peut le remarquer, chaque formation s’était efforcée  de garder deux des 3  initiales de la défunte UFD. La dispute entre les deux courants politiques  va continuer sous d’autres formes.

L’interview en question abordait justement les raisons de ma nouvelle démission de l’UFD-EN.  Comme dans ma précédente démission,  je cherchais en premier lieu,  à travers ma nouvelle lettre de démission,  à bousculer la situation  du parti et à faire bouger les lignes en son sein en vue justement de favoriser de nouveau un déblocage de sa  situation intérieure.  La seule différence était que cette fois-ci je ne comptais plus revenir sur ma décision. A tort ou à raison, j’avais cessé de croire à l’opposition dans sa forme d’alors. Malgré tout je n’avais en ce moment aucune intention de rejoindre un tout autre parti de l’opposition ou du pouvoir.

Dans tous  les cas, toute future décision  n’engagera que  moi. En « haute mer » (ou au cours de la traversée  du fleuve Sénégal, surtout durant la période des grandes crues), j’opterais toujours pour  la navigation en solitaire. Dans ce genre de situations, aux risques multiples, je préférais  n’engager qu’uniquement ma propre personne, fuyant ainsi toute responsabilité dans la noyade éventuelle de tout autre aventurier qui se hasarderait à m’accompagner.

La preuve en était que, pendant une bonne période, j’avais  continué  à fréquenter le siège du parti  UFD-EN comme auparavant et à collaborer avec ses militants dans leurs activités quotidiennes. J’avais même dirigé une «escouade » de répression de la fraude entreprise par les militants du  PRDS, le parti au pouvoir au niveau de Riyad lors des élections législatives qui eurent lieu peu de temps après.

Ici, je peux prendre pour témoins le respecté Sghair Ould Mbarek et son colistier, tous les deux  candidats à l’époque aux législatives à Riyad. Habituellement, les « déserteurs » de la lutte politique, notamment au niveau d’une opposition prestigieuse, disparaissent pour de bon  sans laisser de traces après leur départ, qui était d’ailleurs rarement annoncé sous forme de démission écrite,  argumentée de justifications.

Dans ma précédente lettre de démission, j’avais exprimé à la direction du parti mon regret de me séparer d’eux. Je savais en ce moment que ma démission ne leur plaisait nullement. Dans ma nouvelle lettre de démission,  je soupçonnais que cette fois-ci elle  pourrait peut-être faire «  honneur et le plus grand  plaisir » à certains d’entre eux. J’avais donc introduit ma nouvelle lettre de démission comme suit: « J’ai le regret de vous annoncer, cette fois-ci une bonne nouvelle: votre parti m’étouffe… ».

Le parent,  Ahmed Ould Khattri,  m’exprimera aussitôt son étonnement: « Comment on peut regretter d’annoncer une bonne nouvelle ! ».

 

La naissance d’une nouvelle tribu politique

J’avais conservé  de bons rapports  d’amitié avec d’anciens militants de l’UFD. Certains parmi eux, après  une courte période  d’ « auto-préparation », avaient rejoint le parti au pouvoir, le PRDS. Parmi eux  plusieurs éléments de mon ancien « Cercle ».  Comme ils étaient presque tous originaires  de la même zone du pays, pour ne pas dire de la même région, leur amitié fut  doublée d’une forte intimité interne. Ils étaient soudés par le  même cachet culturel local.
Ces amis, à un moment donné, avaient pris une initiative,  une forme de « Cercle » qu’ils avaient baptisé: DFI.  L’ordre des initiales pourrait m’échapper maintenant. De toute façon vous avez probablement   D pour Démocratie ou Démocratique, I  pour Initiative. Je n’ai gardé  aucune idée de la signification du F.

Ils avaient cherché à influencer le maximum de personnes pour les amener à adhérer à leur initiative. En fait leurs contacts  furent limités aux  sympathisants encore proches du MND organisé. Tous me fréquentaient au quotidien. Ils prenaient régulièrement le thé  avec moi.
L’un d’eux, leur plus gradé au plan académique et le plus attaché à moi,  m’exprima à plusieurs reprises qu’il avait une «idée  capitale »  qu’il se proposait de discuter avec moi. Cette idée, il ne s’était jamais décidé à m’en faire état.

Une fois, je l’avais  croisé  dans une ruelle au quartier Sebkha. Il conduisait sa  voiture. Probablement son premier véhicule depuis qu’il avait commencé à travailler. Feignant de  ne pas me voir, il fonça  droit dans ma direction avant d’arrêter d’un frein brusque le pare-choc de  sa bagnole  à quelques pas de mes pieds. Par reflexe, j’eus le temps de m’écarter de côté. Il sortit la tête de sa portière et se mit à rigoler à haute voix avant de me dire: « Il faut  reconnaitre que tu eus bien peur !»  «C’est vrai, j’ai  eu bien peur »,  répondis-je.

Puis, faisant une légère allusion au  revirement qu’il était en train d’opérer avec ses amis DFI,  je complétai: « Tu sais bien qu’il n’est plus prudent de s’exposer devant ta voiture depuis que tu as  perdu ton frein ! ».  En vérité le frein n’est pas toujours matériel. Il est aussi parfois moral. L’expression un peu gênée de son visage me fit comprendre qu’il avait parfaitement saisi cette nuance bien qu’il n’appartienne pas à ma propre famille culturelle. C’était un garçon connu pour son intelligence, aussi pour ses grandes ambitions politiques et autres.

(A suivre)