Les commerçants de la honte (3)/par Mohamed Chighal

Tout au long de la période extrêmement difficile du coronavirus (sous le gouvernement 1 de Ghazwani), tous les efforts à mobiliser des  fonds pour la prévention de la maladie et l’acquisition d’équipements médicaux furent minimisés par les commerçants. Au lieu de faire preuve de leur sens du devoir, ils mirent en place, avec la complicité de fonctionnaires véreux, des filières puissantes vouées au détournement des financements alloués aux marchés de fournitures, équipements, denrées et autres matériels, via une flambée inexpliquée des prix. Tout le monde se souvient de ces « maghsels » facturées 8 500 MRO l’unité, alors qu’ils s’acquéraient banalement à 350 MRO sur le marché. Les commerçants s’étaient ouvertement et complètement désolidarisés des pouvoirs publics, profitant de la situation exceptionnelle pour s’enrichir et imposer leur loi, au grand dam de la  ménagère.

Tout ce qui s’est passé a mis en évidence combien les commerçants de gros, demi-gros et détail n’ont jamais voulu se montrer coopératifs, encore moins solidaires, ni avec les pouvoirs publics ni avec les citoyens. L’État doit donc maintenant prendre ses responsabilités et leur imposer de se conformer aux législations en vigueur, en se soumettant dorénavant à une discipline d’application stricte des prix fixés par les autorités.

 

L’État doit prouver sa bonne foi

Un État doit être en mesure de mettre fin – s’il le faut, par des moyens dissuasifs, voire répressifs – à la dictature des commerçants qui appliquent des prix à leur seule convenance et suscitent une épouvantable anarchie. Cette situation qui sort complètement du cadre économique ne peut plus durer. Tout prouve qu’elle a des dessous politiques inavoués par lesquels des personnes infiltrées dans le commerce cherchent à développer une confrontation entre les citoyens et le régime en place pour déstabiliser celui-ci.

Si les autorités compétentes ne sont pas capables de rappeler à l’ordre les spéculateurs au service d’opposants radicaux, le gouvernement doit prendre ses responsabilités et sanctionner sévèrement les responsables du département du Commerce, véritable épine plantée au pied du régime. Il faut peut-être ici préciser que ce n’est pas la faute de ces commerçants si un tel laisser-aller leur est permis. C’est plutôt celle des services centraux dudit ministère du Commerce dont beaucoup de responsables – à tous les niveaux – sont « anesthésiés » par la corruption qui commence, non seulement à coûter très cher au panier de la ménagère, mais, aussi et surtout, à tacler les « taahoudaths » (engagements) du président de la République lors de sa campagne électorale.

La preuve :au lieu d’appliquer des sanctions dissuasives et des mesures contraignantes aux commerçants qui enfreignent la loi de manière délibérée et refusent de rentrer dans les rangs d’une pratique règlementaire appliquée à tous, les responsables du ministère contournent l’essentiel pour faire diversion. « Nous avons dressé des procès-verbaux », clament-ils en grand tapage,« à l’encontre des commerçants qui n’affichaient pas les prix ou qui ne détenaient pas de factures d’achats de leurs stocks… ».J’aimerais bien poser la question à ces « responsables » :qu’est-ce que la ménagère de Nbeikitt Lahwach ou de Tifoundé Civé a « à foutre » avec un affichage des prix, elle qui n’a jamais mis les pieds à l’école ?

Deux autres éléments concourent à démontrer que les responsables du ministère du Commerce ne cherchent pas à s’attaquer à la racine du mal. Tout d’abord cette information largement diffusée sur la presse, selon laquelle des agents en charge du contrôle auraient « […] saisi des balances et des poids de mesure non-conformes aux normes».  Des balances et des poids  appartenant sans doute à des vendeuses de légumes ou des petits détaillants de boutique de proximité dans les quartiers pauvres… J’ai honte pour mon pays dont les responsables en charge de la répression des fraudes tapent avec le bâton sur la tête des vendeurs des petits étals et tendent la carotte aux gros commerçants  et autres opulents opérateurs.

 

Cours élémentaire de calculs sur les intérêts et les profits

J’ai honte et invite en conséquence les responsables de la centrale d’achat à un cours de mathématique élémentaire sur les poids et mesures. Par la voix de son ministre de l’Élevage, le gouvernement mauritanien a confirmé officiellement l’achat de quatre-vingt-dix mille tonnes d’aliments de bétail :soixante-quinze mille de blé et quinze mille de fourrages verts. C’est beaucoup. Je ne suis pas doué en calculs. Mais je crois que soixante-quinze mille tonnes de blé représentent un million et demi de sacs de cinquante kilos. Si les « acheteurs » de ces quantités touchent, par exemple, un pourboire de cent ouguiyas par sac, ils se « sucrent » cent cinquante millions d’ouguiyas. Et si l’opérateur diminue de dix grammes chaque kilo qu’il leur livre, il empochera, lui, quelque trois mille sacs.

L’Inspection Générale de l’État – version indépendante… –aurait-elle jeté un coup d’œil sur ces chiffres ? N’eût-ce été que pour casser un peu de temps des longues journées du Ramadan… Sinon, il n’est jamais trop tard pour bien faire. Ce n’est pas la vendeuse de salades ou le vendeur de charbon qui triche, leurs poids de mesure sont faits localement par des forgerons et leurs balances fabriquées par des artisans négro mauritaniens qui n’utilisent pas de moule… Et certes : le lait de la chamelle égarée  appartient à celui qui en assure la garde, «en attendant  son remplacement ».

Je ne comprends pas très bien le français s’il est trop académique. Mais je crois que Mélaïnine ould Khaled a écrit, le 10 Octobre dans un article paru sur le site Aqlam, quelque chose qui va dans le sens de  tout ce que je viens de dire : « Tant que l’accès de la haute fonction publique sera perçu par tous comme la voie la plus rapide et la moins contraignante pour se constituer une fortune personnelle dont l’étalage public sert aussi d’ascenseur social, l’État sera toujours considéré pour ce qu’il est réellement dans nos pratiques et nos représentations mentales : un gâteau à partager. Ou plutôt, pour rester couleur locale, la chamelle perdue dont le lait appartient à celui qui en assure la garde avant que son propriétaire ne vienne la récupérer, alors qu’à l’instar de la chamelle perdue, l’appareil administratif de  notre État reste cette « dhalla » dont le gardiennage légitime l’appropriation provisoire ». Et Melaïnine de préciser en ajoutant : « cette chamelle, on s’en sert avant de la  passer au suivant, avec la certitude qu’aucun propriétaire ne vous demandera des comptes… »

 Mohamed Chighali

Journaliste indépendant