Le Calame : Votre organisation a célébré, le 6 Mars, la Journée nationale de lutte contre l’esclavage. Quelle est la signification de cet évènement ? Quels sont les actes qui l’ont marqué ?
Sneïba El Kory: Organisation pionnière dans la lutte contre l’esclavage, nous avons effectivement célébré cette fameuse journée nationale que la Mauritanie a instituée sur injonction de la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les formes contemporaines de l’esclavage, madame Gulnara Shahinian.
Suite à sa visite en 2014, elle avait formulé des recommandations qui ont abouti à l’élaboration d’une feuille de route en vingt-neuf points dont la mise en œuvre devait permettre l’éradication de l’esclavage. Il va sans dire que la Mauritanie a été très nonchalante, voire laxiste, dans l’application de cette feuille de route dont beaucoup de dispositions restent en l’état.
Pour revenir à la célébration de la journée, SOS Esclaves émet beaucoup de réserves sur l’intérêt et le sens que l’État mauritanien lui donne. Je n’en veux pour exemple que le niveau de représentation pour assister à la manifestation organisée depuis quelques années dans une wilaya. Cette année à Néma, l’État y a délégué le commissaire-adjoint des droits de l’Homme supervisant la cérémonie avec le wali-adjoint à ses côtés.
La télévision nationale mauritanienne n’a évoqué l’évènement qu’en dernière position, après les pérégrinations d’un ministre et la réception par la commissaire à la sécurité alimentaire de quelques dons de blé. Pourtant au Niger voisin, la journée nationale de lutte contre l’esclavage est célébrée en présence du président de la République et de tous les membres de son gouvernement, sans que cela ne fasse tomber le ciel sur la terre.
– Pour le gouvernement mauritanien, l’esclavage n’existe plus en Mauritanie. Il parle plutôt de « séquelles », alors que les organisations comme la vôtre affirment l’existence de cette pratique. Comment se manifeste-t-elle, selon vous ?
– La vieille polémique entre ceux qui pensent que l’esclavage existe en pratiques et ceux qui estiment que seules des séquelles subsistent n’est plus d’actualité. Sinon, nous serions dans une grosse contradiction avec les arsenaux juridiques promulgués, notamment la loi 031/2015 et autres cours spéciales instituées pour combattre ce fléau.
Pour SOS Esclaves, l’esclavage n’est pas l’apanage exclusif de la communauté arabe : il existe encore au sein de toutes les autres composantes nationales et reste pratiqué partout sur le territoire national.
Certes il ne s’agit pas d’esclaves enchaînés ou vendus dans les marchés publics mais d’hommes, de femmes et d’enfants maintenus en servitude, travaillant sans contrepartie, donnés en cadeaux ou en dot, comme cela s’est passé il y a juste un an à Ouadane. Des hommes, des femmes et des enfants sans état-civil, poursuivant les chameaux et subissant toutes les formes de violence, comme, par exemple, l’exploitation sexuelle.
Sans vouloir citer de nom, les RP des centaines de dossiers que SOS Esclaves poursuit devant les juridictions nationales sont disponibles à ceux qui veulent en prendre connaissance. Des victimes récemment libérées de l’esclavage sont tout aussi disponibles pour ceux qui voudraient leur rendre visite.
– Dans une récente sortie, la CNDH a semblé minimiser les cas exhibés par les organisations de lutte contre l’esclavage, les accusant même d’en faire leur fonds de commerce. Votre réaction ?
– Je n’ai pas suivi la sortie à laquelle vous faites allusion. Ce que je sais, c’est que cette Commission Nationale des Droits de l’Homme, comme d’ailleurs toutes les autres institutions en charge, directement ou indirectement, de la gestion du dossier des droits de l’Homme en général et de l’esclavage en particulier, doivent collaborer, se concerter et mutualiser les efforts, sans surenchère ni passion, afin de trouver les voies et moyens d’éradiquer ensemble ce qui reste de l’esclavage et de poser les stratégies, programmes et politiques aptes à combattre efficacement ses dangereuses séquelles : pauvreté massive au sein des communautés d’anciens esclaves, déficit d’éducation, difficulté d’accès à l’état-civil, à la santé et aux moindres services de base. Les petites querelles de minaret sur fond d’esclavage, négation systématique de son existence ou fonds de commerce ne servent strictement à rien.
– L’esclavage est une des questions qui polluent l’unité nationale. Pour la régler, l’esclavage a été criminalisé, des agences comme Tadaamoun puis Taazour ont été fondées. Pensez-vous qu’elles s’acquittent bien de leur mission ? Ont-elles contribué à lutter efficacement contre la pauvreté dans les adwabas ?
-Chaque fois que l’État fait un pas dans le sens de la lutte contre l’esclavage, SOS Esclaves le valorise toujours. Depuis l’ordonnance 031/81 des militaires interdisant l’esclavage, à la suite de la vente de l’esclave M’Barka à Atar en 1979, jusqu’à la loi 048/2007 remplacée par la loi 031/2015, en passant par la fondation des cours spéciales dédiées à juger les crimes d’esclavage et l’institution de la Journée nationale de lutte contre l’esclavage, la feuille de route et tout ce qui s’en suit…
Avant Ta’azour, il y eut Tadamoun qui a remplacé le Commissariat aux droits de l’homme, à la lutte contre la pauvreté et à l’insertion. Donc, vingt-deux ans ; tantôt de commissariat, tantôt de délégation, tantôt de solidarité… avec plusieurs milliers de milliards mobilisés, pour un cahier de charges tournant généralement autour de la lutte contre la pauvreté, les séquelles de l’esclavage, la vulnérabilité, l’insertion des couches démunies et défavorisées, le retour des déportés et la régularisation de leurs problèmes… Cela a-t-il contribué à lutter contre la pauvreté, à améliorer la situation des populations ayant souffert de l’esclavage et la vie dans les adwabas ? Il est évident qu’un certain impact s’est fait ressentir.
Mais il est très en deçà des attentes de ces populations ; très loin d’être proportionnel aux milliers de milliards claqués en plus de vingt années. L’une des raisons de cet échec est la marginalisation, par ces agences, des organisations qui travaillent sur la problématique. Aussi bien dans la conception de leurs politiques et programmes que dans leur mise en œuvre, l’identification des potentiels bénéficiaires, le suivi et l’évaluation des actions, les structures officielles nous ignorent.
Qui sont les coordinateurs des cinq programmes de Ta’aazour ? Qui sont les membres de son conseil d’administration ? Qui sont ses consultants et ses experts ? Qui sont ses fournisseurs ? Quels adwabas ont bénéficié de ses actions ? Allez savoir…
– L’esclavage a été criminalisé depuis 2007, des tribunaux spéciaux mis en place. Quel regard porte SOS Esclaves sur ces juridictions ? Sur combien de cas ont-elles statués ? Comment SOS accompagne-t-il les victimes ? Bénéficient-elles d’assistance judiciaire ?
– En 2007 sous le magistère de feu Sidi ould Cheikh Abdallahi, la loi 048/2007 criminalisant l’esclavage fut promulguée. La loi 031/2015 qui l’a abrogée et remplacée huit ans plus tard fait même de l’esclavage un crime contre l’humanité, donc imprescriptible, et dont les coupables peuvent écoper jusqu’à vingt ans de prison ferme. Trois tribunaux spéciaux dédiés à juger ces crimes ont été institués.
Pourtant, des dizaines de dossiers que les juridictions ordinaires et spéciales ont traités, seule l’affaire Yarg et Saïd a suivi, huit ans durant, toutes les étapes judiciaires pour finir devant la Commission africaine des droits de l’Homme qui a « forcé » la main de la justice mauritanienne pour le programmer devant la Cour d’appel.
SOS Esclaves accompagne les victimes en leur procurant une assistance judiciaire avec la mobilisation, en son nom et partie civile, de brillants avocats, notamment maître El Id Mohameden M’barek et Bah ould M’Barek. Certains des dizaines de dossiers qu’ils suivent sont pendants devant les tribunaux depuis plus de dix ans.
Cette attitude prouve, s’il était besoin, le laxisme ambiant, la nonchalance préjudiciable et la lenteur caractéristiques du traitement réservé par les magistrats à la question de l’esclavage. À tout cela, il faut ajouter la requalification de faits avérés d’esclavage en ceci ou en cela, pour être en phase avec la dénégation officielle du fléau.
– SOS esclaves est une organisation pionnière dans cette lutte. Pouvez-vous nous brosser brièvement quelques-uns de ces plus importants acquis ? Quelles institutions internationales la soutiennent-elles ?
– SOS Esclaves travaille depuis plus de vingt ans dans la lutte contre l’esclavage. À ce titre, elle a enregistré beaucoup de succès dont la libération de beaucoup de victimes qui mènent aujourd’hui une vie normale et digne. Notre organisation mène depuis plusieurs années beaucoup d’activités qui profitent aux esclaves, grâce à ses partenaires dont, entre autres, Amnesty International, Anti Slavery International, Minority Right Group, le Département d’État américain, son ministère du Travail et l’ambassade des USA en Mauritanie, Abolition Institute, etc.
Permettez-moi ici de profiter de vos colonnes pour remercier tous ces partenaires internationaux. Les activités génératrices de revenus qu’ils ont financées ont permis d’autonomiser plusieurs anciens esclaves à Néma, Bassiknou, Atar ou Nouakchott. Des formations au profit des victimes et des membres de l’association, des centres de formation qualifiante dans des filières comme la couture, la teinture, la coiffure ou la cuisine ont pu être mis en place…
– Beaucoup d’organisations de défense des droits de l’homme réclament du gouvernement l’adoption d’une loi protégeant les activistes exposés souvent à la violence des forces de l’ordre lors de leurs manifestations et à l’emprisonnement. Vous partagez leur avis ?
– Bien sûr que nous partageons l’avis de ceux qui réclament plus de protection pour les défenseurs des droits de l’Homme. Nous réclamons d’ailleurs plus de protection pour tous les citoyens dans le respect de la loi et de la dignité humaine. Nous condamnons l’usage de la force pour quelque motif que ce soit à l’encontre de quiconque et demandons à nos forces de sécurité de savoir raison garder face aux manifestations. Afin d’éviter toute forme de débordement, excès ou zèle.
– Justement, vous avez été récemment viré de votre poste de conseiller en communication au ministère de l’Éducation nationale et de la réforme du système éducatif pour avoir pris part à une conférence de presse de SOS esclaves dont vous êtes membre. Pouvez-vous éclairer l’opinion sur cet épisode ?
– Mon limogeage de mon poste de conseiller en communication du ministre de l’Éducation est une vieille histoire. Ce fut effectivement à la suite de ma participation à une conférence de presse de SOS Esclaves concernant l’affaire de Ouadane relative à une esclave qui aurait été offerte en dot de mariage.
Lorsqu’en Janvier 2021, le ministère avait décidé de me nommer à ce poste, il ne m’a été demandé, il faut le dire, ni mon point de vue ni mes convictions ni politiques ni droits de l’hommistes. J’aurais tout simplement été choisi sur la base de mes probables compétences en communication et de ma qualité de cadre du département. Ma nomination suscita un grand engouement chez ceux défendant l’idée que les fonctions techniques n’ont rien à voir avec l’appartenance politique ou l’allégeance au système.
Ils avaient alors cru que le nouveau pouvoir avait décidé de rompre avec ces pratiques d’ostraciser de toutes les fonctions politiques et techniques tous les cadres non enrégimentés dans ses structures, notamment son parti. Ces « rêveurs » ont vite déchanté après mon intempestif limogeage. J’appris même que le Premier ministre aurait dit :« Enlevez-nous celui-là, il n’est pas de nous ! » (traduction directe du hassanya).
– Votre organisation est membre actif de la société civile mauritanienne. Que pense-t-elle des tentatives de dialogue entre la majorité et l’opposition ?
– Nous croyons au dialogue constructif et inclusif qui mette sur la table les vraies questions de fond dont la solution permettra au pays de s’engager enfin sur la voie du progrès. Pas à un dialogue taillé sur mesure permettant aux mêmes acteurs de bien se positionner sur un échiquier politique maintes fois redéployé pour conserver un statu quo de plus en plus insupportable.
– Votre avis sur l’école républicaine ?
– L’institution d’une école républicaine ne se décrète pas. C’est un processus qui a des préalables ; à commencer par une forte volonté politique capable d’engager les acteurs concernés dans un travail de fond extrêmement difficile, tant se sont accumulées beaucoup d’erreurs dont la gestion n’est pas une sinécure. Nous espérons que les conclusions des dernières journées de concertations sur la réforme du système éducatif puissent lui servir de canevas. Mais quand bien même l’école républicaine constitue une bonne charpente de l’unité nationale, celle-ci s’accommode très mal des injustices, de la surenchère, de l’exclusion et de la marginalisation.
Propos recueillis par Dalay Lam
Le Calame