Entretien avec Aminetou Moctar, présidente de l’Association des Femmes Cheffes de Famille (AFCF)

Entretien avec Aminetou Moctar, présidente de l’Association des Femmes Cheffes de Famille (AFCF) Le cadre de concertations des ONG de défense des droits de l’Homme a célébré, il y a quelques semaines, la Journée internationale des droits de l’Homme sous le thème : « Égalité et non-discrimination ». Quelle est la pertinence de ce choix dans le contexte actuel du pays ?

Aminetou Moctar : Le choix de ce thème par le cadre de concertation des ONG des droits de l’homme est très pertinent parce qu’il colle avec le contexte que nous vivons en Mauritanie. Comme vous le savez, nous assistons à une augmentation des inégalités et de la discrimination, à tous les niveaux : politique, économique et social ; devant lesquels on observe comme un mutisme total de la Société civile.

Or il lui revient de jouer un rôle de sentinelle et de veille, ce qui n’est visiblement pas souhaité par les pouvoirs publics. Les discriminations, les inégalités sont des thèmes transversaux. Pour les éradiquer, il faut que tous se mobilisent, la Société civile en première ligne, pour amener les pouvoirs publics à y mettre fin, à favoriser, comme ils le proclament partout, la construction de l’unité nationale et de la cohésion sociale.

Notre Société civile peine à jouer pleinement son rôle et l’on a l’impression que le gouvernement n’a pas besoin d’elle. Pour preuves : après son élection, le président de la République reçut tous les acteurs, sauf ceux de la Société civile ; ou encore les tentatives de nouer le dialogue où l’on a entendu parler de tout, sauf de la Société civile ; qui fut de surcroît ignorée, je le rappelle, des assises de l’Éducation, alors qu’elle joue un rôle majeur dans l’éducation et la sensibilisation des familles et des enfants.

Autre signe de mépris, au lieu de mettre en place une loi protégeant les défenseurs des droits de l’Homme, le pouvoir a choisi de faire adopter une loi protégeant les symboles de l’État. Mais la Société civile reste une force de plaidoyer et peut donc jouer un rôle dans la mobilisation des investissements. Il faut lui conférer la place qu’elle mérite au lieu de l’ignorer.

– Quelle analyse avez-vous tirée du discours du président de la République à Ouadane ?

-Le discours de Ouadane est globalement bon. Les différents aspects développés sont pertinents. Je l’ai beaucoup apprécié… mais c’est un discours et il reste tel, tout comme d’ailleurs ceux qui l’ont précédé. J’ai toujours écouté les discours du Président depuis son investiture.

Ceci dit, je note qu’entre ce qui est dit et ce qui se passe sur le terrain, il y a un gros gap. Depuis que le président Ghazwani est élu, ses actes ne cadrent pas avec ses engagements et la vie quotidienne de tous les jours. Les espoirs suscités par son élection sont loin de se concrétiser.

Regardez ce qui s’est passé au niveau de la plateforme : ses membres cooptés selon les tribus et les régions. On constate aujourd’hui le retour en force de la tribu qui reste le critère de nomination. L’État fonctionne sur ces considérations, alors que le discours du président de la République reste révolutionnaire et démocratique. C’est un très regrettable hiatus.

Le président de la République doit harmoniser son discours avec ce qui se passe sur le terrain – ou inversement – il y a une grande différence entre ce qui est dit à Ouadane et notre réalité quotidienne, voilà ce qui me préoccupe, moi.

– Les acteurs politiques de la majorité et de l’opposition peinent à tenir des concertations sur les questions nationales. Que vous inspire cette situation? Qu’attendez-vous, au niveau de la Société civile, d’un dialogue politique national ?

-Ce que nous souhaitons, c’est que la Société civile soit prise pour ce qu’elle est, et non pas pour ce qu’on voudrait qu’elle soit. Nous nous élevons contre la manière dont elle est traitée. On coopte qui on veut, on zappe ceux qui ne jouent pas le jeu.

L’État a fait adopter une loi qui a été travaillée par la Société civile et le département de tutelle : il faut en appliquer les termes et ne pas continuer à perpétuer des pratiques surannées. Il faut procéder à l’état des lieux pour connaître qui fait quoi, qui répond aux critères d’opérationnalité.

On ne peut continuer à faire de toute la Mauritanie une société civile, en octroyant ou en gardant tout celui ou celle qui détient un récépissé, parce qu’il est proche d’un général, d’un ministre ou d’un président de parti de la majorité. On ne peut pas continuer avec de telles pratiques et c’est le devoir de l’État d’y veiller.

On ne peut agréer une institution pour la bloquer le lendemain. Deux années que nous attendons les promesses mirobolantes du président de la République et l’on ne voit toujours pas les changements attendus et promis.

Je pense que la société civile –fortement divisée, il faut le reconnaître, par certains acteurs politiques qui en usent comme un fond de commerce – doit se mobiliser pour s’imposer par son sérieux et son travail, son indépendance vis-à-vis des chapelles politiques et ses capacités d’appuyer les efforts des pouvoirs publics. Pas à cause d’accointances avec des acteurs politiques, chefs de tribu, généraux ou autres…

Quant au dialogue et à nos attentes, je dirais qu’on ne peut pas régler, via de simples concertations entre acteurs politiques, les gros problèmes de la Mauritanie qui ont pour noms marginalisation, inégalités, passif humanitaire, gabegie, nominations basées sur des critères subjectifs, etc.

Et permettez-moi d’ajouter ici que, tant qu’on n’est pas fermement décidé à régler ces questions, en particulier celle du passif humanitaire, l’unité nationale continuera toujours à en pâtir. J’interpelle le président de la République en lui demandant de faire preuve de courage pour régler définitivement cette douloureuse question à travers la justice transactionnelle.

Ce faisant, il aura rendu justice à ces femmes et enfants qui ont perdu des êtres chers et qui courent depuis des décennies derrière l’État pour trouver des solutions. Ce faisant, il rendra un grand service à la Mauritanie. Je pense qu’il peut le faire et qu’il le fera : c’est son devoir.

– Le président Ghazwani a réitéré sa ferme volonté de lutter contre la gabegie. Votre réaction ?

– La gabegie continue et prend de l’ampleur. Le même système, avec les mêmes hommes et les mêmes clients, ne peut pas lutter contre elle. On ne scie pas une branche sur laquelle on est assis, couper une mamelle qui nourrit.

Un simple exemple. Vous vous rappelez certainement des distributions au début de la pandémie COVID ? On sollicita l’armée, certains hommes d’affaires, certaines personnalités politiques, certaines ONG qui savaient fort bien ce qu’ils avaient à faire : s’enrichir au détriment des potentiels bénéficiaires. Les premiers s’engraissent et les seconds crèvent. Ça a toujours été comme ça et cela va continuer, seulement à des rythmes différents… peut-être.

Chez nous, on a tendance à réduire la lutte contre la gabegie à son simple aspect économique, alors qu’elle a des volets politiques et sociaux. Nommer les fils de tribus, de marabouts et de généraux, priver les enfants de l’éducation et de la santé, perpétuer les inégalités, la discrimination et l’impunité, constituent la plus abominable des gabegies contre laquelle les gouvernants doivent sévir, ce qui est loin d’être le cas. Des gens nommés suivant ces considérations ne peuvent pas servir la Nation, mais ceux qui les ont portés à ces responsabilités.

Tout n’est certes pas certes pas mauvais : il y a quelques avancées au niveau de la justice, avec la médiation pénale qui va désengorger les tribunaux ; les projets emploi des jeunes, l’arrestation de certains gabegistes, la confiscation de biens détournés, l’augmentation de certains salaires, la prise en charge sanitaire de certaines familles, la distribution de cashs…

Mais tout cela reste gouttes d’eau dans l’océan, tellement les besoins sont énormes et très grands, les espoirs suscités, comme je l’ai dit tantôt, par le discours d’investiture au Stade Cheikh Boïdiya en Février 2019. Et permettez-moi, avant d’achever cet entretien, de signaler que nous continuons à réclamer la restitution des écoles publiques, vendues à des privés et transformées en marchés. S’y résolvant, le président de la République donnera plus de poids à son projet d’ « école républicaine ».

Propos recueillis par Dalay Lam

Source : Le Calame (Mauritanie)