Le syndicaliste: À mon retour au pays, je fus surpris par une promotion inattendue. En effet, je fus élu, en mon absence, à la tête de la section syndicale de la Société Mauritanienne de Presse et d’Edition (SMPI), la société mère du quotidien officiel Echaab. Mes amis, notamment feu Mohamed Ould Minni, feu Isselmou Ould Sidi Hamoud et Ahmed Bazeid Ould Elmami, m’avaient imposé au cours de l’assemblée générale. Deux courants de pensée, les nationalistes arabes et les progressistes (MND), se disputaient la représentation des travailleurs. Je me suis mis aussitôt à la tâche. J’allais mener la vie dure à notre directeur général, le brillant journaliste feu Mohamed Ould Babetta.
Dans les négociations je réussissais toujours à déjouer ses astuces visant à nous détourner des revendications des travailleurs. Il commença à chercher à se débarrasser de moi. Une fois, il se permit de m’envoyer une demande d’explication en me reprochant de m’avoir mal comporté à l’égard du directeur de la rédaction Elkhalil Ould Enahoui.
Le reproche ne reposait sur aucun fondement. Notre rédacteur en chef, le sympathique Elkori Ould Abdelmola, affirma qu’il n’était au courant de rien. 24 heures après, je lui envoyais une réponse dactylographiée de plusieurs pages. Simultanément, j’en avais distribué plusieurs copies aux travailleurs. Ma réponse était titrée comme suit : « J’ai été élevé dans un milieu où on répond à la gifle par un sourire ». Le passage figurait dans le développement de la réponse, dans laquelle je lui ai expliqué, d’abord que le caractère exceptionnellement poli d’Elkhalil imposait le respect à tous, même aux éléments les plus insolents de l’entreprise, à plus forte raison à quelqu’un comme moi, élevé dans un milieu pareil à celui d’Elkhalil.
« Défense accuse »: Ensuite, j’abordai les revendications des travailleurs. Je rappelais à Babetta ses promesses de trouver des solutions aux problèmes posés par notre syndicat, et je le pressais de diligenter toute action visant la satisfaction des revendications.
Après lecture de ma réponse, OuldBabetta sortit précipitamment de son bureau. Il entra dans les ateliers de l’imprimerie nationale, et trouva tout le monde regroupé, en train de lire une copie de ma réponse. Il interpella certains. Personne ne répondit. Il rebroussa chemin, s’engouffra dans sa voiture et disparut pendant deux jours.
La mort de Mao: Quelques jours après, les médias annoncèrent le décès du président chinois Mao Tsé Toung. Considérant l’importance de l’apport de la République Populaire de Chine à la Mauritanie, tous les membres de la rédaction des deux journaux, arabe et français, furent profondément affectés par la disparition du « Grand Timonier ». Tous, toutes sensibilités confondues, voulurent l’exprimer dans le numéro spécial du journal qui devait paraître le lendemain. Par contre, Ould Babetta tenait à banaliser l’événement. Dans ce numéro, il titra en arabe et en français : « Mao est mort ». Plusieurs personnalités du régime téléphonèrent pour protester contre ce titre. Elles jugèrent que le titre serait très mal apprécié par le personnel de l’ambassade de Chine en Mauritanie.
De passage à la Gralicoma, une grande société de distribution de la presse nationale et internationale, je constatais que les journaux français avaient consacré leur « une » à l’événement. Chacun se tracassait pour trouver le titre le plus expressif. Mon attention fut attirée par la une de France Soir : « Après Mao, l’histoire hésite : une ère d’incertitude s’ouvre dans les relations internationales ! ». Les trois éléments du titre, superposés à la une de France Soir, étaient mis en exergue grâce aux formes et aux caractères différents. J’ai acheté alors un exemplaire, avant de faire irruption dans le bureau de Babetta, étalant le journal devant ses yeux.
À peine avait-il fini de lire le titre, il tapa sa tête avec ses deux mains : « Ça ! C’est vraiment joli ! », lâcha-t-il. Rares sont les mauritaniens qui savent évaluer à sa juste valeur les belles tournures de la langue de Molière, surtout en matière d’écriture, mieux que Babetta. Ce jour-là, je suis sûr que je lui avais fait regretter son vulgaire titre.
La revanche: Une année après, les nationalistes arabes vont se venger de moi. Une fois alors que j’accompagnais une délégation officielle à Boutilimitt. Une équipe qui se distinguait par son dynamisme, est composée, entre autres, de Abdellahi Ould Boubakar, directeur de la culture, le poète Ahmedou Ould Abdelkader, travaillant en ce moment à la maison de la culture et du Professeur Robert, chercheur. Ils avaient pour mission de répertorier les manuscrits de la bibliothèque de Haroune Ould Cheikh Sidia, décédé quelques mois auparavant.
Avant leur retour, je fus terrassé par une crise de paludisme d’une extrême violence. Je descendais chez mon ami Abdellahi Fall dit Mbreya. Sa belle-mère Assietou, la mère de la famille Ehel Touré, et ses filles, Mariem et Toutou, veillèrent nuit et jour sur moi. Elles me prodiguèrent toutes les variétés de soins traditionnels. Je souffrais de terribles maux de tête et de dos, accompagnés d’une forte fièvre et d’une constipation chronique. Ma situation générale ne cessa alors de se détériorer. Quelqu’un leur conseilla de m’amener au dispensaire.
Le palu: À Boutilimitt, la première capitale de la Mauritanie, les gens prêtaient encore peu de crédit à la médecine moderne. Mon ami Abdellahi Fall m’accompagna. Le major, le vieux Sidi Mohamed Ould Weddih, me reçut aussitôt. Il soupçonnait un paludisme. Il s’empressa de m’injecter immédiatement une dose de Quinimax. Mes vomissements jaillirent simultanément avec la piqûre. Après trois piqûres en trois jours successifs, je commençais enfin à me rétablir.
Le 4e ou 5e jour, le beau-frère, Mohemd Mbarek, vint de Nouakchott pour s’enquérir de ma santé. Il m’accompagna au retour. Je me sentis soulagé de presque tous mes maux, sauf un: une sorte d’affaiblissement général, accompagné d’une légère fièvre, mais cependant permanente. Petit Hassène, désormais Docteur Hassène, me rendit visite. Il m’expliqua les raisons de la sévérité de mon palu. Il me rappela que, dans mon enfance, j’avais vécu dans une zone paludéenne. Ce qui me procurait une sorte d’immunité, ou plus exactement de résistance aux piqûres des moustiques. Il m’expliqua, que durant la dernière décennie j’avais évolué dans des régions non paludéennes. Cela avait affaibli mon auto-résistance.
Je revins à Rosso pour m’exposer de nouveau à l’agression des moustiques. En aucune manière, je ne pourrais échapper à une crise aigüe de paludisme. Docteur Hassène me conseilla de prendre quotidiennement un comprimé de nivaquine pendant une année sans interruption. Ce que je fis. Ce qui me donna aussi, apparemment, une sorte d’immunité permanente contre le paludisme, puisque depuis lors, je n’ai plus jamais connu, Dieu merci, une crise de paludisme.
Mais cette crise de paludisme va à nouveau me fragiliser. Je passais une année exsangue, une année durant laquelle j’étais fatigué et sans énergie. Mon niveau d’activité syndicale baissa énormément. Les nationalistes arabes, avec la complicité de la direction de la société, en profitèrent pour se débarrasser de moi. Aussi bizarre que cela puisse paraître, ils mirent à ma place un casse-pied, un vieux négro-africain, qu’ils accusaient auparavant d’être un citoyen malien.
Le conseil de la révolution: Pendant tout ce temps, la guerre se poursuit. L’armée nationale enregistrait revers sur revers, ce qui la confinait dans une position de plus en plus défensive, ce qui était intenable. Les gradés, responsables de secteurs militaires, étaient, pour la plupart, préoccupés par leur gestion personnelle de leur part du budget militaire. Face à une telle situation, des jeunes officiers, appuyés par des cadres civils, commencèrent à réfléchir. La seule issue qui s’offre devant eux, n’est autre qu’un coup de force visant à balayer le régime du président Mokhtar et à prendre en main les rênes du pouvoir.
Plus tard, ils manifesteront d’autres mobiles, dont le caractère régionaliste est à peine voilé. Clandestinement, ils se mirent à s’organiser autour de feu Jiddou Ould Salek, un officier de l’armée qui n’avait jamais caché ses ambitions putschistes. Feu Jiddou, feu Sid Ahmed Ould Bneijara, feu Ahmed Ould Wavi et d’autres éléments, civils et militaires, étaient d’obédience baathiste notoire. Ils formèrent un comité baptisé très tôt : Conseil de la Révolution. Plus tard, face à la nécessité de déployer plus d’efficacité, ils s’adjoignirent de vieux vétérans, des civils comme feu Cheikhna Ould Mohamed Laghdaf et des militaires comme feu le colonel Moustafa Ould Mouhemd Salek, le chef d’État-Major de l’armée. Devant l’influence grandissante des nouveaux membres, conservateurs pour la plupart, mais occupant souvent des postes stratégiques, l’idée de Conseil de la Révolution fut vite abandonnée.
L’objectif fixé, et qui avait fait l’unanimité, était le retrait rapide de la Mauritanie de la guerre du Sahara.
Le passage à l’acte: De méchantes langues commentaient que l’armée cherchait à se sauver d’un conflit qui risquerait à la longue de l’exterminer. Les deux objectifs, non seulement n’étaient point contradictoires, mais ils sont aussi, à la fois, légitimes et complémentaires.
Cette période était dominée par un doute persistant, car aucun mauritanien ne croyait plus, intérieurement, à la moindre possibilité de sauver notre pays de la disparition de la carte du monde.
Tout indiquait que l’horizon ne cessait de s’obscurcir devant le président Mokhtar Ould Daddah. Les gens remarquèrent que durant ses voyages à l’extérieur, contrairement à l’habitude, où il se faisait accompagner par un médecin généraliste, ses derniers voyages il était toujours secondé par le médecin psychiatre Dia Elhousseinou. Les gens soupçonnaient qu’il souffrait déjà de troubles du sommeil. Le dimanche 9 juillet 1978, à la veille du putsch, le ministre d’État, chargé de l’orientation politique, Abdellahi Ould Boya, tenait un meeting à la permanence du PPM dans les locaux actuels de l’Assemblée nationale.
La rumeur de l’éventualité d’un putsch circulait déjà dans les rues de la capitale. Au niveau de la direction du mouvement, nous étions tenus informés de l’évolution du projet de putsch, bien que du point de vue du principe, nous refusions d’y prendre part. Nous étions déjà au courant que le coup de force était programmé pour la nuit suivante. C’est-à-dire la nuit du 10 juillet 1978. Moussa Fall, à travers ses amis Mahjoub Ould Boya et Ahmed Ould Wavi, nous informait régulièrement de l’évolution des tractations. Ce soir-là je n’ai pas dormi chez moi.
J’ai informé, à mon tour, mon ami Dah Ould Sid Elemine, avec qui, j’ai passé la nuit dans une chambre clandestine au 5e, le quartier de Sebkha aujourd’hui. Tard dans la nuit, on nous informa que la direction du putsch avait décidé de le reporter. On apprendra après qu’elle avait renoncé au report, sous la pression de Jiddou Ould Salek qui, à la tête d’une armada, composée de plusieurs unités militaires, revenait d’Awousrid (Sahara Occidental), prétendant poursuivre des éléments du Polisario qui pourraient s’attaquer à Nouakchott. Jiddou menaçait d’écraser la capitale si l’idée du report n’était pas rejetée.
« The dayafter »: Le lendemain, je regagnais la maison, aux environs de 10 heures après l’annonce officielle du succès du fameux coup d’État du 10 juillet 1978. La petite Chiva, la jeune sœur de Madame, cinq ans à peine me dira : « Toi, hier, tu n’as pas passé la nuit ici». Elbou, dit Bébé, mon premier enfant verra le jour un peu plus de 3 mois après, le 21 octobre 1978. Je craignais pour leur sécurité lui et sa mère lors de la nuit du putsch.
Comme presque toutes les personnes âgées de l’époque, la belle-mère Dy, apprenant la nouvelle du putsch, s’écria : « Ce n’est pas possible ! La Mauritanie ne peut pas exister sans la présidence de Mokhtar Ould Daddah! ». Feu Mohamed Ould Bagga était d’un avis contraire. Au moment où les supputations autour des raisons du coup d’État battaient leur plein, le célèbre poète Ould Bagga trancha toute polémique sur la question. Pour le poète, il n’y avait pas eu putsch. « Putsch contre qui ? » s’interrogea-t-il. Et de poursuivre : « Le régime de Ould Daddah evragh (fini)». La lucidité du poète est dans cette dernière remarque : « La réalité est que, usé par la guerre, le pouvoir s’est consumé progressivement. Tout ce que les militaires ont fait est d’occuper en douce une place d’un régime qui a cessé d’exister depuis ».
Le lendemain, les rues de Nouakchott furent submergées de manifestants, les soutiens des putschistes. Aucune sensibilité politique ne s’était absentée. On remarquait, parmi les participants, de nombreux ténors de l’ancien régime. Un ami, un proche, (en ce moment d’Ould Abeidrrahmane), m’interpella ainsi, devant la plus importante manifestation de soutien au coup d’État : « Si tu pouvais faire comprendre à tes amis-là que nous sommes venus uniquement pour les épauler ! ».
Une nouvelle ère d’espoir, mais surtout d’incertitude s’ouvrit dans le pays : « l’ère des colonels ». Cela sera une autre histoire.
NB- « l’ère des colonels »: le 3e tome de « la guerre d’Algérie » écrit par Yves Courrière.
Les 4 tomes: Les fils de la Toussaint, Le temps des léopards, L’ère des colonels et Les feux du désespoir, quelques 4000 pages, sous forme de procès-verbal d’une révolution de À à Z.
En quelque sorte l’histoire de notre pays à une différence près!
Pour l’occasion je présente mes vives félicitations au grand frère Moussa Fall pour m’avoir fait lire cette prestigieuse œuvre et bien d’autres précieux écrits de l’époque.
(Nous commencerons à partir de la prochaine édition la publication d’une nouvelle chronique du même auteur sous le titre Dans l’ombre du pouvoir)