Le nouveau climat politique aura un impact direct sur les relations humaines. On changeait de conception du monde ; on changeait de mode de vie. On changea même d’amis et d’entourage, y compris parfois de famille. Désormais les compagnons de lutte formeront le nouveau cercle d’amis. Citons-en, des amis enseignants : feu Sall Abdoulaye, feu Fall Alioune, feu Bâ Abdoulaye dit Batch et feu Aziz Wane. Tandia Cheikh Sidiya le seul survivant parmi les enseignants (que Dieu lui accorde une plus longue vie). Des élèves comme Sidenna, Billil, Petit Zeine, Ahmed Salem Ould Elbeyidh, feu Nourou Ould Lab, Lemrabott Ould Bouh, feu Ahmedou Ould Abderrezzagh. En raison de son teint très clair, ce dernier était surnommé par certains « Pomme de Terre ». Puis, dans une deuxième étape, d’autres élèves s’ajouteront : Moulaye Ely, Taleb Khyar, Diop Medoune, pour ne citer que ceux-ci.
Ces éléments constitueront le principal noyau d’action, dirigeant et centralisant les activités politiques à Rosso et au Trarza de manière générale. Les grandes vacances des années 1970-71 seront mises à profit. Avec l’aide de Moulaye El Ghali Ould Moulaye Ely nous ferons une percée vertigineuse au niveau de Rosso. Natif de la ville de Rosso, Moulaye constituait le moteur central d’un labyrinthe de réseaux de clubs et d’associations de jeunes. Il vivait avec sa maman Habousse, désormais notre maman à tous. Bien que renvoyés pour la plupart, la mère Habousse nous traitait toujours comme des élèves. Elle nous aimait parce que nous étions les amis de Moulaye. Moulaye par rapport à elle, et comme moi, par rapport à la grand-mère Kaaina. Chacun de nous constituait l’âme de sa maman. On comparait Habousse à « La mère », comme dans la récit de l’écrivain russe Maxime Gorki et Moulaye à son fils Paul.
La révolution culturelle
La nature a horreur du vide, dit-on. Les jeunes de l’époque n’échappaient point à la règle. Les jeunes en général, les adolescents en particulier, ne supportaient pas l’oisiveté. À Rosso, en dehors du temps consacré aux études, ils se tracassaient pour combler les heures creuses. Ils mirent donc sur pied un grand nombre de clubs et d’associations diverses. Le sport, la danse et la musique étaient leurs principales occupations. Certains n’arrivaient pas à résister à la tentation de s’adonner à des activités illicites comme l’usage de la drogue et de l’alcool.
À l’aide de notre ami Moulaye, nous parviendrons, au cours d’une vigoureuse campagne, à changer de fond en comble l’orientation des réseaux de clubs et d’associations des jeunes de Rosso. Tous prenaient Moulaye pour modèle. En matière de mode vestimentaire et de train de vie quotidien, chacun d’eux cherchait à lui ressembler. Au début, dans notre démarche, on s’abstint de critiquer leurs activités habituelles. On leur demanda seulement de nous consacrer un moment pour discuter avec eux. Ils comprenaient progressivement que ce que nous leur recommandions était en contradiction flagrante avec leurs occupations. Moulaye était passé par le même processus de transformation. Il habitait seul avec sa mère, juste en face du cinéma Trarza.
Les murs des deux pièces de leur modeste logement étaient couverts d’affiches et de photos mondaines. Il s’en débarrassait au fur et à mesure de notre fréquentation. Une fois, j’entrais avec des amis dans la chambre d’un club situé à l’étage de la maison des Sakho. Les Sakho, une famille dont les jeunes sympathisaient avec nous. Habituellement on entendait la musique à l’entrée de la chambre. Ils l’arrêtaient souvent à notre arrivée.
Un jour, nous fîmes irruption dans un silence complet. Cette fois-ci, les guitares étaient adossées aux murs. Les jeunes somnolaient. Ils étaient crispés et tristes. Après les salutations, Medoune les interpella : « Mais qu’est-ce qui se passe, pourquoi il n’y a pas de musique ?! ». L’un d’eux le regarda, le visage blême. Il répondit : « Moulaye nous a interdit ça ! » « Non ! », cria Medoune, « Reprenez votre musique ! » Une fois on apprit que des commerçants avaient réussi à obtenir des autorités de Rosso l’attribution d’un espace situé entre le quartier Ndiourbel et le camp de la garde.
La piste du camion de transport des élèves du Lycée passait par là. Les autorités décidèrent de déplacer de nombreuses familles pauvres habitant le lieu. On les somma de le libérer avant le lendemain matin. Le matin de bonne heure des centaines d’élèves envahissent la place. On organisa un meeting de solidarité avec les habitants du quartier. Plusieurs orateurs se succédèrent, dont de nombreux habitants. Des chants et des danses complètent l’animation. Feu Sidi Mohamed Ould Babana, un élève, faisant fi de son origine aristocratique, dirigeait l’orchestre improvisé pour l’occasion. « dhe chaab ekhlat…kadih miskine…yourahal baat beyn elainine », un morceau d’une chanson exprimant la pitié et la compassion d’un pauvre peuple, aux origines ethniques diverses, mais complémentaires, qu’on déloge arbitrairement et en plein jour.
La chanson était titrée « middou leydine lelkadihine : Soutenons les Kadihines ». Le meeting fut suivi d’une marche qui sillonna les principales rues de la ville. Une délégation composée d’élèves et d’habitants fut reçue aussitôt par les autorités. Un accord fut conclu entre les deux parties. Il stipulait que les habitants acceptaient de se retirer de la place litigieuse pour une période déterminée, le temps de procéder au lotissement du lieu. Les choses se déroulèrent comme prévu. L’événement fut relaté dans « Libération », une publication éditée par des étudiants mauritaniens en France.
Au fur et à mesure qu’on se politisait, nous nous rapprochions des populations et de leurs préoccupations. En 1970, avec le début des effets négatifs de la sécheresse, des foyers de choléra furent déclarés sur les frontières avec le Mali. Un vent de panique submergea le pays et même la sous-région. On entendit parler pour la première fois de choléra. Pour la sensibilisation des populations sur les dangers de cette maladie, nous devançâmes les autorités. Nous initiâmes une vaste campagne d’information et de sensibilisation au niveau des élèves du Lycée, puis au niveau des habitants de la ville. Comme, à l’aide de mon poste radio j’étais assez informé sur la maladie et son évolution, on me confia la tâche de répercuter l’information dans les meetings. Certains ironisèrent et m’appelaient parfois « Docteur ». Depuis lors, j’acquis jusqu’à présent cette tradition de toujours me laver les mains avant et après le repas. S’il n’y a pas de savon, je préfère m’abstenir de manger. Ainsi j’étais donc préparé d’avance pour l’application des récentes recommandations en matière d’hygiène suite à la pandémie du coronavirus ou Cocid-19.
Le dialogue
L’année 1971 l’agitation continua et s’amplifia. Au début du 3e trimestre un nouveau ministre de l’éducation fut nommé. Il s’agissait de l’ancien inspecteur d’enseignement, Bà Mamadou Alassane, « le grand Bâ » de Rosso. Il prônait l’ouverture, une nouvelle option qu’il avait baptisée « dialogue ». Il sera à son tour baptisé du même nom, «Dialogue » ou « Elhiwar » en arabe.
Il inaugura sa nouvelle politique par une tournée dans tous les établissements secondaires du pays. Il réserva sa dernière étape au Lycée de Rosso, jugé comme étant l’établissement le plus difficile.
À notre tour et à notre façon, on se mit à préparer son arrivée. On posa une condition avant d’entamer tout dialogue : le retour sur le champ des élèves renvoyés. Le ministre était déjà en place. Nulle part on ne lui posa cette condition, bien qu’elle figure à la tête des revendications défendues par les élèves des établissements déjà visités. Par pure coïncidence, le président Mokhtar Ould Daddah se trouvait ce jour-là à Rosso. Le ministre le contacta. Il lui donna un avis favorable à notre condition. Les élèves renvoyés pour fait de grève étaient autorisés à regagner leurs établissements respectifs immédiatement. J’étais l’unique élève renvoyé présent à Rosso. Je regagnai aussitôt mon établissement et ma classe.
Du côté de l’administration, un dortoir fut nettoyé et vidé de sa literie. Une tribune fut organisée à son entrée. Tous les élèves y prirent place. Peu de temps après, le ministre, accompagné par une importante délégation, fit son entrée. On se leva en signe de politesse. Il fit un discours fleuve. Il parla les deux langues, arabe et français, avec aisance. Il nous promit tout, paradis y compris. On passa la parole aux élèves. J’étais présent. Ils s’en prirent à la politique de l’État, notamment en matière d’enseignement. « Un enseignement néocolonial qui ignore complètement nos langues et nos cultures nationales », indiquèrent certains. « Monsieur le ministre, votre gouvernement sert uniquement de couverture pour le pillage de nos richesses », renchérirent d’autres.
Reprenant la parole, le ministre, qui n’arrivait pas à contenir sa colère, s’en prit d’abord à certains intervenants qui sous-estimaient, selon lui le rôle d’un ministre. « Est ce que vous savez vraiment ce que fait un ministre ? », s’interrogea-t-il. « Oui ! Oui ! », Répondirent plusieurs voix. « C’est quoi donc selon vous ? », martela-il. « Monsieur, c’est signer, signer, signer ! », répliquèrent en un bruyant chœur de nombreuses voix. Le ministre explosa de colère. Mais, il finira par se ressaisir avant de finir par clôturer, dans un climat surchauffé, sa séance de dialogue manqué avec les élèves du Lycée de Rosso. Ma conscience ne cesse de m’interpeller sur ma part de responsabilité dans l’organisation d’un accueil aussi embarrassant pour le ministre Bâ Mamadou Alassane, l’ancien inspecteur qui s’était solidarisé avec moi à l’école primaire contre l’arbitraire de son homonyme, Petit Bâ.
À quelques semaines des examens de fin d’année, je rejoins ma propre classe. Mes amis étaient maintenant en 3e alors que je les avais abandonnés en 4e. Depuis le début de l’année scolaire j’étudiais à mon niveau le programme de 3e dans la perspective de participer librement à l’examen du BEPC en juin 1971. C’est pourquoi je décidai de reprendre avec mes collègues de l’année d’avant. Juste après ma reprise, les cours furent suspendus. J’assistais à l’examen de passage. J’organisai aussitôt un groupe d’études parmi les élèves de ma classe. Parmi ces derniers, le jeune Elmoctar Ould Owva de Mederdra. Il était très attaché à moi. Comme Ismail Ould Ahmedoua, il fut tenté d’abandonner l’école après mon renvoi.
Est-ce qu’il n’envisageait pas de se libérer de l’école et des incertitudes d’avenir consécutives à la grande fréquence des grèves scolaires, pour s’adonner à la tradition ancestrale de ses parents : la médecine traditionnelle ?
Au moment où j’organisais le groupe d’études, il se préparait à rentrer chez lui à Mederdra. J’eus beaucoup de peine à le dissuader d’exécuter cette décision que je jugeais néfaste pour son avenir. Il ne croyait pas qu’on puisse réussir nos examens après une année scolaire aussi agitée; Il céda enfin de compte à ma pression.
On se réserva une salle de classe. Les deux tiers du temps étaient consacrés à la révision. Des moments de divertissement et de discussions politiques occupent le reste de notre emploi de temps. Un jeune chanteur populaire du nom sympathique de Jaja nous animait avec des moments de chants et danses. Il chantait pour nous les dernières chansons révolutionnaires composées et chantées par des Kadihines, le nom que vont s’attribuer les militants du nouveau mouvement MND (Mouvement National Démocratique). Les éléments de notre groupe d’études seront tous admis à leurs examens de fin d’année: le BEPC et l’examen de passage en seconde. Je serai orienté en seconde C. les mathématiques avaient occupé une bonne partie de mon temps de préparation pour les examens.
Après, je décidais de prendre une pause chez moi…
… Avant le début de l’année scolaire 1971-1972, les autorités décidèrent de transférer au Lycée de garçons de Nouakchott tout le second cycle des établissements du pays. Le Lycée de garçons prendra le nom de Lycée National. Un moyen, peut-être, de chercher à contrôler les élèves les plus âgés et de soumettre les plus petits restés dans les collèges. Une école primaire, l’école Khayar pour les uns, baptisée désormais le collège Soumeyda pour nos camarades, abritera provisoirement le premier cycle du Lycée de garçons. La mesure visait surtout à casser la résistance du lycée de Rosso.
À l’ouverture, je me suis absenté un mois de Rosso pour préparer l’avant-garde destinée à prendre la relève au Lycée de Rosso, devenu un collège avec le transfert de son second cycle. Feu Sidia Ould Cheikh et Brahim Ould Ebeti, tous les deux de Boutilimitt, feront partie de la nouvelle direction locale. Bien que parents proches du président Mokhtar Ould Daddah, comme bon nombre des militants de l’époque, ils se démarquaient de tout esprit tribaliste ou régionaliste. Il faut reconnaître quatre décennies après, que leur attitude nous semble aujourd’hui incompréhensible.
(A suivre)
lecalame.info