En 1973, alors que le pays venait de battre sa propre monnaie, je rentrai un soir d’une excursion hors de la ville de Nouakchott avec un groupe d’amis lorsqu’une patrouille de la Garde nationale, dirigée par feu Soueidatt Ould Weddad, paix à son âme, nous intercepta. Embarqués de force dans leurs véhicules, nous sommes conduits à la caserne la plus proche.
A peine arrivés au seuil de l’entrée principale, quelqu’un s’écria : « Allez ! Au comite d’accueil !” et Quel accueil?! Un déluge de coups de poing, de matraques, et de gourdins s’abat sur tout nouveau venant.
Alors que nous nous préparions à passer devant le comité d’accueil, la voix de l’illustre chef se fit entendre : Stop ! Arrêtez et conduisez ces jeunes à la police ! Notre rôle se limite à les arrêter et les remettre à qui de droit!”. Ainsi, nous fûmes sauvés et soulagés de ne point goûter au supplice du comité d’accueil.
Au commissariat de police, en face du bâtiment de la Radio Nationale, de l’autre côté de l’Avenue Jamal Abdel Nasser, nous sommes parqués à même le sol dans des cachots étroits, puants, avec des portes en acier et sans fenêtres.
Ces cages nauséabondes reçoivent toutes sortes de délinquants, malfaiteurs, criminels, et autres toxicomanes, Notre nuit à la police fut longue, difficile, insupportable, et plus grave encore, présageait d’un lendemain pénible.Toute la nuit durant, nous restions hantés par la peur de demain ?
Tôt le matin, j’entendis la voix affectueuse de ma mère á l’entrée du commissariat interpelant les policiers de garde, les suppliant de l’autoriser à me rendre visite. Refusant son entrée, je les entendis dire pendant qu’ils la forçaient à sortir : “cette vieille femme a toujours prétendu être la mère de tous les kadihines.
Chaque fois qu’un kadeh est arrêté, natif du Hodh Echarghi, du Nord, de Tiris ou de l’Adrar, elle se présente et dit apporter de la nourriture et des vêtements propres à ses “enfants » ; et Dieu sait qu’ils sont nombreux !”.
Prenant la parole, leur chef ajoute d’un ton sûr : « elle récite la totalité du Saint Coran » ! Quand elle arrive au commissariat, c’est toujours le même rituel. Après les salamalecs d’usage, elle dit : « ils dirent par Allah ! Tu ne cesseras pas d’évoquer Youssef, jusqu’à ce que tu « t’épuises ou que tu sois parmi les morts ».
L’ancien commissaire, feu Ouah Ould Louleid, paix à son âme, lui répond :
« Et n’aie pas peur et ne t’attriste pas : Nous te le rendrons et ferons de lui un Messager ». Dans cet échange, l’allusion est faite au récit de Youssef, Salut sur Lui, et son incarcération injuste. Allusion à laquelle le commissaire répond par un autre verset relatant la révélation faite à Oum Moussa :
“Et n’aie pas peur, ni ne t’attriste pas » ..jusqu’à la fin du verset.
Un autre policier ajoute que ma mère était bien connue des services de sécurité pour contestation et protestation contre l’arrestation d’un groupe de femmes suite à une manifestation non autorisée demandant la libération de militantes détenues. Parmi celles-ci se trouvaient Mariem Mint Lehoueij, et la regrettée disparue Salka Mint Sneid paix sur son âme et ma sœur Fatimetou Mint Abidine.
Ma mère s’est présentée devant la police portant dans ses bras un bébé injustement empêché de téter. Elle resta debout, ferme et engagée, implorant Allah et répétant à ses tortionnaires : » la mère n’a pas à subir de dommage à cause de son enfant, ni le père, à cause de son enfant ».
Je suis resté toute la journée dans ma cellule et dans le courant de l’après-midi, j’entendis au bureau du commissaire non loin de ma cellule, la voix du défunt Imam Bouddah Ould Bousseiri, paix à son âme, marteler comme à son habitude : Libérez Ould Abidine, s’il a tué une âme.
S’il est innocent, vous êtes davantage obligés de le libérer car gare à vous ! « L’injustice est obscurité le jour de la résurrection ». Il sera votre adversaire et il vaincra, « le jour où ni les biens, ni les enfants ne seront d’aucune utilité, sauf celui qui vient à Allah avec un cœur sain ». Vous serez tous entre les mains du Tout-Puissant, sans intermédiaire, ni médiation, ni autorité de président ou de ministre.
Quand l’imam eut terminé son brillant réquisitoire, le commissaire lui répondit : « Nous le libérerons et le retournerons dans sa famille aujourd’hui même ».Ce qui fut fait, après le départ de l’imam.
Le lendemain, je me rends chez l’imam, qu’Allah le bénisse, dans sa mosquée au Ksar, lui exprimer mes sentiments de remerciement et de profonde gratitude pour son soutien et ma liberté retrouvée. Arrivé sur les lieux, j’entre dans la salle des cours où lui était assis sur son « Iliwich », occupé à enseigner ses élèves et ses disciples.
Ici, il explique un verset du Saint Coran, là c’est un Hadith du Saint Prophète (Paix et Salut sur Lui), plus loin, c’est un poème, etc…Le va et vient incessant des étudiants était impressionnant.
À la fin des cours, il se tourna vers moi pour s’enquérir des nouvelles de mes parents, nommément, un à un, du plus âgé au plus jeune ; avant de dire : Qu’en est-il de vos amis kadihines ? Que veulent-ils ? Je répondis poliment, sans lever la tête par respect à mon auguste interlocuteur : « Nous voulons une vie sans oppresseurs, ni opprimés ! Notre opposition au pouvoir est éminemment politique. Elle porte sur la gestion du pays et la domination néo-coloniale.
Nous voulons que les citoyens soient libérés de l’ignorance, de l’inégalité et de l’injustice. Nous revendiquons la liberté et l’égalité pour tous. Nous nous dressons contre le joug de l’esclavage. Tous les hommes naissent libres et égaux. Voilà ce que nous voulons ! Tout le reste n’est qu’un fatras de propagande colporté par le pouvoir pour dénaturer notre cause, nous isoler, et nous éliminer politiquement.
À la fin de mon propos, l’Imam, m’ayant écouté calmement, marque un instant de réflexion et dit : « dans ce cas, mon fils, je fais partie des kadihines. Je ne saurai le déclarer plus haut par crainte de représailles contre les intérêts des étudiants de la « Mahadhra », ou portant atteinte au respect et à la dignité des « Oulémas » dans ce pays.
L’Histoire retiendra que feu l’Imam Bouddah O. Bousseiri, paix à son âme, est resté toute sa vie un HOMME PIEUX, DIGNE, DROIT, et JUSTE ! Il a toujours su garder ses distances par rapport au pouvoir, se démarquant de lui, pour préserver son indépendance et sa liberté.
Chaque fois que je me suis remémoré les positions du Grand Imam disparu, je me suis dit : « s’il me revenait d’en décider, j’aurai donné son nom aux plus grandes mosquées et « mahadhra », et je l’aurai gravé sur les plus grandes avenues et places publiques de notre pays. Qu’Allah l’accueille en Son Saint Paradis ! Amen.
Dans un prochain récit, je vous raconterai comment les membres des tâches spéciales, dans le cadre d’une opération complexe et audacieuse, ont réussi à faire évader l’un des leaders des kadihines, et assuré ses déplacements en toute sécurité de cachette en cachette, défiant les forces de l’ordre mobilisées à sa recherche.